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LE MISSISSIPI

ÉTUDES ET SOUVENIRS

I.

LE COURS SUPÉRIEUR DU FLEUVE.

Le Mississipi est peut-être le type le plus simple de tous les grands fleuves. Il ne prend point sa source dans les glaciers d'une haute chaîne de montagnes, comme la plupart des cours d'eau de l'Europe et de l'Asie; il n'arrose point, comme l'Euphrate, le Nil ou le Rhin, des campagnes que les guerres et les événemens de l'histoire ont rendues célèbres: il ne relève que de lui-même, et ne doit rien ni à l'histoire, ni à la fable. Son importance, il la tire surtout des changemens qu'il opère dans la configuration du continent nordaméricain, de l'énorme quantité de travail qu'il accomplit chaque jour. Tout indique que le cours même de ce fleuve et la forme du delta mississipien auront une influence décisive sur le développement social d'une grande partie des États-Unis. Entre le réseau hydrographique d'un pays et son histoire, il n'y a pas en effet une relation moins intime qu'entre le système sanguin d'un animal et ses mœurs. Le fleuve est le pays vivant, agissant, se transformant. En roulant ses flots, il porte aussi des hommes et des idées, et les alluvions de sable et de boue déposées à son embouchure sont un symbole des alluvions historiques formées par les générations successives des peuples qui en habitent les bords.

TOME XXII.

15 JUILLET 1859.

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Il n'y a guère pourtant qu'une trentaine d'années qu'un savant explorateur, Schoolcraft, en a découvert la véritable source, et l'on peut dire que la monographie du Mississipi est à peine ébauchée, même en Amérique. C'est en prévision de l'importance historique future du Mississipi qu'il serait bon d'en connaître le cours au point de vue géographique. Quel est ce vaste bassin où l'Européen n'a planté sa tente qu'hier et où l'on entend déjà frémir un grand peuple? Deux années de courses et de recherches scientifiques dans les régions baignées par ce fleuve hier solitaire, aujourd'hui bordé de villes, nous encouragent à poser cette question en essayant d'y répondre, car c'est en vivant avec le Mississipi lui-même qu'on peut l'étudier, et qu'on apprend même à l'aimer comme s'il avait une existence personnelle. Le cours supérieur, puis le delta du fleuve, indiquent le double objet ainsi que le plan de cette monographie.

I.

Le Mississipi est par excellence l'artère fluviale de l'Amérique du Nord, et les contours de son bassin sont en parfaite harmonie avec les contours et le relief du continent tout entier. A l'occident les Montagnes-Rocheuses et le plateau d'Utah, à l'orient les plissemens parallèles des Alleghanys sont les rebords extérieurs de la grande dépression qui s'étend depuis la baie de Baffin jusqu'au golfe du Mexique. Le Mississipi et ses affluens occupent la plus grande partie de cette dépression centrale, et les autres cours d'eau qui prennent leur source dans le voisinage de celle du Mississipi, pour s'écouler ensuite lentement de lac en lac vers l'Océan-Glacial, pourraient être considérés comme une continuation du grand fleuve : ils en sont, à vrai dire, le complément géographique, et ils en prolongent le cours en sens inverse d'une mer à l'autre mer. Lors même qu'on voudrait restreindre strictement le Mississipi aux limites de son bassin actuel, il serait impossible de comparer les plateaux arides d'Utah et du Nouveau-Mexique, ou les solitudes à demi submergées de la Nouvelle-Bretagne, à la vaste et fertile région mississipienne, car ce n'est pas la superficie, c'est surtout les rapports des territoires avec la vie de l'humanité qu'il faut considérer pour en apprécier la véritable importance géographique. Ainsi ni le Mackenzie, ni la Colombie, ni la Rivière-Rouge du Nord ne peuvent se comparer au Mississipi, et, malgré la masse de ses eaux, le Saint-Laurent lui-même occupe un rang tout à fait secondaire; son bassin est comparativement limité, et d'ailleurs les grands lacs du Canada auxquels il sert de déversoir semblent avoir appartenu au Mississipi pendant une longue succession d'âges géologiques. En outre, le Saint-Lau

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rent suit une direction transversale au continent; c'est l'artère du Canada, et pas autre chose.

Si l'étude du relief des terres donne incontestablement le premier rang au Mississipi parmi les fleuves de l'Amérique du Nord, le simple examen de la direction des cours d'eau confirme également l'importance de ce fleuve dans l'économie du continent. Dans cette partie du monde, il y a deux centres de rayonnement, deux points d'où les eaux descendent suivant leur pente pour aller se perdre dans les mers opposées. L'un de ces centres de rayonnement se trouve dans un massif de montagnes, et l'autre dans un renflement graduel et insensible des plaines centrales. Vers le 44 degré de latitude, au milieu des Rocheuses, les sources de la Colombie, du Colorado, du Missouri, principal affluent du Mississipi, jaillissent du sol à peu de distance l'une de l'autre; un peu plus au sud, le Rio-Grande prend également son origine, complétant ainsi la dispersion des eaux autour du massif des Rocheuses. Le centre de rayonnement des fleuves de plaine est situé un peu à l'ouest du Lac-Supérieur, dans cette région à demi inondée où se rencontrent les lacs Rouge, des Bois, Itasca, Leech, et tant d'autres nappes d'eau douce que le moindre soulèvement ferait se déverser dans la mer et qu'une légère dépression transformerait en une vaste mer intérieure. C'est là que se trouvent les sources du Haut-Mississipi, celles du Saint-Laurent et celles de la Rivière-Rouge du Nord, fleuve qui se continue en quelque sorte jusqu'au Mackenzie par ce long enchaînement de lacs et de rivières paresseuses qui s'étend jusqu'à la Mer-Glaciale. Ainsi le Mississipi descend à la fois des deux centres de rayonnement, et les relie l'un à l'autre par son gigantesque développement. Fleuve de montagne par le Missouri, fleuve de plaine par la partie supérieure de son cours, il est essentiellement double : dans son bassin viennent se confondre les eaux venues de tous les points du continent, celles des Rocheuses, des Alleghanys et des grands lacs du nord.

On a longtemps disputé, mais à tort, ce me semble, pour savoir si le nom de Missouri ne reviendrait pas de droit au grand fleuve. Les géographes qui voudraient débaptiser le Mississipi n'ont été frappés que d'un fait d'une importance relativement minime, la distance de la source à l'embouchure exprimée en lieues ou en kilomètres. La géographie n'est pas la géométrie; la longueur du cours, la masse des eaux, sont des faits secondaires, quand il s'agit de classer les fleuves et d'en déterminer la véritable origine. C'est avant tout la direction des bassins, l'inclinaison générale des pentes, la disposition des couches, qu'il faut étudier. A ce point de vue, il est évident que le Bas-Mississipi est la continuation du Haut-Mississipi, et non pas celle du Missouri. Du lac Itasca jusqu'à la mer, le grand fleuve oc

cupe toujours le centre du bassin, et coule entre les deux chaînes parallèles des Alleghanys et des Rocheuses, tandis que le Missouri descend transversalement à l'inclinaison du bassin. En outre, le Mississipi garde toujours le même caractère; ses bords se ressemblent merveilleusement du lac Itasca à la Balize, sur une longueur de plus de 5,000 kilomètres savanes ou prairies, forêts de pins ou forêts de cypres (cupressus disticha), l'horizon reste toujours le même, autant du moins que le permet la différence des latitudes, tandis que les sombres défilés du Missouri et ses puissantes cataractes, les scories et les laves de ses rives, donnent à ce dernier cours d'eau une physionomie tout à fait distincte. Géologiquement, le Missouri n'est qu'un simple affluent.

Le Mississipi fut découvert par Hernando de Soto pendant l'expédition aventureuse qu'il avait entreprise pour faire la conquête du royaume d'Eldorado et de la fontaine de Jouvence. Hernando ne trouva que la mort dans ce voyage, où la hardiesse touchait au délire, et son cadavre fut jeté par ses compagnons dans les eaux bourbeuses du fleuve sur les bords duquel il avait espéré trouver l'immortalité. Un seul homme resta de cette armée de braves, et put raconter au vice-roi du Mexique les découvertes et les exploits de Soto; mais le gouvernement espagnol voulut se réserver avec un soin jaloux la connaissance du nouveau fleuve, et sut si bien en cacher l'existence aux autres nations, qu'il fut réservé au Français Marquette d'en faire la découverte réelle pour le reste du monde. Ce voyageur, trompé par les fausses idées géographiques du temps, qui faisaient considérer les rivières comme des passages d'une mer à l'autre, crut avoir découvert le chemin des Indes, et se laissa dériver au gré du courant, dans l'espérance d'aborder près de Calicut ou de Goa. Plus tard, Cavelier de La Salle atteignait l'embouchure du Mississipi, et le roi Louis XIV lui assurait les moyens de fonder une colonie dans les nouvelles contrées acquises à sa couronne; mais La Salle, qui était revenu en France annoncer sa découverte, n'eut pas le bonheur de retrouver les bouches du Mississipi, et alla échouer sur les côtes du Texas, où il fut assassiné par ses compagnons. Le nom de fleuve Colbert, qu'il avait donné au grand cours d'eau, ne lui est pas resté, non plus que celui de Meschacébé ou père des fleuves dont M. de Chateaubriand l'a décoré plus tard. Le vrai nom, MissiSepe, signifie tout simplement grand fleuve dans le langage des Algonquins. D'autres Indiens l'appelaient aussi Cicuaga.

Depuis 1832, grâce à Schoolcraft, on sait que la source du Mississipi est le lac Itasca, plus connu des voyageurs canadiens sous le nom de La Biche. Ce lac est situé dans la région légèrement ondulée où s'opère la séparation des eaux entre l'Océan-Glacial, J'Atlantique et le golfe du Mexique. Il est élevé d'environ 520 mètres

au-dessus du niveau de la mer, et son effluent ne va rejoindre le golfe qu'après avoir parcouru une distance de 5,085 kilomètres, avec une pente moyenne d'un décimètre par kilomètre. Le ruisseau qui plus tard deviendra le grand Mississipi a seulement 4 mètres de largeur à son origine; mais bientôt après, il reçoit l'effluent du lac Leech ou Sangsue, et commence à prendre son véritable caractère. Pendant la première partie de son cours, il traverse des prairies humides couvertes de riz sauvage, de joncs et d'iris, au milieu desquels se cachent d'innombrables bandes d'oiseaux aquatiques. Plus bas, des rapides de Peckagama aux chutes de Saint-Antoine, le Mississipi passe à travers d'immenses forêts d'ormes, d'érables, de bouleaux et de chênes, et si ce n'était la différence de température, on pourrait se croire dans la Basse-Louisiane, tant les rives du fleuve se ressemblent à 4,000 kilomètres de distance. C'est le seul endroit du Mississipi où vienne encore errer le buffle; mais dans quelques années le pauvre animal pourchassé y deviendra sans doute un mythe comme le puissant mastodonte, le père aux baufs des Indiens. Les rapides de Peckagama et la chute de SaintAntoine changent à peine la physionomie du fleuve, et le peu d'écume qu'ils mêlent à ces eaux si tranquilles et si unies s'est bientôt perdue. Puis le fleuve poursuit son cours de méandre en méandre, sous l'ombrage de vastes forêts, tantôt s'épanouissant en lac autour des îles vertes, tantôt venant se heurter à la base des falaises à pic sur lesquelles on peut lire encore, à un kilomètre de distance, les grossiers hiéroglyphes des Algonquins. Il reçoit en passant de nombreuses rivières à droite le Minnesota, à l'embouchure duquel se trouve la florissante ville de Saint-Paul, le Cèdre, le Turkey, l'fowa, le Desmoines; à gauche, le Wisconsin, la Sainte-Croix, le Rock et la Rivière des Illinois. Toutes ces eaux grossissent tellement le Mississipi, que, bien avant sa jonction avec le Missouri, il est aussi large qu'il le sera de Saint-Louis jusqu'au golfe du Mexique. Cependant son cours est encore embarrassé de bancs de sable, et sa profondeur est à l'étiage de 120 centimètres au plus. Pendant la saison des eaux basses, le service des bateaux à vapeur est à peu près interrompu. Les prairies basses que l'on rencontre de distance en distance sur les rives du fleuve sont évidemment d'anciens lacs desséchés, et, sous le rapport géologique, ne diffèrent en rien du lac Pepin, que le Mississipi traverse dans la partie supérieure de son cours. Un jour aussi, ce lac sera desséché et transformé en une savane marécageuse; du reste, il est si étroit, qu'il peut être considéré comme une simple expansion du fleuve. Il n'a de nos lacs alpestres ni la profondeur, ni les beaux horizons, ni le reflet des montagnes neigeuses: il n'est qu'une inondation permanente.

A deux ou trois milles en aval de la charmante ville d'Alton s'o

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