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Bordeaux entamer cette suprême négociation. Les amis de Condé furent bien forcés de s'y résigner, car comment continuer la guerre avec quelques troupes qu'on ne pouvait plus recruter et des sectaires indisciplinés contre une armée nombreuse et vaillante enhardie par le succès? Il fallait périr ou traiter. Condé autorisa donc sa famille et ses amis à le faire sous cette condition que toutes les troupes que Marsin lui avait conservées ne seraient point licenciées et auraient la permission de venir le joindre à Stenay. Lorsque Gourville fit part de cette clause à Mazarin, le cardinal se récria; puis il réfléchit et finit par l'agréer, avec cet amendement qu'il s'agissait seulement des régimens de M. le Prince et du duc d'Enghien, que le tout ne passerait pas deux mille cinq cents hommes, et que les chefs de corps et les officiers seraient libres de quitter, s'ils le voulaient, le service du prince. Telle fut la transaction qu'acceptèrent, avec le prince de Conti, la princesse de Condé, MTM de Longueville, Marsin et Lenet; elle fut signée le 24 juillet et exécutée quelques jours après (1). La princesse, son fils et Lenet s'embarquèrent pour aller retrouver Condé dans les Pays-Bas. Marsin, avec le comte de Fiesque, alla d'abord faire un tour en Espagne, où il fut accueilli avec une haute faveur, reçut le titre de capitainegénéral, et, ne désespérant pas de la fortune, imagina de nouvelles entreprises. Si Mme de Longueville eût suivi son inclination, elle aurait accompagné sa belle-sœur, et se serait retirée auprès de son frère; mais elle avait appris à se défier de son cœur, et elle obéit à un devoir impérieux, acceptant le malheur dans toute son étendue avec son courage accoutumé, l'esprit déjà rempli de graves pensées, méditant de se punir elle-même de ses fautes, mais à la manière des grandes âmes et par des moyens que Dieu seul prescrit et récompense, inquiète et troublée dans sa propre conscience, mais toujours fière en face de ses ennemis, et bien décidée à ne recevoir aucune grâce de Mazarin victorieux. Le prince de Conti, charmé de se voir délivré d'une vie qui lui était devenue insupportable, s'en alla avec sa petite cour en Languedoc, dans sa belle maison de La Grange, près de Pézénas. Mme de Calvimont l'y avait précédé. Là il s'amusa beaucoup, fit encore de nouvelles amours, en tomba malade (2), et termina ses tristes aventures en épousant la belle et aimable nièce de Mazarin, d'abord destinée au duc de Candale. Il y perdit tous ses biens ecclésiastiques, dont le cardi

(1) Ce traité est en substance dans Gourville, ibid., p. 281, et textuellement et intégralement dans les Mémoires de Cosnac, p. 95.

(2) Mémoires de Cosnac, ibid., p. 113-137. On trouve en cet endroit de précieux renseignemens sur Molière et sa troupe, qui jouèrent sur le théâtre de La Grange. L'abbé de Cosnac dit que Molière reçut dès lors une pension du prince de Conti.

nal s'accommoda, et reçut en échange les gouvernemens et toutes. les charges de Condé, même une partie de son patrimoine, s'enrichissant ainsi des malheurs et des dépouilles du chef de sa maison. Quelque temps après, il avait le commandement de l'armée de Catalogne. L'abbé de Cosnac, le premier auteur de la défection du prince, était élevé à l'évêché de Valence; Sarasin, qui avait eu la première idée du mariage, recevait une bonne somme d'argent avec le titre de conseiller d'état, un peu grave pour un pareil personnage (1), et Gourville 2,000 écus d'abord, puis autant de pension. Le marquis de Chouppes, l'ami et le complice de Cosnac, passa tout naturellement au service du roi, suivit le prince de Conti en Catalogne et fit une assez brillante carrière (2). Le marquis de Théobon, qui avait expié sa belle défense de Villeneuve-d'Agen en s'associant à l'entreprise de Filhot, fut traité comme Chouppes. Balthazar, en véritable officier de fortune qui ne trahit personne, mais sert tout le monde suivant les circonstances, se trouvant quitte envers Condé, ne vit pas la moindre difficulté à contracter d'autres engagemens; au moyen d'un bon traité qui lui garantissait ses grades, ses honnneurs et ses pensions, il entra dans l'armée de Catalogne, et se battit aussi bien pour le roi qu'il l'avait fait pour la fronde (3).

Le 3 août 1653, les ducs de Candale et de Vendôme entrèrent dans Bordeaux triomphalement. Le drapeau rouge, symbole odieux des fureurs de l'Ormée (4), comme plus tard de celles des jacobins, avait été enlevé du clocher de Saint-Michel et remplacé par le drapeau de la France. Quelques jours auparavant, on avait tiré de leur prison Filhot et le père Ithier. Les ducs, avec le comte d'Estrade et une brillante escorte, allèrent descendre à l'église métropolitaine de Saint-André, où l'on chanta le Te Deum, et le père Ithier prêcha en l'honneur de la paix et du roi. Peu de temps après, il était fait évèque de Glandèves, en même temps que le père Faure passait à l'évêché d'Amiens, et que le père Berthod, aussi désintéressé qu'intrépide, allait finir ses jours dans le petit couvent des cordeliers de Brioude.

L'amnistie promise à Bordeaux fut religieusement observée; mais si Mazarin était trop politique pour ne pas incliner à la clémence à la fin d'une guerre civile, il était aussi trop homme d'état pour pous

(1) Dans le privilége pour l'impression de ses œuvres, édition originale de 1656, il est qualifié de conseiller d'état.

(2) Il devint lieutenant-général.

(3) Il accompagna le prince de Conti en qualité de lieutenant-général dans la campagne de 1654, Mémoires de Balthazar, ibid., p. 359.

(4) Dom Devienne, p. 473.

ser l'indulgence jusqu'à la faiblesse : il avait donc insisté pour qu'on exceptât de l'amnistie cinq personnes qui en effet avaient franchi toutes les limites de la trahison et du crime: Trancas, conseiller au parlement, Blarut et Dezert, qui tous trois avaient été proposer à Cromwell de céder à la république d'Angleterre plusieurs points du territoire français et peut-être même Bordeaux, ainsi que Villars et Duretête, les deux chefs de l'Ormée, qui avaient amassé tant de haines. Trancas était encore en Angleterre avec ses deux collègues : ils y demeurèrent. Le prince de Conti sauva le lâche Villars en l'emmenant avec lui, et on l'oublia dans les bagages et la domesticité de son protecteur (1). Duretête paya pour tous. Il avait eu l'imprudence de rester à Bordeaux. Apprenant qu'on voulait l'arrêter, il essaya de se sauver dans une charrette de foin, fut reconnu, pris et condamné à être roué vif. Pendant plus d'une année, cet homme avait été maître absolu dans Bordeaux, faisant mouvoir à son gré le prince de Conti, et adoré de la populace, à qui ses décisions étaient des ordres souverains. Un historien (2) lui rend cette justice, qu'il n'avait pas profité de son pouvoir pour s'enrichir, et si l'ancien boucher s'était montré impitoyable, du moins il était demeuré pauvre. Il marcha à la mort avec fermeté, et ne donna nul signe d'émotion, hormis quand il vit cette multitude, qui avait été dans sa main et à ses pieds, assister tranquillement à son exécution, et pousser la bassesse de l'inconstance jusqu'à insulter à son malheur. On avait choisi la plate-forme de l'Ormée pour le lieu du supplice. Le corps de Duretête y resta exposé plusieurs jours sur la roue; on mit sa tête au bout d'un pieu, et on l'attacha au haut d'une tour à l'extrémité de l'Ormée. En même temps on s'empressa de rebâtir le château du Hâ et le château Trompette; le futur maréchal d'Estrade fut nommé maire perpétuel de Bordeaux, et le duc d'Épernon rétabli dans le gouvernement de la province.

Ainsi finit la fronde à Bordeaux: ses destins étaient accomplis sans retour, et, quelques mois à peine écoulés, il n'en restait plus qu'un souvenir pénible dans la mémoire des honnêtes gens et une date funeste dans notre histoire.

VICTOR COUSIN.

(1) Mémoires de Cosnac, ibid., p. 110.

(2) Dom Devienne, qui a recueilli la tradition de Bordeaux, et qui avait sous les yeux bien des manuscrits du temps. L'abbé de Cosnac, qui ne pardonnait pas encore à Duretête la peur qu'il lui avait faite, parle tout autrement, ibid., p. 110 et 111. « Duretete, l'autre chef, demeura, soit qu'il fût assez mal avisé pour se fier à sa basse naissance et pour s'imaginer qu'on négligerait sa punition, soit qu'il eût regret d'abandonner le fruit de ses brigandages. »

UN HISTORIOGRAPHE

DE LA PRESSE ANGLAISE

DANS LA DERNIÈRE GUERRE DE CHINE

China, being the « Times

special correspondence from China in the years 1857-58, by George Wingrove Cooke; London, G. Routledge and Co, 1839.

De tous les pays du monde, le Céleste-Empire est peut-être celui sur lequel on a le plus écrit. Mémoires et lettres édifiantes des missionnaires catholiques, rapports des missionnaires protestans, relations des marins et des diplomates, récits des voyageurs et des touristes, une foule d'ouvrages, sous toutes les formes et dans toutes les langues, ont été consacrés à la description de la Chine. Cependant la Chine est bien peu connue, et la curiosité européenne accueille encore très volontiers ce qu'on lui raconte sur cette singulière contrée. La récente expédition anglo-française va provoquer sans aucun doute une recrudescence de voyages en Chine. En même temps que les musées d'Europe inscriront sur leurs catalogues quelques statues de dieux chinois, des robes de mandarins, des vases en porcelaine, des tuiles vernissées, etc., pittoresques trophées de notre victoire, les bibliothèques verront affluer les écrits didactiques, statistiques, historiques, sur le Céleste-Empire. Les ratifications des traités conclus à Tientsin ne sont pas encore échangées, les ambassades sont à peine de retour: il manque à l'histoire de cette campagne diplomatique et militaire le dernier chapitre; mais patience! la conclusion est proche, et les manuscrits vont se mettre

TOME XXII.

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en route. Puissions-nous trouver dans l'abondante moisson de récits que fera lever la dernière guerre de Chine quelques épis nouveaux! Nous sommes rassasiés des nids d'hirondelles, des queues, des petits pieds, des bateaux de fleurs et de mille autres chinoiseries de même espèce qui ont défrayé jusqu'ici les relations des voyageurs. Le public, qui connaît tout cela, est devenu plus exigeant; il réclame, et avec raison, des impressions originales, des observations plus neuves, des vues plus profondes sur la nation chinoise. On doit espérer que ce désir si légitime sera satisfait. Voici un recueil de lettres qui a pris les devans sur la grande avalanche dont nous sommes menacés. Écrite au jour le jour, sous le coup des événemens et des incidens qui ont marqué la première partie de la campagne, cette correspondance montre bien le parti qu'un esprit intelligent peut tirer d'un séjour de quelques mois en Chine. Populaire en Angleterre, elle mérite d'être connue en France, où les journaux en ont déjà traduit plusieurs extraits.

L'auteur, M. George Wingrove Cooke, n'est ni missionnaire, ni diplomate, ni militaire, ni artiste, ni commerçant, ni l'un de ces touristes amateurs qui courent le monde à la piste des aventures, et cependant il nous parle tout à la fois religion, diplomatie, guerre, monumens, négoce, et mille autres choses encore. C'est un causeur universel. Aucun fait, aucun détail ne lui échappe. Il assiste à tous les combats, il est dans le secret des négociations, il tient sa place dans toutes les cérémonies, et à mesure que se déroulent les différentes scènes du drame dont la Chine vient d'être le théâtre, il prend la plume, et lance vers l'Angleterre, par la prochaine malle, ses feuillets encore humides. Pour tout dire, en un mot, M. Cooke est le correspondant du Times.

On sait que le journal anglais a posté dans toutes les capitales de l'Europe des sentinelles en permanence qui lui transmettent par chaque courrier les nouvelles et jusqu'aux plus vagues échos de l'opinion. Le bataillon des own correspondents appartient à l'armée régulière de la presse britannique; il se déploie en tirailleurs, l'oreille au guet et la plume en main, expédiant rapports sur rapports au général en chef, qui de Londres adresse les mots d'ordre et dirige les mouvemens. Combien de fois la diplomatie officielle s'est-elle vue devancer par la correspondance du Times! Mais ce n'est pas tout. Sitòt que sur un point du monde se préparent ou s'accomplissent des événemens qui fixent l'attention du public, apparaît le special correspondent, la variété la plus élevée du genre. Ce haut dignitaire de la presse anglaise n'entre en campagne que dans les grandes occasions. Il faut pour le moins un corps d'armée ou une ambassade extraordinaire pour qu'il daigne se mettre en route. Il était en Crimée, il était au couronnement de l'empereur

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