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d'esprits dévoués aux idées de justice et d'indépendance nationale. Il est impossible que la cause de la liberté italienne y soit partout traitée avec dédain par des hommes qui invoquent sans cesse les souvenirs de 1813. L'écrivain même dont j'ai essayé de rectifier la polémique, au moment où il demande une guerre prochaine, une guerre à mort de la Prusse contre la France, s'écrie avec colère : « La réaction triomphe. C'est elle qui nous jette dans cette lutte pour nous empêcher de mener à bonne fin notre réforme constitutionnelle. » Pourquoi donc, s'il voit dans cette agitation funeste un triomphe des piétistes et des hobereaux de Berlin, pourquoi donc a-t-il cédé si promptement? Pourquoi le tiers-état, dont il est un des organes, renoncerait-il à maintenir son programme? Hommes du parti libéral, vrais enfans de l'Allemagne, non pas de cette Allemagne teutonique qui confond l'amour de la patrie avec la haine de la France, mais de cette Allemagne généreuse qui ne renie pas l'esprit de son siècle, c'est à vous de conjurer jusqu'au dernier jour les malheurs qui menacent la civilisation. Au patriotisme aveugle des états secondaires opposez le patriotisme viril de la Prusse. Donnez à votre pays des conseils qui n'auraient pas assez d'autorité sur nos lèvres. Que le pays de Frédéric le Grand ne se compromette pas dans une guerre sans principes; qu'il sache rester seul sous son drapeau : les peuples allemands reviendront un jour à lui et lui sauront gré d'avoir osé se séparer de l'Autriche. C'est au nom des intérêts de l'Allemagne que nous élevons ici la voix ; c'est aussi au nom de la liberté, qui n'aura jamais trop de représentans en Europe, et puisque la Prusse est un de ces représentans, dans le domaine des idées ses intérêts sont les nôtres. Qu'espère-t-elle gagner à une conflagration universelle? Je doute que sa puissance matérielle s'y accroisse; ce qui est certain, c'est qu'elle y perdrait son trésor moral, je veux dire ce dépôt d'idées, de traditions libérales, qui lui rendront un jour la prééminence dans la confédération germanique, et dont elle ne doit pas compte à l'Allemagne seulement, mais au monde.

SAINT-RENÉ TAILLANDIER.

CHRONIQUE DE LA QUINZAINE

30 juin 1859.

Unissons-nous d'abord à cette unanime manifestation de joie et d'orgueil qui a salué la victoire de Solferino. La guerre, il faut l'avouer, est pour la France une fête. Sans doute il ne manque point parmi nous d'esprits sensés qui éprouvent au contrôle de la raison les motifs d'une guerre tant que le pays demeure libre de choisir sa conduite, ni d'intérêts considérables et respectables qui résistent aux entraînemens militaires tant que la paix peut être conservée; mais devant une nécessité supérieure les dissentimens s'effacent. Le vieux sang français retrouve son éternelle jeunesse, la France s'abandonne à l'ivresse des batailles : elle respire tout entière le souffle héroïque qui anime ses soldats. Ne parlez plus en de telles circonstances de ces accusations enfantées par l'esprit de parti, par lesquelles l'on imputerait à des adversaires une insensibilité impardonnable pour les intérêts et la gloire de la patrie. L'unanimité que nous venons de voir réfute noblement cette injustice; elle révèle dans cette nation et à son honneur une force généreuse et une vertu que les vicissitudes politiques n'ont pu altérer.

Il ne nous est point permis d'apprécier avec précision les résultats militaires de la victoire de Solferino. Il faudrait pour cela non-seulement connaître les détails du combat, qui n'ont point été réunis encore; il faudrait savoir aussi pourquoi cette bataille a été livrée par les Autrichiens, dans quel état elle a mis leur armée, et jusqu'à quel point elle peut compromettre la défense des forteresses du quadrilatère. La résolution qui a porté les Autrichiens à repasser le Mincio et à nous offrir la bataille sur la rive droite est peu facile à expliquer : elle entre bien dans ce caractère contradictoire qui a marqué la direction de l'armée autrichienne depuis le commencement de la guerre. Pour envahir le Piémont, l'Autriche ne craint point de s'aliéner les puissances qui lui avaient été le plus favorables dans les négociations et de braver l'opinion publique de l'Europe. L'on s'attend à la voir du moins tirer de cette témérité politique tout le pro

fit militaire qu'elle peut offrir: on craint pour Turin; on redoute que l'armée autrichienne ne vienne couper à Novi les communications entre les deux agglomérations de l'armée française en voie de formation, celle qui vient par les Alpes et celle qui arrive par la mer. Point du tout l'armée autrichienne renonce à tous les avantages de l'offensive, et ne se préoccupe que de la défensive, gardant avec vigilance la ligne du Pò, qui ne sera point attaquée, et négligeant celle du Tessin, qu'elle vient disputer trop tard et avec des forces insuffisantes, précipitamment et confusément réunies à Magenta. Du Tessin au Mincio, la retraite de l'armée autrichienne est si précipitée encore, qu'elle ressemble à une fuite. L'Autriche, qui avait attaché un si grand prix à la ligne du Pô, en évacue brusquement toutes les positions fortifiées. On pense qu'elle concentre ses troupes derrière le Mincio pour refaire leur moral en mettant entre elles et les alliés les remparts de ses forteresses: nouvelle surprise; l'armée autrichienne sort de sa retraite pour nous attaquer. Il y a dans ces divers actes un mélange de témérité fantasque, de lenteur paresseuse et de brusque découragement qui annonce l'existence d'un grand trouble et d'une cruelle incertitude dans les conseils de l'Autriche depuis le commencement de cette crise.

Ces oscillations contradictoires rendent plus difficile à pénétrer la portée réelle des résolutions militaires des Autrichiens. Quel que soit au surplus le mobile qui les ait poussés à Solferino, que l'empereur François-Joseph ait repris une si vigoureuse offensive ou par amour-propre militaire, ou pour prévenir la jonction attendue du corps du prince Napoléon avec l'armée alliée, ou dans l'espoir de nous surprendre au milieu d'une marche trop confiante, le résultat de la défaite aggravera d'une façon désastreuse les chances, déjà si défavorables pour lui, de la campagne. Après avoir été expulsé de la Lombardie, il en est repoussé avec éclat à la première tentative qu'il fait pour y rentrer. Cette tentative est gigantesque. L'armée autrichienne marche sur un front de cinq lieues; les masses qui vont se heurter sont aussi considérables que celles qui se rencontraient sur les champs de bataille où, dans la seconde moitié du premier empire, se jouaient les destinées de l'Europe. On dirait une de ces parties désespérées après lesquelles, si la fortune des armes vous est contraire, il ne reste plus qu'à céder et à se résigner à son arrêt. La position de l'armée autrichienne s'aggrave en effet non-seulement par l'énorme échec qu'elle vient de subir, mais par la force et le concert des attaques nouvelles qui vont être dirigées contre elle. Nous passons le Mincio sans obstacle; l'armée alliée va se grossir du corps commandé par le prince Napoléon et de la division toscane; notre escadre va dans l'Adriatique forcer la position de Venise, nous ouvrir une nouvelle base d'opération, et par le débarquement d'un nouveau corps de troupes nous permettre de prendre à revers le fameux quadrilatère. Quel qu'ait été le dessein de l'empereur d'Auriche en nous attaquant sur cette chaîne de mamelons qui est comme une fortification avancée de la ligne du Mincio, et quelle que soit la situation morale et matérielle de son armée après la défaite, il est évident que la bataille de Solferino, si elle ne détermine pas sur-le-champ le dénoûment militaire de la campagne présente, l'aura du moins singulièrement accéléré, et he le devancera que d'un temps assez court.

Au point de vue politique, tout le monde a également senti l'importance de cette victoire. Une des premières conditions qui nous puisse obtenir la localisation de la guerre, c'est que les progrès de la guerre soient rapides. Que l'Autriche soit éconduite de l'Italie : plus ce résultat sera promptement réalisé, et moins nous aurons à craindre de voir la cause de l'Autriche recruter des auxiliaires. L'influence du fait accompli est souveraine en de telles occurrences. Lorsque nous aurons refoulé l'Autriche jusqu'à ses frontières germaniques, et lorsque l'Italie sera rendue aux Italiens, qui pourrait songer à prendre les armes pour restituer à l'Autriche une domination qu'elle n'aurait point su garder, pour replacer l'Italie sous le joug qu'elle aurait déjà secoué? Croit-on par exemple que l'Allemagne elle-même, si aveuglée qu'on la suppose dans ses sympathies autrichiennes et dans ses préjugés anti-français, viendrait aider l'Autriche à reconquérir ce qu'elle aurait perdu, après avoir omis de lui prêter secours lorsque la tâche était bien plus aisée, lorsqu'il s'agissait simplement pour l'Autriche de conserver ce qu'elle possédait? Les rapides succès qui feront la guerre courte la restreindront par cela même.

Tel est le premier avantage politique de victoires promptes, répétées, retentissantes, telles que Magenta et Solferino. Ce n'est point le seul. La rapidité de la guerre ne détournera pas seulement de l'Italie les coups d'ennemis nouveaux, elle lui gagnera des amis. Elle ne facilitera pas seulement la solution des difficultés diplomatiques, elle secondera la bonne solution des difficultés intérieures de la question italienne. Ces divers effets de la marche rapide de l'action militaire se montrent chaque jour. L'Angleterre est devenue plus favorable à la cause italienne à mesure qu'elle a vu se prononcer davantage la pente du fait accompli. Certes, au commencement de cette année, lord Palmerston et lord John Russell tenaient sur la perspective de la guerre et sur le respect des traités le même langage que lord Derby: comme le chef du gouvernement conservateur, ils blâmaient les tendances belliqueuses du Piémont. Tandis que les événemens marchaient, les discours de lord John Russell et de lord Palmerston devenaient plus franchement sympathiques à l'Italie. Chaque pas rétrograde, chaque échec des Autrichiens sur le terrain de la guerre a rendu plus sensible cette transformation des dispositions de l'Angleterre. L'on ne se tromperait pas en supposant que la victoire de Magenta et les mouvemens qui en ont été la conséquence en Italie n'ont point été étrangers à la chute de lord Derby. Lord Derby, n'ayant pas réussi dans ses louables efforts pour maintenir la paix, avait fini par maugréer contre tous les belligérans, et par les envelopper dans le même blâme chagrin. Après Magenta, cette abstention boudeuse n'était plus de saison. Il fallait se préparer à une situation nouvelle : il était visible que l'Italie serait affranchie, et qu'il faudrait veiller à sa réorganisation politique. Aussi le cabinet de lord Palmerston est-il composé des plus chaleureux amis du libéralisme italien, d'hommes qui, comme lord John Russell, M. Cobden, M. Gladstone, ont donné des gages anciens et nombreux à la cause de la liberté de l'Italie. Aujourd'hui donc, grâce à l'heureuse conduite de la guerre, l'affranchissement peut compter sur le concours moral déclaré de l'Angleterre. La puissance de ce concours moral se fera sans doute sentir au moment où il faudra ré

organiser l'Italie par les délibérations diplomatiques, et conformément aux vœux de ces populations; mais pour la direction de ces vœux dans une voie salutaire, pour qu'ils aient cette puissance que donnent l'unanimité et la spontanéité, pour qu'ils ne soient pas traversés et affaiblis par d'intestines dissensions, de quelle importance n'est-il point que les résultats décisifs de la guerre s'accomplissent promptement! Il faut rapporter encore à cet intérêt vital de la bonne organisation de l'Italie les résultats politiques d'un aussi grand fait de guerre que la bataille de Solferino.

Par une curieuse coïncidence, c'était au moment où la guerre prenait une tournure décisive qu'il nous était enfin donné de connaître la suite et l'ensemble des causes qui l'ont rendue inévitable. Nous devons cette intéressante, mais tardive information au volumineux recueil que le cabinet de lord Derby a publié avant sa retraite, et où est réunie la correspondance diplomatique entretenue par lord Malmesbury avec les agens anglais auprès des cours europénnes touchant les affaires d'Italie depuis le mois de janvier jusqu'au mois de mai de cette année. Tandis que le public s'alarmait des effets d'une crise que l'on ne semblait pourtant pas renoncer encore à voir conjurer par la diplomatie, nous nous sommes plaints bien souvent de l'ignorance où nous demeurions ur les points en litige et sur des discussions qui pouvaient avoir de si redoutables conséquences. La lumière qui nous vient aujourd'hui n'arrive, il est vrai, qu'après coup; elle ne peut plus guider l'action de l'opinion sur le dilemme qui s'est posé il y a six mois entre la paix et la guerre : elle s'adresse cependant à quelque chose de plus élevé que le sentiment de la curiosité. Quoique les délibérations qui ont précédé la guerre n'aient pas pu la prévenir, elles ne sauraient manquer d'étendre leur influence et sur la conduite de la guerre elle-même et sur la paix qui la terminera. L'on y peut discerner les positions prises par les diverses puissances et présumer d'après ces données leurs allures ou leurs résolutions futures. Ce ne sont donc point seulement des informations rétrospectives que contiennent les documens soumis au parlement anglais : ils fournissent des renseignemens utiles pour le présent et pour l'avenir.

Si nous voulions définir d'un mot le caractère du débat dont le blue-book de lord Malmesbury nous livre la vaste instruction, nous dirions que la lutte diplomatique engagée entre l'Autriche d'une part et de l'autre la Sardaigne, organe de l'Italie et cliente de la France, a été une lutte entre le droit écrit et l'équité. Ce sont de terribles contradictions dans les affaires humaines que ces conflits à outrance, qui mettent aux prises la légalité et la justice, car ils n'ont de recours extrême et d'arbitre que la force. Il y a plus que de l'imprudence, il y a souvent une témérité coupable à pousser ou à laisser venir les choses à de telles extrémités. Il est difficile pourtant d'attacher à des noms propres la responsabilité de ces crises, parce que cette responsabilité se partage ordinairement entre un grand nombre d'hommes. La plupart du temps, il serait injuste de l'imputer tout entière aux contemporains, parce que les fautes accumulées des générations passées ont créé en quelque sorte une force des choses, une fatalité qui ne laisse plus qu'un étroit domaine au libre arbitre des générations présentes. Enfin le droit écrit est lui-même une forme si essentielle de la justice, que ses défenseurs peuvent

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