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esprit et notre âme au-delà des étoiles, et nous fait contempler l'éternel empire. Elle nous rend présens les hommes célèbres qui depuis longtemps n'existent plus, et dont les ossemens mêmes ont disparu de la surface de la terre. Elle nous invite à les imiter dans leurs hauts faits... Elle exprime clairement ce qui sans elle serait aussi long à décrire que difficile à comprendre. Et cet art si noble ne s'arrête point là: si nous désirons voir et connaître l'homme que ses actions ont rendu célèbre, elle nous en montre l'image. Elle nous présente celle de la beauté, dont une grande distance nous sépare, chose que Pline tient pour très importante. La veuve affligée retrouve des consolations dans la vue journalière de l'image de son mari, les jeunes orphelins sont satisfaits, une fois devenus hommes, de reconnaître les traits d'un père chéri.

«La marquise s'étant arrêtée, émue presque jusqu'aux larmes, messire Lactance, pour dissiper son émotion et ses souvenirs, poursuivit le discours..... » Les conversations continuaient ainsi après l'office de dimanche en dimanche, et Michel-Ange finit par faire rentrer dans la peinture jusqu'aux mathématiques et à la science des fortifications. Il rappelle même à ce propos de quel secours lui fut son art pour la défense de Florence. Buonarotti était de son temps. Si grands par leurs œuvres et par leurs actions, les hommes du XVIe siècle raisonnaient sans doute moins bien que nous, et la pensée qui dominait la vie s'emparait d'eux à tel point que c'est à travers elle qu'ils voyaient toute chose.

Michel-Ange ne devait pas jouir longtemps de la société de sa noble amie. Vittoria tomba malade au commencement de 1547. On la transporta chez sa parente Giulia Colonna. Son état devint rapidement très grave, et elle succomba à la fin de février de la même année. Michel-Ange la vit mourir. « Il était fou de douleur, » dit Condivi. Morte, il avait baisé sa main, et regrettait amèrement plus tard de n'avoir pas osé l'embrasser sur le front.

On pense que c'est sous l'impression de cette irréparable perte qu'il écrivit ce beau sonnet :

« Je voudrais, Jésus, que ta voix puissante résonnât toujours dans mon cœur, que mes paroles montrassent ma foi vivante et l'ardeur de mon espé

rance.

« L'âme élue qui sent en elle les semences de l'ardent amour céleste te voit, t'entend, te comprend, Jésus, dont la vertu illumine, enflamme, purifie l'âme.

« L'habitude de t'invoquer nous unit tellement à toi que tu deviens notre immortel aliment.

« Et quand vient le dernier et cruel combat contre l'ennemi ancien, le cœur qui te connaît depuis longtemps t'appelle de lui-même. »

VI.

Michel-Ange survécut seize ans à Vittoria. Occupé successivement par les papes Jules III, Paul IV et Pie IV aux travaux de la villa Giulia, des

fortifications et de plusieurs des portes de Rome, à la construction de ponts, d'églises, de monumens funèbres, sa préoccupation dominante et presque unique était cependant pour Saint-Pierre, qu'il voulait terminer avant de mourir. La vieillesse l'atteignit sans l'abattre, et il resta actif et debout jusqu'aux dernières limites de l'âge humain. Les années n'affaiblirent pas plus sa pensée que son corps, et c'est à quatre-vingts ans passés qu'il fit la plupart des calculs pour la coupole de Saint-Pierre et le beau modèle qui est conservé au Vatican. Ses opinions ne paraissent pas s'être démenties davantage. Après avoir obstinément résisté aux prévenances si amicales et si flatteuses que le duc Cosme lui prodiguait, il semble, il est vrai, qu'il lui ait tout à la fin de sa vie pardonné d'être le dominateur de sa patrie; mais bien qu'il eût formé à plusieurs reprises et très sérieusement le projet de retourner à Florence pour y mourir, il s'excusa toujours auprès du duc, tantôt sur son grand âge, tantôt sur ses travaux, et l'on peut croire que les rancunes du vieux républicain vaincu l'affermirent dans sa détermination de ne point quitter Rome. Les progrès croissans de la décadence et les premiers excès de ses disciples n'ébranlèrent point ses idées sur l'art. On sait avec quelle admiration et quelle sévérité il parla de Titien après être allé le voir au Belvédère avec Vasari. Pendant ces longues années déclinantes qui voient les sources de la vie se tarir de jour en jour, et l'enthousiasme, cette ivresse providentielle qui rend tout facile à la jeunesse, s'affaiblir et s'éteindre, il garda le silence sur ses plus intimes sentimens : il n'a rien témoigné de ce qu'il souffrait d'une solitude peuplée naguère des imaginations de son génie, remplie hier encore d'une affection ardente et sacrée, mais devenue par la mort de Vittoria plus vide et plus morne que jamais. Il disait de luimême avec fierté : « Pour moi, dans mes chagrins, j'ai du moins ce contentement que personne ne lit sur mon visage ni mes ennuis ni mes désirs. Je ne crains pas plus l'envie que je ne cherche les louanges du monde, de ce monde injuste et trompeur qui ne protége que ceux qui le paient le plus d'ingratitude, et je marche dans des routes solitaires (1). » A bien des égards cependant, sous l'influence de Vittoria, l'âpreté de son caractère s'était adoucie. Dans ses dernières années, il se plaisait à rendre justice à Bramante, qu'il avait jadis accusé avec trop d'amertume, quoique non sans motifs. « On ne peut refuser à Bramante, écrivait-il, d'avoir été un aussi grand architecte qu'aucun de ceux qui aient paru depuis les anciens jusqu'à nos jours. Il posa les premiers fondemens de Saint-Pierre. Son plan, clair, simple, lumineux, ne devait nuire en rien à aucun des détails de ce vaste monument. Sa conception fut regardée comme une belle chose, et elle doit l'être encore, en sorte que quiconque s'est éloigné de l'ordonnance de Bramante s'est éloigné de la vérité (2). » Et Vittoria pouvait louer devant lui, sans le blesser, Raphaël, qu'il avait soupçonné, non sans vraisemblance, d'avoir trempé dans les intrigues relatives à la Sixtine. «Raphaël d'Urbin a peint à Rome un chef-d'œuvre

(1) Madrigal 29.

(2) Lettre à messire Bartolomeo.

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de l'art, qui serait à juste titre le premier, si l'autre (la Sixtine) n'existait pas. C'est une salle et deux chambres et les loges dans le palais appartenant à l'église de Saint-Pierre (1). » D'ailleurs, malgré ses griefs, il lui avait de tout temps rendu justice. « Il donnait volontiers des louanges à tous, dit Condivi, même à Raphaël, avec qui il avait cependant eu quelques contestations. » Et le Bocchi raconte qu'après avoir reçu cinq cents écus à-compte sur ses Sibylles de la Pace, Raphaël réclamant d'Agostino Chigi le surplus de la somme qu'il pensait lui être due, celuici fit quelques difficultés : Michel-Ange fut nommé arbitre, et, rempli d'admiration, il répondit que chaque tête valait cent écus.

Son caractère néanmoins reprenait toute sa rudesse dès qu'il s'agissait de Saint-Pierre. « Toutes les saletés des san-gallistes (2) révoltaient, dit Vasari, la probité de Michel-Ange, qui, avant d'accepter le titre d'architecte, dit un jour hautement aux agens de la fabrique qu'il leur conseillait de réunir tous leurs efforts pour l'exclure de cette place, parce que le premier usage qu'il ferait de son pouvoir serait de les chasser. » La cabale fut un moment sur le point de l'emporter. Sous Pie IV, les intrigues redoublèrent. Michel-Ange avait quatre-vingt-sept ans. Ses ennemis assuraient qu'il radotait et menait tout au plus mal. Il paraît avoir eu un moment de découragement, et il écrit en 1560 au cardinal de Carpi : « Comme il est vrai que mon propre intérêt et ma vieillesse peuvent facilement m'en faire accroire et porter, contre mon intention, préjudice à cette construction, j'entends, aussitôt que je le pourrai, demander à sa · sainteté la permission de me retirer. Je supplie même votre excellence, afin de gagner du temps, de vouloir bien me débarrasser sur-le-champ de ces soins trop pénibles, auxquels je me livre gratuitement depuis dixneuf ans d'après l'ordre de plusieurs papes (3). » Plus tard, il se ravisa et répondit à ses détracteurs par le beau modèle du Vatican, que les architectes qui lui succédèrent ont fidèlement suivi. Ce ne fut en effet que bien longtemps après la mort de Michel-Ange, au commencement du XVIIe siècle, que Carlo Maderna, chargé de terminer Saint-Pierre, eut la malheureuse idée d'allonger la partie antérieure de la nef, sans remarquer qu'en changeant la croix grecque du projet primitif en croix latine, il diminuait l'effet de la coupole, dénaturait l'édifice tout entier, et qu'en y ajoutant l'absurde façade du palais qui existe aujourd'hui, il ôtait à une église le caractère religieux qui doit avant tout la distinguer.

Cependant, si Michel-Ange supportait vaillamment les tracasseries incessantes des san-gallistes, l'inévitable influence de l'âge l'assombrissait. Jules III ayant un soir chargé Vasari d'aller lui demander un dessin, celui-ci le trouva seul dans son atelier, travaillant à la lueur d'une petite lanterne à sa Deposition de croix de Florence. Tout en causant de choses et d'autres, Vasari jeta les yeux sur une des jambes du Christ qu'il voulait changer. Michel-Ange laissa tomber exprès sa lanterne pour qu'il ne vît pas

(1) Manuscrit de François de Hollande.

(2) Élèves et partisans de San-Gallo qui firent pendant plusieurs années une guerre très vive et peu loyale à Michel-Ange.

(3) Bottari, Lettere pittoriche, t. IV, num. 11.

son travail, et pendant qu'il appelait Urbino pour la rallumer, il sortit de l'atelier en disant : « Ah! je suis si vieux que la mort me tire souvent par l'habit pour que j'aille avec elle! Mon corps tombera quelque jour comme cette lanterne, et ma vie s'éteindra comme elle. » Une autre fois, Vasari lui écrit que son neveu Leonardo vient d'avoir un fils qui perpétuera le nom des Buonarotti. Michel-Ange lui répond :

« Giorgio, mon cher ami, j'ai pris un très grand plaisir à lire votre lettre, ayant vu que vous vous souveniez du pauvre vieillard; vous avez assisté à la fête qu'on a donnée pour la naissance d'un nouveau Buonarotti. Je vous remercie de ces détails autant qu'il est en mon pouvoir; mais une telle pompe me déplaît, parce que l'homme ne doit pas rire lorsque tout le monde pleure. Il me semble que Leonardo ne devait pas faire tant de réjouissances pour un enfant qui vient de naître. On doit conserver cette allégresse pour la mort de celui qui a bien vécu. »

Vers 1556, un coup des plus cruels vint le frapper. Son fidèle Urbino mourut. Il l'avait avec lui depuis le siége de Florence. C'était plus qu'un serviteur, c'était un ami de tous les jours et de tous les instans. C'est à lui qu'il avait fait un jour cette brusque question : « Si je venais à mourir, que ferais-tu? — Je serais obligé de servir un autre maître. · O mon pauvre Urbino, je veux t'empêcher d'être malheureux, » et il lui donna à l'instant 2,000 écus. «Il l'aima, dit Vasari, jusqu'à le servir pendant sa maladie et à le garder la nuit. » Ayant appris la perte qu'il venait de faire, Vasari, alors à Florence, lui écrivit pour le consoler, et il reçut cette touchante réponse :

« Messer Giorgio, mon cher ami, j'écrirai mal; cependant il faut que je vous dise quelque chose en réponse à votre lettre. Vous savez comment Urbino est mort; ç'a été pour moi une très grande faveur de Dieu, et un chagrin bien cruel. Je dis que ce fut une faveur de Dieu, parce qu'Urbino, après avoir été le soutien de ma vie, m'a appris non-seulement à mourir sans regrets, mais même à désirer la mort. Je l'ai gardé vingt-six ans avec moi, et je l'ai toujours trouvé parfait et fidèle. Je l'avais enrichi, je le regardais comme le bâton et l'appui de ma vieillesse, et il m'échappe en ne me laissant que l'espérance de le revoir dans le paradis. J'ai un gage de son bonheur dans la manière dont il est mort. Il ne regrettait pas la vie, il s'affligeait seulement en pensant qu'il me laissait, accablé de maux, au milieu de ce monde trompeur et méchant. Il est vrai que la majeure partie de moimême l'a déjà suivi, et tout ce qui me reste n'est plus que misères et que peines. Je me recommande à vous. »

Vasari le pressait de plus en plus d'abandonner les constructions de Saint-Pierre et de venir le rejoindre à Florence. Il lui répondit qu'il était arrivé à la fin de sa carrière, « qu'il n'avait plus aucune idée qui ne fût empreinte de la mort. » Et dans sa lettre, parmi d'autres sonnets, se trouvait celui-ci :

« Porté sur une barque fragile au milieu d'une mer orageuse, j'arrive sur

le soir de la vie au port commun, où tout homme vient rendre compte du bien et du mal qu'il a faits.

« Je reconnais combien, dans son idolâtrie pour les arts, mon âme passionnée fut sujette à l'erreur, car il n'y a qu'erreur dans les affections terrestres de l'homme.

<< Pensers amoureux, imaginations vaines et douces, que deviendrez-vous maintenant que je m'approche de deux morts, l'une certaine, l'autre menaçante?

« Ni la peinture ni la sculpture ne peuvent suffire pour calmer une âme qui s'est tournée vers toi, ô Dieu, qui as ouvert pour nous tes bras sur la croix! »>

En 1562, la santé de Michel-Ange commença visiblement à décliner. Vasari s'inquiéta et engagea le duc Cosme à demander au pape de faire inventorier et mettre en sûreté les cartons, les modèles, les projets, les dessins de Michel-Ange. Il en avait déjà brûlé une partie, et on voulait sauver au moins ce qui était relatif à la sacristie, à la façade et à la bibliothèque de Saint-Laurent, ainsi que les plans préparés pour les constructions de Saint-Pierre. Son neveu avait été prévenu. Il devait arriver à Rome vers le carême. Michel-Ange fut pris d'une fièvre légère, il prévoyait sa fin et pria qu'on écrivît à Leonardo de se hâter; mais sa maladie fit des progrès rapides. En présence de Donati, de Daniel de Volterra et de quelques autres de ses amis, il dicta ce bref testament : « Je laisse mon âme à Dieu, mon corps à la terre, et mes biens à mes plus proches parens. » Il mourut le 17 février 1563, âgé de quatre-vingt-neuf ans moins quelques jours.

Aussitôt après sa mort, le pape fit déposer son corps à l'église de SanApostolo, en attendant qu'on lui eût élevé un tombeau à Saint-Pierre. Dès que Leonardo fut arrivé, les amis qui avaient assisté aux derniers momens de Michel-Ange lui apprirent que le moribond avait supplié qu'on transportât ses restes à Florence; mais l'émotion de la population de Rome avait été telle lors du service célébré à San-Apostolo, qu'on craignit qu'elle ne s'opposât à la translation du corps, de sorte que Leonardo fut réduit à l'enfermer dans une balle de laine et à le faire sortir secrètement de la ville. Il fut inhumé à Santa-Croce, où on lui éleva un monument somptueux, dessiné par Vasari et exécuté par Batista Lorenzo.

Malgré des travers qu'on lui a reprochés, la violence de son caractère, son esprit irritable et sarcastique, son amour presque maladif de la solitude, Michel-Ange fut lié avec les hommes les plus distingués et les plus célèbres de son temps, sans compter les sept papes qui l'employèrent, et avec lesquels il vécut, en dépit de quelques orages, dans les plus familières et les plus honorables relations. Les cardinaux Pole, Bembo, Contarini, Hippolyte de Médicis, et tant d'autres, furent parmi ses plus intimes et ses plus constans amis. Quant à ses élèves, Sébastien del Piombo, Daniel de Volterra, Rosso, le Pontormo, Vasari, on sait assez, par le témoignage de ce dernier, quelle ardeur il mettait à les protéger, avec quelle générosité il leur donnait non-seulement ses conseils, mais des

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