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jours, on se voyait de loin à la promenade quand il faisait beau temps, et quelquefois le jeune Fauberton avait la bonne fortune de faire trente pas dans la rue avec Scipion Signoret, qui ne manquait de lui dire d'un air courtois : On ne vous voit jamais dans nos quartiers. C'est si loin et si haut! Mais si d'aventure vous passiez un jour sur la placette du Foin-Vert, faites-moi l'honneur de vous reposer chez moi.

pas

Malheureusement le bonhomme finit par savoir que ce charmant garçon, qui de dix ou vingt ans peut-être ne pouvait songer à se marier, était en intrigue amoureuse avec sa fille aînée. Il s'ensuivit une explication à l'issue de laquelle le pauvre amant rentra chez lui au désespoir. Au lieu d'aller trouver sa mère comme d'habitude, il chercha Marcelle; elle était dans l'orangerie, occupée à arroser les plantes précieuses, qui eussent dépéri sans ses soins.

Ah! Marcelle, je suis un homme perdu! s'écria-t-il tout hors de lui; M. Signoret sait tout, et il m'a demandé une explication. Que pouvais-je lui dire? hélas! Que j'adore Camille, que je mourrai s'il faut renoncer à elle... « Eh bien! monsieur, venez chez moi me déclarer vos intentions,» m'a-t-il répliqué fièrement. Et lorsque je lui ai répondu que dans ma position je ne pouvais lui demander sa fille en mariage, il m'a traité de séducteur, il m'a défendu avec des emportemens terribles d'approcher de sa maison et de chercher à voir sa fille. « Allez! allez! s'est-il écrié d'un air furieux, vous êtes bien du même sang que votre oncle César : vous êtes capable de faire comme lui, de chercher à vous introduire clandestinement auprès d'une sotte qui vous aurait livré son cœur; mais je veillerai nuit et jour, et si je vous trouve rôdant aux environs de chez moi, vous êtes un homme mort! >>

-Ah! Dieu saint! murmura Marcelle, il ne manquerait plus que ce malheur!

-Vois-tu, Marcelle? je suis si désespéré que la mort ne me fait pas peur, reprit Théodore; ce dernier coup m'accable!... O ma chère Camille, mon ange adoré, mon seul bonheur, ma vie! qu'allons-nous devenir?... Ah! mieux vaudrait mille fois mourir ensemble que de vivre ainsi séparés!...

- Puisque vous l'aimez et qu'elle vous aime, vous ne devez pas avoir envie de mourir! murmura la pauvre Marcelle. Allons, reprenez courage.

Quoi qu'il puisse arriver, je ne manquerai pas ce soir à notre rendez-vous! s'écria Théodore. Entre onze heures et minuit, elle m'attendra à sa fenêtre pour me jeter un billet... Si son père se trouve là, eh bien! il me tuera s'il veut!

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Marcelle leva les mains au ciel, et un moment après elle dit : - Il n'y aura pas de lune ce soir, et le temps est couvert.

Oui, c'est une bonne chance, répondit Théodore.

- Surtout si vous n'allez pas d'avance à votre rendez-vous, ajouta Marcelle.

- Je resterai ici jusqu'à onze heures, dit-il en soupirant. Grand Dieu! que le temps va me paraître long!

Non, non, fit tristement Marcelle, vous allez vous occuper d'elle, vous allez lui écrire...

- C'est vrai! s'écria Théodore; il faut que je l'avertisse, que nous convenions de quelque moyen nouveau pour nous entendre... Mais comment faire maintenant? Comment savoir d'avance l'emploi de sa journée, si elle doit aller à l'église, ou bien si je la rencontrerai à la promenade le long des remparts?

- Vous finirez bien par trouver quelque expédient, dit mélancoliquement Marcelle; de son côté, elle avisera aussi...

Comment ferais-tu si tu étais à sa place? demanda Théodore. Moi! s'écria la pauvre fille en rougissant et en se détournant pour cacher son trouble; eh! le sais-je? Jamais je n'ai songé à cela!

Elle se mit à faire un petit bouquet de réséda et de jasmin des Açores, ensuite elle le donna à Théodore en lui disant: écrire; vous mettrez votre lettre au milieu de ces fleurs.

Allez

Merci, merci, ma bonne Marcelle! s'écria-t-il en prenant le bouquet et en s'en allant.

Le même jour, après souper, Théodore et Mme Hermance veillaient dans le petit salon attenant à l'orangerie. Il faisait froid au dehors, quoique la saison ne fût pas avancée; de gros nuages noirs roulaient dans le ciel, et par momens la pluie ruisselait le long des vitres.

- L'hiver est précoce cette année, dit Mme Hermance en soupirant; par bonheur, ton oncle nous laisse la jouissance de son jardin d'hiver nous serons chaudement ici, plus chaudement que dans ta chambre ou dans la mienne.

- Si vous m'en croyez, ma mère, nous n'occuperons plus que ce coin de l'hôtel la tristesse me gagne quand je m'assieds dans la salle à manger, devant cette table trop grande pour nous deux...

— Et quand on te sert dans un plat d'argent des pommes de terre frites, ajouta la bonne dame en essayant de plaisanter. Va, je suis de ton avis, le contraste est pénible: nous sommes logés et meublés comme des grands seigneurs, nous mangeons dans de la vaisselle plate, et notre ordinaire est plus maigre que celui d'un petit bourgeois; nous avons un luxe apparent et des privations réelles. Ah! je regrette maintenant que tu n'aies pas un état.

- C'est ma faute! murmura Théodore en mettant sa tête dans ses mains; j'aurais dû travailler.

-Tu pourrais encore te faire une carrière, répondit Mme Her

mance en le regardant en dessous. - Et après elle ajouta d'un ton plus bas : Mais il faudrait t'éloigner d'ici au moins pour trois ans, le temps de faire ton droit...

Théodore ne répondit rien et soupira.

me

Tu n'as pas de courage, mon pauvre enfant! reprit Me Hermance avec un accent où il y avait plus d'inquiète tendresse que de reproche.

- Il se fait tard, dit Théodore après un silence; quelle heure peut-il être? Je n'entends pas sonner l'horloge de l'escalier.

- Elle est arrêtée peut-être, répondit Mme Hermance; la pendule de ma chambre aussi ne marche pas depuis tantòt; il faut aller voir à la pendule du salon.

Le jeune homme se leva, traversa l'orangerie et entra dans le grand salon, sa bougie à la main. La pendule monumentale qui ornait la cheminée marquait dix heures. Ah! murmura-t-il, je croyais qu'il était plus tard! En revenant sur ses pas, il parcourut des yeux cette vaste pièce où moins d'un an auparavant dansaient les joyeux quadrilles, et il regarda en soupirant la place où Camille s'était assise; puis il alla lentement vers la porte qui séparait le salon de la chambre de son oncle. Alors, à travers l'épaisse portière, il entendit Cascarel qui lisait le journal en nasillant, et un moment après la voix de César Fauberton, lequel frappa sur la table et dit avec animation : Je n'envisage pas ainsi la question d'Orient! Les ministres ont tort! Je voudrais voir ce ministère à bas!... Continue, Cascarel.

- Il s'occupe de politique, il parle des ministres, et de nous pas un mot jamais! pensa Théodore le cœur serré; mais en retournant près de sa mère il ne lui parla pas de ce qu'il venait d'entendre.

Un moment après, Marcelle entra; elle était encore plus pâle que d'habitude, et ses cheveux humides étaient collés sur son front; d'une main elle remit furtivement à Théodore un petit papier, de l'autre elle repoussa le guéridon en disant d'un air de douce fàcherie : Madame, vous avez assez travaillé comme cela; il est

près de minuit.

-Ah! grand Dieu! je ne m'en doutais pas! s'écria la bonne dame en serrant son tricot; les pendules sont donc affolées ce soir, l'une retarde d'une bonne heure, et l'autre ne marche pas !

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Elle rentra aussitôt dans sa chambre. Théodore retint Marcelle par sa robe - Eh! ma pauvre enfant, qu'as-tu fait? s'écria-t-il. - Une chose bien simple, je suis allée à votre place, réponditelle; vous aviez mis la lettre et le bouquet dans le tiroir de votre bureau; j'ai été les porter à leur adresse. Soyez tranquille, la nuit était si noire que si M. Signoret rôdait autour de sa maison, il n'a pu me reconnaître. Elle, je l'ai à peine entrevue à sa fenêtre quand

elle m'a jeté son billet au bout de la ficelle. Sans doute elle a cru que c'était vous qui étiez là.

-Tu l'as vue! s'écria Théodore touché, non du dévouement de Marcelle, mais de l'espèce de risque qu'avait couru la belle Camille; pauvre bien-aimée! je n'irai plus le soir sous sa fenêtre attendre qu'elle montre son blanc visage entre ses pots de fleurs!

Il lut le billet, baisa ce petit papier humide et chiffonné avec transport, et le mit dans son portefeuille; puis il dit à Marcelle: Merci, chère fille; merci pour elle et pour moi.

Dès ce jour, M. Signoret surveilla si bien les alentours de sa maison, que Théodore ne pouvait plus en approcher ni durant le jour, ni pendant la soirée; l'aînée des petites filles vint coucher dans la chambre de sa grande sœur, et la tante Dorothée apporta comme supplément de fermeture pour la porte du petit jardin le cadenas gigantesque qui fermait jadis la caisse du notaire, Mo Signoret. Les deux amoureux durent recourir aux ruses ingénieuses, aux vieux stratagèmes tombés en désuétude depuis que la mode des pupilles en captivité et des tuteurs jaloux est passée. Camille n'avait plus à sa disposition ni encre, ni papier, et d'ailleurs elle était constamment entourée de ses quatre petites sœurs, qui la surveillaient sans s'en douter mieux qu'une duègne portugaise; mais on ne prenait pas garde à ce qu'elle faisait lorsque, assise à l'écart et un feuillet de l'almanach liégeois à la main, elle piquait avec une grosse aiguille des mots suivis, et traçait ainsi des billets doux que Théodore parvenait à déchiffrer. Les réponses du pauvre amant ne montaient plus par la fenêtre; néanmoins elles parvenaient à destination; il les jetait par-dessus les murs du petit jardin renfermées dans un peloton que Camille allait chercher dès qu'elle était levée. Il arriva plus d'une fois que Scipion Signoret, l'ayant devancée dans sa promenade matinale, était venu au-devant d'elle, le peloton de laine ou de coton à la main, en lui disant d'un ton courroucé : Tiens, négligente! tu laisses traîner tout... Je viens de trouver ce pelotonlà dehors, à l'endroit même où tu travaillais hier...

— C'est que je l'aurai laissé tomber, répondait Camille avec un tremblement dans la voix qui apaisait sur-le-champ son père.

Allons! disait-il satisfait de se voir ainsi craint et respecté, je te pardonne pour cette fois; mais à l'avenir sois plus soigneuse. Dans la société d'O..., l'on commençait à plaindre ces amoureux. - Cette pauvre petite Signoret maigrit à vue d'œil, disait hypocritement Mme Chapusot; si les choses ne changent pas, elle deviendra étique; Théodore Fauberton ne se porte pas bien non plus, il est sec comme un paquet d'allumettes.

C'est égal! répondait M. Chapusot, Camille est toujours belle,

et je me figure qu'à la mort de l'oncle César les Signoret rentreront triomphans à l'hôtel Fauberton.

Tout est possible! murmurait Mme Chapusot en levant les épaules.

VI.

Cinq ans s'écoulèrent ainsi; pendant cette longue période, il ne s'était fait aucun changement notable dans la situation morale et physique des personnages dont j'ai entrepris de raconter l'histoire. L'oncle César n'avait pas quitté sa chambre, et l'on disait dans le public qu'il continuait d'engraisser. Pour la plupart des gens, il était passé à l'état de vieillard idiot; on ne s'informait même plus de lui. Parfois cependant M. Chapusot demandait à Cascarel ce que faisait son maître. Il ne fait rien, répondait avec sincérité l'honnête

garçon.

- Mais il dit quelque chose peut-être? s'écriait M. Chapusot d'un air presque railleur.

Oui, monsieur, il dit que la question d'Orient a fait encore un pas, répliquait ingénument Cascarel.

Mme Hermance était beaucoup vieillie, et son fils avait la tournure des jeunes gens qui ont atteint leur trentième année : il commençait à prendre un léger embonpoint, et ses traits avaient moins de finesse. Quant à son cœur, il était toujours le même.

Il n'y avait rien de changé dans les habitudes de la famille Signoret. Camille, plus belle que jamais, ne se lassait pas d'attendre. Rien ne pouvait ébranler sa constance, ni l'étroite contrainte où on la tenait, ni les menaces de son père, qui parlait toujours de pourfendre Théodore, s'il l'apercevait rôdant aux environs de la placette du Foin-Vert. Ces rodomontades, que le bonhomme ne se permettait pas hors de chez lui, faisaient trembler ses plus jeunes filles; aussi la puînée, qui était déjà grandelette et fort jolie, disait qu'elle voudrait bien avoir tout de suite un mari, mais qu'elle n'écouterait jamais, jamais un amant.

La bonne société d'O..., n'ayant plus de point de ralliement, vivait dispersée. Pourtant chaque année on faisait un pique-nique le mardi gras à l'auberge du Raisin-Noir, et l'on dansait jusqu'au jour dans un vaste grenier transformé en salle de bal. C'était, on peut l'affirmer, comme une solennité commémorative on n'y parlait que du passé, des splendides galas de l'hôtel Fauberton, et surtout de cette fête, la dernière et la plus magnifique, où le beau César avait fait en quelque sorte ses adieux au monde. La famille Chapusot ne tarissait pas sur ce sujet. En entrant dans la salle, ten

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