Page images
PDF
EPUB

troverse est possible. Si la Prusse, au lieu de maintenir son ascendant sur l'Allemagne, se laisse dominer par une agitation aveugle, c'en est fait de la paix du monde : une guerre toute locale va devenir une guerre européenne; une lutte très nettement définie va devenir une lutte confuse, sans raison, sans principes, une lutte funeste, dont les conséquences sont impossibles à prévoir, et au début de laquelle il faudra jeter le cri des révolutions: Jacta est alea! Quand on songe à la responsabilité qui pèse en ce moment sur la Prusse, on ne comprendrait pas que toutes ces questions n'eussent pas été examinées avec soin par les défenseurs les plus autorisés du droit commun et de la civilisation libérale. Or voici un journal prussien, un recueil très sérieux, très dévoué aux principes du progrès, qui, depuis cinq mois, examine à la lumière du droit tous les incidens de la question italienne. Je parle du Messager de la Frontière (Grenzboten), recueil littéraire et politique publié à Leipzig, mais dirigé par des écrivains de la Prusse. Chaque semaine, depuis le commencement de l'année, on a vu paraître dans ce recueil un article sans signature, portant ce simple titre : De la Frontière de Prusse (Von der preussischen Grenze), et dans cette série de pages excellentes, les événemens, résumés d'une façon précise, étaient jugés avec une parfaite indépendance. L'auteur n'était pas dupe d'un enthousiasme aveugle: il savait très bien que les intérêts de l'Allemagne sont parfaitement distincts des intérêts de l'Autriche; il donnait à la Prusse les conseils les plus sages. A coup sûr, c'était une intelligence libérale, opposée aux réactions de toute sorte, attachée aux traditions les plus hardies du pays de Luther et de Frédéric; c'était un homme qui se rappelait les polémiques de Louis Boerne, et ne voulait pas que le patriotisme servît de manteau, comme en 1815, aux entreprises de l'absolutisme autrichien: eh bien! dans les récens numéros du Messager de la Frontière, cet écrivain si clairvoyant et si ferme est tout à coup entraîné comme les autres. Lui aussi, il jette un cri de guerre, et après avoir si vivement adjuré la Prusse de résister à l'agitation allemande, il la presse aujourd'hui d'en prendre le commandement. Pourquoi cette volte-face? Je veux essayer de le savoir. Exposer les phases diverses qu'a traversées depuis cinq mois le Messager de la Frontière, c'est faire connaître en même temps l'attitude de la Prusse; discuter ces remarquables études, c'est répondre à tous les publicistes de l'Allemagne.

Pendant le mois de janvier, au moment où la question italienne vient d'être posée devant l'Europe, où une subite émotion agite le monde, où les organes sérieux de l'opinion viennent en aide à la diplomatie pour écarter le fléau de la guerre et obtenir pacifiquement, s'il est possible, l'affranchissement de l'Italie, ces grands intérêts ne réussissent pas à troubler l'indifférence du publiciste prussien. « Pour nous, s'écrie-t-il le 21 janvier, il n'y a qu'une seule question, la question du Slesvig-Holstein; en présence d'un intérêt comme celui-là, tout autre intérêt est secondaire. » Et huit jours plus tard il ajoutait : « C'est l'Autriche, aidée de la Russie, qui nous a imposé le traité

d'Olmütz, par lequel le Slesvig-Holstein a été livré au Danemark, et la Hesse-Cassel à M. Hassenpflug. Si l'Autriche espère aujourd'hui que la Prusse, dans la question italienne, voudra bien consentir à être l'aveugle instrument de sa politique, c'est tout au moins une grande naïveté. Que l'Autriche nous prouve d'abord par des faits ses sympathies allemandes, qu'elle défende avec la Prusse les droits des duchés allemands contre le Danemark, qu'elle cesse de combattre la Prusse en Allemagne par toute sorte de petites intrigues, alors il pourra se former entre la Prusse et l'Autriche une alliance fructueuse pour toutes les deux, alliance qui ne sera pas restreinte aux affaires de la confédération, mais qui s'étendra aussi à la politique extérieure. » On ne sait pas assez en France combien cette question du Slesvig-Holstein tient au cœur de l'Allemagne du nord. Voilà, je crois, un témoignage assez énergique de la passion qui la transporte. On vient d'entendre un écrivain libéral: au moment même où il défend ce qu'il croit être le droit, il s'engage à soutenir sur un autre point la violation du droit : « Aidez-nous à délivrer le Slesvig, nous vous aiderons à opprimer l'Italie. »

Si ardente qu'elle soit, cette passion germanique, elle n'empêche pas le publiciste prussien de voir clair, quand il le veut bien, dans la question italienne. Un phénomène étrange, révélé par cette discussion avec une naïveté parfaite, c'est que deux inspirations absolument opposées se disputent le cœur des Allemands du nord, tantôt une colère furieuse, aveugle, prête aux dernières iniquités, tantôt un viril sentiment du droit et de la justice. Ces deux passions se mêlent, s'entre-croisent, luttent ensemble dans le plus singulier des conflits. Laquelle des deux l'emportera? Il n'est pas facile de le deviner, quand on s'en tient aux premières pages. La colère qui anime ces curieux articles est réveillée sans cesse et de la façon la plus amère par le souvenir des humiliations que la Prusse a subies depuis dix ans, humiliations que l'auteur impute à tout le monde, à l'Autriche d'abord, à la Russie, à la France, même aux traités de 1815, au congrès de Vienne, qui a fait à la monarchie de Frédéric le Grand une position si dépendante, au pacte fédéral, qui l'a rendue presque impuissante au dedans et au dehors. Voilà des ressentimens bien tumultueux, et quand on voit l'organe de l'opinion libérale en Prusse demander si ardemment que le pacte fédéral soit déchiré, la Prusse agrandie, l'Allemagne entière reconstituée sur d'autres bases, il est permis de craindre que des passions tout à fait étrangères à la question italienne ne viennent compliquer encore les difficultés pendantes et n'empêchent la justice de se faire jour. D'un autre côté, le sentiment du droit se réveille çà et là chez le publiciste avec une vivace énergie; l'auteur se rappelle par instans qu'il s'agit de l'indépendance du peuple italien, et bien qu'il laisse entrevoir le désir d'utiliser la guerre en faisant payer cher à l'Autriche l'alliance de la Prusse et l'appui efficace de l'Allemagne, il est manifeste pourtant que l'idée de faire cause commune avec les oppresseurs de l'Italie révolte son âme loyale. Encore une fois, lequel de ces deux sentimens triom

phera de l'autre ? Qui l'emportera, de la colère ou de la justice? Le résumé de cette discussion va nous l'apprendre. L'auteur écrit au jour le jour, sous le coup des événemens, sous la pression des sentimens qui agitent son pays. Avec son mélange de vérités et d'erreurs, avec ses inspirations loyales et ses contradictions fiévreuses, ce programme des esprits libéraux éclaire plus vivement que toutes les notes diplomatiques la véritable situation de la Prusse et les conséquences nécessaires du parti qu'elle va prendre.

Dès le début de l'agitation alle:nande du centre et du sud-ouest, dès la première explosion de ces fureurs qui soulevaient contre nous la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg, les grands et petits duchés, et les enchaînaient sans conditions à la politique autrichienne, le rédacteur du Messager de la Frontière, au nom du patriotisme et du bon sens, oppose une résistance très vive à ces mouvemens aveugles du vieux teutonisme. Il ne craint pas d'attaquer le parti libéral et démocratique. Vers la fin du mois de février, M. de Lerchenfeld, chef de l'opposition dans la chambre des députés de la Bavière, avait demandé au gouvernement d'interdire l'exportation des chevaux; la proposition, assez insignifiante en elle-même, était surtout une matière à discours dirigés contre la France, un prétexte à manifestations teutoniques. La manifestation eut lieu, les discours ne manquèrent pas, et celui de M. de Lerchenfeld, pour n'en citer qu'un seul, fut applaudi comme un acte de haute politique et un chef-d'œuvre d'éloquence. Le publiciste prussien fut d'un autre avis. Voici comment il s'exprime dans le Messager de la Frontière, la mercuriale est bonne à répéter: « Nous avons lu avec une véritable stupéfaction le discours de M. de Lerchenfeld. D'abord, il est vrai, l'orateur parle de la possibilité d'éviter la guerre, si l'Allemagne entière déclare énergiquement et résolûment le parti qu'elle prendra le jour où la paix sera rompue; mais bientôt voici venir des fantaisies dans le ton de la chanson du Rhin de M. Becker. La guerre, s'écrie-t-il, est inévitable, et plus elle sera longue et sanglante, plus aussi ses résultats seront grands et assurés. L'Allemagne en sortira aussi forte au dehors que puissamment unie au dedans. Certes, ce sera une guerre sanglante, et selon toute vraisemblance l'Allemagne sera seule à la soutenir. Qu'importe? elle sera seule aussi à faire la paix, et elle ne déposera pas les armes que l'ennemi ne soit complétement humilié et mis dans l'impuissance de troubler désormais la paix de l'Europe. » Voilà de grosses paroles, plus ridicules qu'effrayantes. Ce chef de l'opposition bavaroise ne s'aperçoit-il pas qu'il fait des emprunts à la fameuse proclamation du duc de Brunswick en 1792? Si ces menaces signifient quelque chose, elles signifient sans doute le démembrement de la France. Cette conformité de la proclamation du duc de Brunswick et de la harangue de M. de Lerchenfeld n'a pas échappé au Messager de la Frontière. Laissons répondre l'écrivain prussien; ses paroles en telle matière auront plus d'autorité que les nôtres. « Lorsque le poète George Herwegh sommait le roi de Prusse de conduire son peuple à la

guerre n'importe contre qui, contre la Russie ou contre la France, on se disait C'est un jeune fou, un cerveau brûlé, et de plus un lyrique allemand; mais qui parle ici? Un homme d'état, le chef d'un puissant parti, au milieu des applaudissemens d'un corps politique, et ces paroles qui n'ont pas pour excuse la fièvre d'un moment, ces paroles méditées, réfléchies, il les jette avec un accent auprès duquel les lyriques fantaisies guerrières de George Herwegh ne paraissent plus que des soupirs modestes. Nous ne voulons pas y méconnaître au fond une inspiration noble; mais n'était-il pas possible de l'exprimer sans prendre le ton du manifeste de Brunswick? La pensée de ce discours est tellement monstrueuse (ungeheuerlich), qu'on a besoin de quelque temps de réflexion pour s'en rendre compte. Ainsi donc il nous faut entreprendre une guerre avec la France, une guerre longue, une guerre sanglante, et ne pas la terminer avant que notre adversaire n'ait été complétement abattu et réduit à l'impuissance de nuire! » M. de Lerchenfeld n'est pas sans doute aussi furieux qu'il voudrait le paraître; il croit que ces manifestations de l'enthousiasme germanique, ces cris de colère et de haine contre la France nous donneront à réfléchir, et pourront bien empêcher la guerre d'éclater. Voilà pour quel motif l'orateur des libéraux de Munich grossit sa voix de la sorte, et c'est à cela que répond le Messager de la Frontière, lorsqu'il ajoute : « Si nous voulons loyalement le maintien de la paix, le plus mauvais de tous les moyens serait de déclarer avec fracas que l'Autriche, en toute circonstance, pour une cause juste ou une cause inique, peut compter sur notre concours. Une déclaration de cette nature aurait précisément pour effet de rendre la guerre inévitable, car l'Autriche, pour mieux nous enchaîner à elle, aurait intérêt à rejeter les propositions de la diplomatie, même les plus raisonnables. Non-seulement alors l'Allemagne serait coupable d'avoir consolidé un état de choses qui ne peut pas durer, mais elle tomberait elle-même au rang de simple province autrichienne, et assumerait en quelque sorte une charge de vassalité, sans avoir le droit d'exercer jamais aucune influence sur la politique de la maison de Habsbourg. »

Ces paroles étaient écrites au commencement du mois de mars; six semaines après, l'Autriche, ne tenant aucun compte des offres de la France, de l'intervention de la Russie, de la médiation de l'Angleterre, jetait le signal de la guerre en adressant au Piémont une sommation injurieuse. La conduite du cabinet de Vienne n'a-t-elle pas donné pleinement raison au publiciste prussien? Certes, la justesse de l'argumentation que je viens de citer a été vérifiée par les faits d'une manière assez éclatante: pendant les mois de mars et d'avril, l'agitation allemande s'était accrue de jour en jour, et l'Autriche s'était hâtée de la mettre à profit, afin de s'attacher décidément cette Allemagne des états secondaires qui flotte toujours entre les Habsbourg et les Hohenzollern. Sans doute, d'autres motifs encore ont décidé l'empereur François-Joseph à brusquer ainsi les choses; il faut bien cependant prendre

[ocr errors]

note de celui-là. L'Allemagne est tourmentée du besoin d'agir; elle demande à cor et à cri un chef qui lui fasse jouer un rôle en Europe; même des publicistes libéraux, M. Kolb et M. Hermann Orgès de la Gazette d'Augsbourg, celui-ci sujet du Wurtemberg, celui-là ancien officier prussien, se sont dévoués de cœur à l'Autriche, parce que de toutes les puissances allemandes l'Autriche leur paraît la mieux préparée à représenter l'Allemagne sur la scène du monde. En assumant la responsabilité de l'agression contre le Piémont et la France, l'empereur François-Joseph flattait donc les secrètes passions, les passions les plus vives des états secondaires de l'Allemagne, et enlevait pour longtemps ces états à l'influence prusssienne.

L'écrivain dont je résume les études, et avec lui sans doute plus d'un publiciste de l'Allemagne du nord, avaient pourtant redoublé d'efforts pour calmer l'agitation des états secondaires. Le Messager de la Frontière emploie toutes les armes, la raison et la raillerie; il s'adresse tour à tour aux sentimens et aux intérêts; il rappelle aux Allemands les droits de la nation italienne, la sainteté de la cause qu'elle défend, les sympathies que toute âme généreuse lui doit, et il ne craint pas de souhaiter, dans l'intérêt même de l'Autriche, qu'elle renonce à dominer la péninsule. Remarquez pourtant la modération de l'écrivain: il faut certes que les passions allemandes aient été bien vives pour que des vérités si éclatantes aient dû être exprimées avec tant de ménagemens. « Jusqu'à présent, dit-il, quand il était question des Italiens, de leurs aspirations vers la liberté et l'indépendance, on pouvait blâmer l'imprudence de leurs désirs, on ne leur refusait pas du moins une sympathie cordiale. Aujourd'hui ce sentiment national, avec lequel on sympathisait naguère, est devenu tout à coup une prétention souverainement ridicule. Ce peuple qui, pendant des siècles, que dis-je? pendant un millier d'années, a été le maître de la culture européenne, on nous le peint comme un troupeau de lazzaroni, de danseurs de ballets, de Savoyards montrant des marmottes, et, si cette exaltation officielle se prolonge encore quelque temps, on verra bientôt dans le comte de Cavour un galérien échappé, un scélérat qui déjà, dans le sein de sa mère, avait commis plusieurs péchés mortels, et qui depuis lors n'a cessé d'étonner le monde par des forfaits sans nom. Quant à nous, nous ne pouvons changer si vite de sentimens et de convictions. Nous trouvons très faciles à comprendre les efforts que tentent les Italiens pour fonder un état libre et leur penchant à profiter de toutes les circonstances favorables pour atteindre ce but, et si le comte de Cavour semble jouer en ce moment un jeu téméraire, la postérité dira peut-être que ce fut un homme d'état résolu. On se moque des Italiens, ces enfans, dit-on, conduits à la lisière par des jésuites et des moines; mais ces jésuites et ces moines, qui donc les a combattus depuis des années, si ce n'est la Sardaigne? qui donc les a défendus, si ce n'est l'Autriche? Nous trouvons en outre qu'il n'y a pas le moindre intérêt pour l'Allemagne à ce que l'Autriche conserve l'hégémonie en Toscane, à Modène,

« PreviousContinue »