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due de calicot blanc et rouge, au milieu de laquelle quelques couples grelottans faisaient la première contredanse, Mme Chapusot ne manquait pas de s'écrier: - Quelle décoration mesquine! C'était un autre coup d'œil jadis, quand on entrait dans les salons de M. le maire! Et lorsqu'elle était installée à une des places d'honneur sur le canapé rembourré de foin qui faisait face à la porte, lorsqu'elle avait aligné ses filles sur la banquette de devant, elle continuait sur le même sujet avec une verve inépuisable. Quoiqu'elle fut loin de soupçonner la vérité, elle devinait, par une sorte d'intuition, que Camille était pour quelque chose dans la funeste révolution qui, du jour au lendemain, avait fait de l'hôtel Fauberton un séjour comparable à un couvent de chartreux. Elle se remémorait le dernier bal et ses suites en faisant de grands soupirs. Ce jour-là, les Signoret eurent tous les honneurs, disait-elle avec amertume; mais le lendemain ils étaient retombés dans le néant. Depuis lors on ne les rencontre guère. On dit que le jeune Fauberton est toujours amoureux de la fille aînée. Assurément ce tendre sentiment ne fait pas le bonheur de la jeune personne; elle est fort amaigrie depuis l'an dernier. On voit bien qu'elle se consume. C'est la faute des parens, qui, dès le principe, auraient dû rompre cette inclination. Loin de là, ils mènent cette petite au bal, où elle danse toute la nuit avec Théodore, où la ville entière l'a vue avec un bouquet d'oranger à sa ceinture... Il était clair que ces imprudences porteraient leur fruit... Mais toutes les mères n'agissent pas comme Me Signoret rien de pareil assurément ne peut arriver à mes filles. Et Théodore Fauberton, quelle étrange vie il mène! On ne le voit plus dans la société. Dernièrement je l'ai rencontré à l'entrée du faubourg, observant de loin les gens qui arrivaient sur la promenade. Il est toujours bien de sa personne et habillé avec goût, mais je trouve que sa physionomie est triste et comme effarée. On voit qu'il y a en lui quelque chose qui le mine... Pourtant sa position n'est pas de celles qui font pitié : il sera riche tôt ou tard, car l'oncle César n'emportera pas ses biens dans l'autre monde.

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Après cette conclusion, elle respirait un moment, puis elle ajoutait: - La dernière fois que j'ai vu Cascarel, il m'a dit : « Monsieur se porte bien; il boit sec à ses repas et ne laisse rien sur son assiette. Vers l'entrée de l'hiver, il avait eu un peu de malaise: il traînait les pieds en marchant; mais ses jambes sont redevenues solides. A présent, il fait encore craquer le talon de ses pantoufles en se promenant autour de sa chambre. »

- Il ferait bien mieux de rouvrir ses salons que de tourner ainsi dans sa cage comme une bête fauve! s'écriaient les interlocuteurs; c'est alors qu'on parlerait de lui...

- Il pourrait peut-être ajouter encore une page à l'histoire de

ses victoires et conquêtes! s'écriait M. Chapusot d'un ton railleur. Il y avait un peu plus de cinq ans que l'oncle César s'était retiré du monde lorsque Me Hermance, dont la santé déclinait depuis longtemps, fut subitement en danger de mort. La pauvre femme ne se croyait pas aussi près du terme fatal, et ceux qui l'entouraient partageaient son illusion; comme on n'avait pas d'inquiétude, rien n'était changé dans les habitudes de son fils, et il sortait tous les jours à l'heure de la promenade.

Une après-midi, Marcelle était seule auprès de la malade; celleci sommeillait, mais de temps en temps elle ouvrait les yeux et regardait autour d'elle comme quelqu'un qui s'éveille au milieu d'un rêve. Tout à coup elle s'agita et tourna la tête vers la jeune fille. Écoute, lui dit-elle en l'appelant près de son lit, écoute, mon enfant; si je venais à mourir, ne quitte pas la maison, prends soin de Théodore... Hélas! en l'amenant ici, en acceptant pour lui l'hé– ritage de son oncle, je lui ai fait une existence bien misérable... Il aurait travaillé, il aurait été plus heureux, si nous étions restés où nous avait laissés son père! Quand je ne serai plus là, prends ma place, et s'il voulait se marier avant la mort de cet homme, qui nous fait tant souffrir, empêche-le en mon nom,... entends-tu, Marcelle, empêche-le de faire une sottise!...

Ah! madame, quelles idées vous viennent aujourd'hui! s'écria la pauvre fille tout en pleurs; vous n'êtes pas plus malade...

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Au contraire, je me sens mieux depuis ce matin, répondit-elle en tournant la tête vers la muraille; tire le rideau, je vais dormir un peu.

Marcelle obéit et se mit à ranger sans bruit l'appartement. De temps en temps elle allait entr'ouvrir le rideau, et, voyant que Mme Hermance était tranquille, elle retournait moins inquiète à son travail. Une heure plus tard, Cascarel entra il venait demander du linge pour son maître.

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Courez à l'armoire, ma petite Marcelle, dit-il à voix basse; je reste là, dans le cas où Mme Hermance aurait besoin de quelque chose... Quand Marcelle fut sortie, il s'approcha du lit, et, surpris de ne pas entendre le moindre souffle, il écarta le rideau Mme Hermance était morte.

Quand Marcelle revint deux minutes après, elle trouva Cascarel qui pleurait en face de ce corps sans vie, ne sachant si le dernier souffle s'était exhalé, et n'osant s'en assurer. La jeune fille se précipita vers le lit, prit les mains inertes qui s'étendaient sur la couverture, et se rejeta aussitôt en arrière en s'écriant avec un accent indicible de douleur, d'épouvante et de pitié : Oh! son pauvre fils!......

Un quart d'heure après, Théodore rentra; Marcelle vint au-devant de lui et l'empêcha de monter d'un geste si prompt, avec un visage

si navré, qu'il comprit son malheur, et qu'avant qu'elle eût parlé, il éclata en sanglots. C'était une de ces natures vives et tendres que la douleur brise du premier choc; dans son désespoir, il s'accusait de n'avoir pas été assez affectueux, assez soumis envers celle qui n'était plus. L'amour de la famille se ravivait dans son cœur : il se rappelait ce que César Fauberton avait été pour lui, et, jugeant d'après son propre cœur ce cœur aride, insensible, égoïste jusqu'à la cruauté, il disait à Cascarel : Je veux voir mon oncle; quand il saura la perte irréparable que nous avons faite, son âme s'attendrira, il ne voudra pas me laisser ainsi seul au monde.

Ne songez pas à cela! répondait Cascarel en soupirant; voilà cinq ans passés qu'il m'a déclaré sa résolution de ne plus voir personne, et qu'il m'a expressément défendu de lui dire un seul mot de ce qui se passe autour de lui. Depuis ce moment, il ne s'est pas démenti; il n'a pas ouvert une seule fois la bouche pour me demander comment on allait dans la maison, ce qu'on faisait dans le voisinage. Croyez-moi, laissez-le tranquille dans son coin, puisque c'est sa volonté.

Toute la société d'O... vint témoigner à Théodore la part qu'elle prenait à sa douleur. M. Signoret lui-même ne se dispensa pas de ce devoir. Mae Chapusot et la tante Dorothée arrivèrent ensemble: la première larmoyait en montant l'escalier; l'autre, profondément affligée, regardait autour d'elle, et se rappelait le jour où Mme Hermance lui avait parlé de son fils et de la belle Camille pour la première fois. Hélas! hélas! pensait-elle, la pauvre femme avait raison; il aurait fallu mettre les monts et les mers entre ces deux enfans. Quand les deux femmes furent sur le palier du premier étage, Mme Chapusot dit en poussant une porte: - Entrons par le grand salon.

Il faisait sombre dans cette pièce très vaste. Les rideaux, d'un rouge cramoisi, étaient baissés devant les fenêtres, dont on n'avait laissé qu'un volet entr'ouvert. Le rayon de jour qui pénétrait par là tombait sur une portière soigneusement tirée. Mme Chapusot alla droit de ce côté, et dit en s'arrêtant devant cet épais rideau, qui descendait en gros plis sur le parquet : C'est là derrière qu'est César Fauberton!

-

Elle avait parlé tout haut. Aussitôt une voix enrouée et furieuse répondit: Si quelqu'un osait entrer chez moi, j'ai des pistolets sous la main!

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-Ah! grand Dieu! il m'a entendue!... s'écria Mme Chapusot en s'enfuyant.

— Si le ciel était juste, ce n'est pas Mme Hermance qui serait au cimetière! dit la tante Dorothée avec amertume.

M Chardacier vint aussi apporter ses consolations à Théodore,

des consolations d'homme de loi, au courant des affaires de la maison. Vous avez perdu votre mère, c'est un très grand malheur, lui dit-il; mais vous ne pouviez raisonnablement espérer qu'elle vous survécût. Ce triste événement ne peut avoir aucune influence sur les dispositions de votre oncle, car il l'ignorera. Nous n'avons d'ailleurs rien à craindre relativement à de nouvelles dispositions testamentaires; Cascarel répond de tout son maître ne peut écrire seulement une ligne; c'est tout au plus s'il met lisiblement sa signature au bas des pièces que je lui envoie... Il est en train de doubler sa fortune par l'accumulation de ses revenus, et vous hériterez de tout cela un jour... S'il vous fallait un peu d'argent en attendant... Non, mon cher monsieur, je vous remercie, répondit Théodore; je ne ferai pas ce que ma pauvre mère n'a jamais voulu faire de son vivant.

Il y avait une rente viagère, et vous n'aurez qu'un très petit revenu, observa le notaire en insistant.

-N'importe, nous vivrons avec le peu que j'ai... N'est-ce pas, Marcelle? ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille, qui lui apportait son chapeau garni d'un large crêpe.

Oui, monsieur Théodore, lui répondit-elle pleine de courage; Vous ne manquerez de rien.

- Voilà une brave fille! s'écria Me Chardacier. Elle a placé chez moi son petit capital, près de deux mille francs que votre mère lui avait fait économiser sur ses gages. Avec cette dot, elle peut épouser un bon ouvrier.

Mais non, elle ne se mariera pas, répondit Théodore.

Eh! pourquoi donc? demanda Me Chardacier.

Parce qu'elle sort de la petite bourgeoisie, et qu'elle ne voudrait pas déroger. Il n'y a pas grande espérance qu'un parti plus relevé se présente, parce qu'elle n'est pas jolie; ainsi donc je crois qu'elle mourra fille, et je suppose qu'elle a la même idée que moi.

Lorsque la tante Dorothée annonça à sa filleule que Mme Hermance venait de mourir presque subitement, la pauvre fille se prit à pleurer et à sangloter. Sa première pensée fut que de longtemps peutêtre Théodore, absorbé dans sa douleur, ne chercherait à la voir; la seconde, qu'il était bien fàcheux que l'oncle César ne fût pas mort au lieu de la bonne vieille dame.

Le dimanche suivant, elle parut à la grand' messe habillée de noir. Cela fut très remarqué. Elle porte le deuil de Mme Hermance, disait-on de tous côtés. Oui, telle est probablement son intention, répondait Mme Chapusot; elle l'a exécutée à peu de frais. Je lui connais depuis trois ans ce chapeau de paille reteint; quant à la robe, elle date de loin : c'est celle que Mme Signoret avait remise à neuf pour le bal de l'oncle César.

VII.

Théodore fut longtemps sous le coup du malheur qui l'avait si soudainement frappé. La douleur qu'il éprouvait avait fait trève à ses autres sentimens, et pendant plusieurs mois son amour pour Camille dormit en quelque sorte au fond de son cœur; mais un jour cette violente affliction s'apaisa, un souvenir mélancolique remplaça les regrets désespérés : la passion ardente, inassouvie, reprit tout son empire, et le jeune homme recommença ses confidences à la pauvre Marcelle.

Vers ce temps-là, un événement très heureux et très imprévu arriva dans la famille Signoret: Juliette, la sœur puînée de Camille, épousa M. Casimir Brindorge, un bourgeois de village, pour lequel elle n'avait pas eu le loisir de prendre la moindre inclination, attendu qu'elle le voyait pour la seconde fois lorsqu'il vint la demander en mariage. Juliette Signoret n'avait point de dot, mais elle était presque aussi belle que sa sœur aînée, et le jeune Brindorge en était devenu éperdument amoureux en la voyant traverser la grande place un jour qu'il venait au marché vendre ses récoltes.

A l'occasion de ce mariage, on fit quelques réjouissances dans la famille Signoret; après la cérémonie, on servit dans le salon du chocolat et des verres d'eau fraîche; ensuite on alla faire la noce à la campagne, chez le marié, qui vivait sur son bien, comme disent. les gens d'O...

Théodore avait été invité par Casimir Brindorge, qui était son camarade de collége, et il se trouvait là lorsque toute la noce arriva. Scipion Signoret ne se courrouça point trop en le voyant, et lui rendit son salut avec courtoisie. Toutefois il affecta quelque hauteur envers lui, et il évita sa conversation. Mme Signoret, tout occupée de la nouvelle mariée, perdait souvent Camille de vue; mais la tante Dorothée était là, plus clairvoyante et plus vigilante qu'Argus aux cent yeux. Elle surveilla si bien sa filleule, que Théodore ne put se glisser auprès d'elle dans l'espèce de tumulte qui précéda le repas, et qu'à table il fut placé bien loin, entre les petits Signoret, des enfans de dix ou douze ans. Pourtant la vieille fille détourna un peu la tête et ferma l'oreille lorsqu'après le dîner, qui avait duré cinq heures, les deux amoureux allèrent s'accouder à la balustrade d'une terrasse où l'on se disposait à danser en plein air. On était aux premiers jours de juin; un parfum de chèvrefeuille et de fraises mùres s'élevait du parterre rustique, des bandes de pigeons rentraient à tire-d'aile au colombier, et par-delà les haies fleuries les blés verdoyaient au soleil couchant.

- Chère, chère Camille! murmura Théodore en serrant furtivement la petite main qui s'appuyait sur la balustrade.

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