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Pendant que Camille subissait cette espèce d'interrogatoire, M. Signoret était revenu de la mairie. Ce jour-là, il avait quitté son bureau un quart d'heure plus tôt qu'à l'ordinaire, tant il avait l'imagination troublée.

Vous ne savez pas ce qui se passe! dit-il en entrant les bras levés au ciel; voici le troisième jour que M. le maire ne paraît pas à l'hôtel de ville!

- Nous savons cela; c'est qu'il est enrhumé, répondit sans s'émouvoir la tante Dorothée.

Depuis vingt-sept ans qu'il est en fonction, jamais pareille chose n'était arrivée, continua M. Signoret en gesticulant. Je suis allé à l'hôtel Fauberton pour m'informer; on ne reçoit personne : j'ai dû m'inscrire. Il y a des groupes sur la place, l'émotion est universelle; M. le maire est si généralement aimé! il donne de si belles fêtes!... Que va-t-on devenir dans la ville d'O... s'il est malade ce carnaval!...

- On restera au logis, et l'on fera des crêpes le mardi gras, répondit philosophiquement la tante Dorothée.

Lorsque Camille fut seule, elle se prit à pleurer, le cœur gonflé d'un mortel chagrin. Elle venait de comprendre pourquoi Théodore ne passait plus sous sa fenêtre, et par quel motif M. Fauberton ne venait pas, selon sa promesse, lui apprendre à valser. Elle n'en conçut aucune inquiétude, les flatteries de l'oncle César, les protestations de Théodore l'avaient enivrée, et dans son inexpérience elle ne se méfiait pas du sort; mais elle éprouvait le tourment des âmes ardentes le bonheur ajourné n'était rien pour elle; une douloureuse impatience l'agitait, elle éprouvait une sorte de désespoir en songeant que cette situation se prolongerait peut-être encore deux ou trois jours, peut-être la semaine entière. Par bonheur sur le soir, au moment où elle explorait d'un regard désolé les environs du carrefour, elle aperçut Théodore qui s'avançait le long du rempart. Le pauvre amoureux vint passer sous la fenêtre de Camille en rasant la muraille. Aussitôt quelque chose qu'un long brin de soie balançait en l'air lui donna dans le visage; il s'en saisit au vol et mit à la place un billet qui remonta tout de suite avec le fil qu'une main invisible pelotonnait lestement. Cette şimple invention assurait aux deux amans un moyen de communication sùr et facile, car en cet endroit les passans étaient rares, et les réverbères très éloignés.

Théodore écrivait sur une feuille de papier rose qui exhalait une odeur de sandal: « Mon adorée Camille, si le souvenir de mon bonheur n'était sans cesse présent à ma pensée, je serais bien malheureux. Depuis ce bal où j'ai passé près de toi les plus belles heures de ma vie, je suis dans l'inquiétude : mon oncle est malade et nous

cause un grand souci. Adieu, ma chère bien-aimée; garde-moi ton amour, qui est tout mon bonheur. »>

De son côté, Camille avait écrit sur un bout de gros papier, le seul papier qu'elle eût trouvé dans la maison : « Cher Théodore, j'attends avec impatience depuis deux jours. Quand le soir vient, je ne manque pas de me mettre à la fenêtre; mais personne ne paraît. A la vérité, je me retire bientôt, de peur qu'on ne soupçonne notre intelligence. Oh! mon bien-aimé, quand viendra l'heureux moment où nous pourrons avouer notre amour! Adieu! mon cœur répète encore amour et fidélité pour la vie! »

La pauvre enfant n'était pas capable d'exprimer ses sentimens dans un plus beau style; mais l'amoureux Théodore n'en lut pas moins ce billet doux avec ravissement.

La tante Dorothée retourna dès le lendemain à l'hôtel Fauberton. Cette fois, Me Hermance vint au-devant d'une explication inévitable. Elle s'enferma dans sa chambre avec la vieille demoiselle, et lui déclara en pleurant toute la vérité. Ensuite elle ajouta : - Notre situation est bien pénible. Au premier moment, j'avais espéré que cette résolution inouie ne serait qu'une boutade; mais M. Fauberton persiste, et je trouve dans sa conduite quelque chose de menaçant. Ma chère demoiselle, il est fou certainement, ou bien c'est un méchant homme!

-Oh! il n'est pas fou! répondit la tante Dorothée entre ses dents. Puis elle ajouta avec un soupir: - Tout ceci renvoie bien loin le bonheur de ces pauvres enfans!

- Hélas! tant que mon cousin persévérera dans son nouveau genre de vie, il ne peut être question de rien, répondit tristement. Mme Hermance.

La vieille demoiselle alla rendre compte de cette conversation à Mme Signoret, et en finissant elle lui dit : — Malgré tout, Mme Hermance conserve un espoir, je le vois bien; mais je crois qu'elle se trompe... Je soupçonne une chose...

A ces mots, elle s'interrompit et leva les yeux au ciel; puis elle ajouta en baissant la voix : - Si ce que je soupçonne est vrai, César Fauberton a rompu sans retour avec sa famille, avec le monde, et tant qu'il vivra, son neveu n'épousera pas Camille...

Que soupçonnez-vous donc?

Je soupçonne que c'était lui-même qu'il voulait marier, qu'il allait le déclarer publiquement, et que c'était Camille qu'il voulait épouser...

- Ma fille!... oh! c'est impossible! s'écria Mme Signoret en se cachant le visage.

V.

Comme l'avait prévu M Hermance, l'événement qu'on aurait voulu cacher fut bientôt ébruité. Le lendemain du bal, on avait dit que M. Fauberton était malade, et que, hormis Cascarel, personne ne le voyait. Toute la ville était allée s'inscrire à sa porte; déjà l'on s'étonnait et l'on faisait des commentaires sur cette indisposition subite. Le surlendemain, les investigations avaient commencé. Il y avait une foule de gens en observation sur la place; les plus curieux guettaient les domestiques au passage pour les interroger, et dans les cafés on ne parlait d'autre chose que de la disparition de M. le maire. Des rumeurs absurdes commençaient à circuler; on allait jusqu'à dire que M. Fauberton était mort subitement, comme un ballerino de profession, pour avoir trop dansé, et qu'on l'avait enterré secrètement dans le jardin de l'hôtel. Quatre jours plus tard, les choses en étaient au point que Mme Hermance dut se décider à recevoir quelques personnes et à leur faire part de ce qui était arrivé, en appuyant son récit du témoignage de Cascarel.

Une après-midi, M. et Mme Chapusot, le notaire Me Chardacier, M. le premier adjoint et quelques autres personnes notables se trouvèrent ensemble à l'hôtel Fauberton. Mme Hermance était venue les recevoir dans une pièce qui précédait le grand salon, de sorte qu'il n'y aurait eu que deux portes à ouvrir pour se trouver en face de l'oncle César. Avant que les visiteurs fussent tous arrivés, Théodore vint s'asseoir derrière sa mère, et lorsque M. et Mme Chapusot entrèrent, Cascarel se trouva là, comme par hasard.

Hélas! lui dit Mme Chapusot en larmoyant, votre pauvre maître est malade à la mort, ou bien il a perdu la tête, puisqu'il ne veut plus voir des amis tels que nous.

- Monsieur est sain de corps et d'esprit, répondit l'honnête garçon il boit et mange bien, il raisonne parfaitement sur toutes choses; mais il y a en lui comme un ennui, un dégoût du monde qui le porte à vivre seul.

- Est-ce qu'il s'adonise comme à l'ordinaire pour vivre ainsi en face de lui-même? demanda ironiquement Mme Chapusot.

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Cascarel secoua la tête en soupirant. Bien au contraire, répondit-il, monsieur ne prend plus aucun soin de sa personne; ses pommades et ses eaux de senteur sont au bas d'une armoire, pêle-mêle avec ses faux toupets, et il ne m'a pas permis de mettre en ordre sa toilette. Parfois cependant il range à sa manière; ce matin, par exemple, il a ouvert le bonheur-du-jour et vidé les tiroirs...

Oh! oh! firent simultanément M. et Mme Chapusot, tandis que Me Chardacier témoignait son étonnement par un geste de tête qui dérangea l'équilibre de ses lunettes.

- Il y avait là-dedans un tas de bagatelles, poursuivit Cascarel, des paquets de lettres, des cheveux de toutes les nuances, vingt paires de bretelles pour le moins, autant de bourses et de calottes grecques, des portefeuilles, des porte-montres brodés par douzaines, et plus de cinquante portraits.

- Cinquante portraits! s'écria M. Chapusot avec stupeur.

- Plus de cinquante, répéta Cascarel; monsieur a transporté peu à peu tout cela dans la cheminée, et il y a mis le feu. Ensuite il a jeté pêle-mêle sur sa table les anneaux, les bagues à devise, les bagues en cheveux, les bagues à secret, et il m'a dit : « Prends, c'est pour toi... » J'ai encore toute cette collection-là dans ma poche. A ces mots, il tira de son gousset plusieurs poignées d'anneaux et de bagues sans valeur.

- Il y en a pour le moins trois cents! fit Mme Chapusot d'un air indigné.

- Pardon, madame, ce chiffre me semble exagéré, observa Me Chardacier, comme s'il s'agissait de contrôler un inventaire.

Il y a dans tout ceci quelque chose d'inconcevable! s'écria Mme Chapusot avec intention. Quant à moi, je le déclare, le jour du bal j'ai reconnu tout d'abord que M. Fauberton n'agissait pas selon ses idées ordinaires.

- Il ne m'appartient pas de juger ses actions, répondit Mme Hermance; mais, hélas! je ne puis m'empêcher de trouver qu'il nous a fait, à mon fils et à moi, une situation bien douloureuse.

Les larmes la gagnèrent, et elle regarda Théodore d'un air navré. Celui-ci fit un signe de tête pour la consoler, et lui baisa silencieusement les mains.

M. Chapusot prit alors la parole, et dit d'un ton d'oracle: - Ne vous affligez pas, chère madame; j'ose vous prédire que vos inquiétudes se dissiperont bientôt. Mon opinion est faite sur l'événement qui nous afflige tous, et que je crois pouvoir expliquer. C'est moi qui le premier me suis aperçu du changement que M. le maire a éprouvé au moral et au physique, changement que j'ai constaté l'autre nuit un peu avant la fin du bal. Ayant rencontré M. Fauberton face à face, je fus si frappé de sa pâleur que je lui demandai s'il était malade. Ce n'est rien, me répondit-il; j'ai les nerfs agacés!... Vous comprenez maintenant; il a des vapeurs comme les dames. C'est une maladie qui n'a jamais fait mourir personne, et dont on guérit sans médecin. Laissez donc le cher homme tranquille; ne vous inquiétez pas de lui. Un beau jour vous le verrez sortir de sa chambre rasé de frais, tout pimpant et parfumé comme à l'ordinaire, et prêt à reprendre son train de vie habituel.

Dieu le veuille! murmura Mme Hermance.

Mc Chardacier secoua la tête comme s'il ne partageait pas tout à

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fait cet espoir, et prit aussitôt congé. En sortant, il fit signe à Cascarel de le suivre, et lorsqu'ils furent seuls dans l'antichambre, il lui dit: Tu es un brave garçon, et tu connais les affaires de céans, c'est pourquoi je t'en parle. Réponds-moi sans détour : c'est M. Fauberton qui tient les cordons de la bourse; comment va-t-on faire ici actuellement?

Je n'en sais rien, répondit Cascarel avec un soupir. Monsieur se comporte comme s'il ne savait pas qu'il y a une douzaine de personnes à nourrir dans sa maison; pourvu qu'il ait son déjeuner et son dîner, cela suffit; il ne se soucie nullement du reste. Sais-tu s'il a de l'argent en sa possession?

Il en a, et même beaucoup. Pas plus tard qu'hier, il m'a dit en me montrant plusieurs sacs entassés dans sa commode : « Au premier jour, tu porteras cet argent chez Me Chardacier en le priant de trouver un bon placement. »>

-Pauvre homme! j'ai toujours sa confiance, murmura le notaire attendri; n'importe, il faut tout prévoir. Cascarel, ton maître est dans des dispositions qui me font trembler. Je sais bien qu'il existe un testament fait à double original et dans toutes les formes requises: l'une de ces pièces est entre les mains de Mme Hermance, l'autre dans mon étude; mais nous ne sommes pas pour cela à l'abri d'un testament olographe...

J'y ai pensé, répondit Cascarel. Après ce qui arrive, il faut s'attendre à tout; mais, soyez tranquille, monsieur ne peut pas écrire, je lui ai retiré son pince-nez.

Dès ce jour, on parla ouvertement de ce que Mme Chapusot s'obstinait à appeler les mystères de l'hôtel Fauberton. La réclusion volontaire de l'oncle César excitait au plus haut degré la curiosité publique; c'était un sujet inépuisable de conversation et de controverse. Bien qu'il n'y eût pas, comme dans les procès célèbres, des assassins en cause et des victimes qui demandaient vengeance, on suivait avec un intérêt passionné les incidens de ce drame de famille, où tous les acteurs avaient un rôle passif. Chaque jour, Cascarel donnait une espèce de bulletin verbal qui passait de bouche en bouche, et défrayait tous les entretiens dans la boutique du barbier en vogue comme dans les cafés de la grand'place. Le sujet pourtant n'était pas varié. Un jour M. Fauberton s'était levé à midi; il avait fait son déjeuner ordinaire, ensuite il s'était promené trois quarts d'heure environ, et avait fini par s'endormir au coin de son feu. A dîner, il s'était mis en colère parce que le rôti se trouvait être un peu sec. Le soir, il avait écouté la lecture de son journal avec plaisir, et dans la question d'Orient il s'était fortement prononcé contre le pacha d'Égypte. Le lendemain, il s'était encore mis en colère parce qu'un orgue de Barbarie jouait sous ses fenêtres, et

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