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raient un auditoire immense. Il prêcha le carême dans l'église de SaintJean. La population entière de Naples s'y porta. Charles-Quint vint l'entendre et dit : « Cet homme prêche avec un feu et une piété à faire pleurer des pierres. » D'autres prédicateurs se joignirent à lui, et l'émotion devint si générale qu'on dut aviser. On prit les mesures les plus sévères pour arrêter ce mouvement: deux des principaux hérétiques furent décapités sur la place du Marché et brûlés.

Je ne pense pourtant pas qu'on ait eu raison de conclure de ces faits que Vittoria et par suite Michel-Ange aient plus ou moins secrètement abandonné l'église et embrassé la réforme. Leurs poésies religieuses ne gardent, il est vrai, presque aucune trace de la légende catholique. Le christianisme s'y trouve dans toute sa simplicité, ramené à ses dogmes fondamentaux et primitifs. Les idées de l'impuissance de l'homme à faire le bien, de la justification par la foi, du Christ unique médiateur, sur lesquelles les réformateurs insistaient particulièrement, s'y rencontrent à chaque ligne; mais ces idées appartiennent à saint Augustin aussi bien qu'à Luther ou à Calvin. Jusqu'au concile de Trente, ces retours à la pureté de la doctrine antique étaient d'ailleurs fréquens; une plus grande liberté les rendait possibles, et ces essais de réforme intérieure n'entraînaient pas une révolte ouverte contre la papauté. En présence des désordres croissans de l'église, une foule d'esprits religieux s'étaient retournés vers le christianisme primitif, et cherchaient dans ses livres sacrés le sens vrai de dogmes qui étaient devenus méconnaissables en s'éloignant de leur source. Valdez, Ochino et leurs disciples, au moins à ce premier moment, ne voulaient pas se séparer de l'église. Vittoria ne semble pas être allée plus loin qu'eux. Je n'en veux pour preuve que ses longues et intimes relations avec les cardinaux Pole et Contarini, qui furent, il est vrai, accusés d'hérésie, mais qui ne rompirent pas avec le catholicisme, et sa propre retraite dans un couvent de Viterbe.

Vittoria partit pour Ferrare, avec l'intention de s'y établir, à la fin de 1536. Elle passa par Rome, s'y arrêta quelques jours avec sa belle-sœur Jeanne d'Aragon, et y reçut la visite de Charles-Quint. A Ferrare, Renée la reçut avec toutes les distinctions et l'amitié dues à la célébrité du poète, aux vertus de la femme et à une évidente conformité de sentimens. C'est peut-être pendant les deux années tranquilles qu'elle passa à la cour de Ferrare, au milieu d'amis selon son cœur, qu'elle écrivit l'un de ses plus beaux sonnets, où l'on n'entend plus qu'un écho affaibli des derniers combats d'un esprit déjà pacifié.

« Si j'avais vaincu avec des armes célestes mes sens, ma raison, moimême, je m'élèverais par mon esprit au-dessus et bien loin du monde et de cet éclat trompeur qui l'embellit.

« Alors ma pensée, portée sur les ailes de la foi et soutenue par l'infaillible espérance, n'apercevrait plus cette vallée de misère.

Mon regard, il est vrai, est toujours fixé vers le but sublime où je dois tendre; mais mon vol n'est pas encore direct comme je le désire.

« Je ne vois que l'aurore et les premiers rayons du soleil, et je ne puis pénétrer jusque dans cette demeure divine où se cache la lumière véritable. »>

TOME XXII.

7

Accoutumée au doux climat de Naples et d'Ischia, Vittoria ne put supporter longtemps l'âpreté de celui de Ferrare. Sa santé était gravement atteinte. Elle dut renoncer à un séjour qui lui plaisait, ainsi qu'au projet qu'elle avait formé de visiter la Terre-Sainte. Elle revint à Rome en 1538. On suppose que ses premières relations avec Michel-Ange datent de cette époque, et que ce fut dans la première effusion de sa reconnaissante affection qu'il lui écrivit :

« Je vais d'un pas incertain à la recherche de la vérité; mon cœur, flottant sans cesse entre le vice et la vertu, souffre, et se sent défaillir comme un voyageur fatigué qui s'égare dans les ténèbres.

<< Ah! devenez mon conseil; vos avis me seront sacrés; éclairez mes doutes, guidez ma raison offusquée, préservez mon âme abattue de nouveaux égaremens où pourraient la plonger mes passions; dictez-moi vous-même ma conduite, vous qui sûtes par de si doux chemins me diriger vers le ciel (1). »

Ce premier séjour de Vittoria à Rome ne fut pas de longue durée. Dès 1541, son frère Ascanio Colonna avait à propos d'un impôt sur le sel fomenté une insurrection et pris les armes contre Paul III. Affligée et de plus en plus lassée du monde, la marquise se retira d'abord à Orvieto, puis au couvent de Sainte-Catherine, à Viterbe, où elle retrouva son savant et pieux ami le cardinal Pole. Elle partageait son temps entre sa retraite et Rome, où elle s'établit tout à fait dans les dernières années de sa vie. Elle y avait fondé une maison de refuge pour les jeunes filles pauvres, et consacrait à l'étude et à Michel-Ange le temps que lui laissaient les œuvres utiles. Pendant longtemps, on a manqué de détails sur la fin de sa vie; mais la découverte d'un manuscrit faite il y a quelques années par M. Raczynski dans une bibliothèque de Lisbonne permet de combler en partie cette lacune en nous introduisant dans la vie journalière de MichelAnge et de Vittoria, et en jetant quelque lumière sur les pensées qui occupaient ces grands esprits et sur leurs opinions.

Maitre François de Hollande, architecte et enlumineur, avait été envoyé en Italie par le gouvernement portugais pour y étudier les arts; il écrivit la relation de son voyage, retrouvée par M. Raczynski, en 1549, peu de temps probablement après son retour à Lisbonne. Cette relation, assez diffuse, contient quelques passages trop caractéristiques sur Michel-Ange et Vittoria pour qu'on ne les cite pas textuellement (2).

« Dans le nombre des jours que je passai ainsi dans cette capitale (Rome), dit maître François, il y en eut un, ce fut un dimanche, où j'allai voir, selon mon habitude, messire Lactance Tolomée, qui m'avait procuré l'amitié de Michel-Ange par l'entremise de messire Blosio, secrétaire du pape. Ce messire Lactance était un grave personnage, respectable autant par la noblesse de ses sentimens et de sa naissance (car il était neveu du cardinal de Senna) que par son âge et par ses mœurs. On me dit chez lui qu'il avait laissé com

(1) Madrigal 26.

(2) Les Arts en Portugal, par le comte Raczynski; Paris, Renouard, 1846. — Dialogue sur la Peinture dans la ville de Rome, par François de Hollande.

mission de me faire savoir qu'il se trouvait à Monte-Cavallo dans l'église de Saint-Silvestre avec Mme la marquise de Pescara, pour entendre une lecture des épîtres de saint Paul. Je me transportai donc à Monte-Cavallo. Or Mme Vittoria Colonna, marquise de Pescara, sœur du seigneur Ascanio Colonna, est une des plus illustres et des plus célèbres dames qu'il y ait en Italie et en Europe, c'est-à-dire dans le monde. Chaste et belle, instruite en latinité et spirituelle, elle possède toutes les qualités qu'on peut louer chez une femme. Depuis la mort de son illustre mari, elle mène une vie modeste et retirée; rassasiée de l'éclat et de la grandeur de son état passé, elle ne chérit maintenant que Jésus-Christ et les bonnes études, faisant beaucoup de bien à des femmes pauvres et donnant l'exemple d'une véritable piété catholique... «... M'ayant fait asseoir, et la lecture se trouvant terminée, elle se tourna vers moi et dit : « Il faut savoir donner à qui sait être reconnaissant, d'autant plus que j'aurai une part aussi grande après avoir donné que François de Hollande après avoir reçu. Holà, un tel, va chez Michel-Ange, dis-lui que moi et messire Lactance nous sommes dans cette chapelle bien fraîche et que l'église est fermée et agréable. Demande-lui s'il veut bien venir perdre une partie de la journée avec nous, pour que nous ayons l'avantage de la gagner avec lui; mais ne lui dis pas que François de Hollande l'Espagnol est ici.

« Après quelques instans de silence, nous entendîmes frapper à la porte. Chacun eut la crainte de ne pas voir arriver Michel-Ange, qui habitait au pied du Monte-Cavallo; mais, à mon grand contentement, le hasard fit qu'on le rencontra près de Saint-Silvestre, allant vers les Thermes. Il venait par la via Esquilina, causant avec son broyeur de couleurs Urbino; il se trouva donc si bien retenu qu'il ne put nous échapper. C'était lui qui frappait à la porte.

« La marquise se leva pour le recevoir, et resta debout assez longtemps avant de le faire asseoir entre elle et messire Lactance; moi, je m'assis un peu à l'écart. Après un court silence, la marquise, suivant sa coutume d'ennoblir toujours ceux à qui elle parlait ainsi que les lieux où elle se trouvait, commença avec un art que je ne pourrais décrire ni imiter, et parla de choses et d'autres avec beaucoup d'esprit et de grâce, sans jamais toucher le sujet de la peinture, pour mieux s'assurer du grand peintre. On voyait la marquise se conduire comme celui qui veut s'emparer d'une place inexpugnable par ruse et par tactique, et le peintre se tenir sur ses gardes, vigilant comme s'il eût été l'assiégé... — C'est un fait bien connu, dit-elle enfin, qu'on sera battu complétement toutes les fois qu'on essaiera d'attaquer Michel-Ange sur son terrain, qui est celui de l'esprit et de la finesse. Aussi vous verrez, messire Lactance, qu'il faudra lui parler brefs, procès ou peinture, pour avoir l'avantage sur lui et pour le réduire au silence... Vous avez le mérite de vous montrer libéral avec sagesse, et non pas prodigue avec ignorance; c'est pourquoi vos amis placent votre caractère au-dessus de vos ouvrages, et les personnes qui ne vous connaissent pas estiment de vous ce qu'il y a de moins parfait, c'est-à-dire les ouvrages de vos mains. Pour moi, certes, je ne vous considère pas comme moins digne d'éloges pour la manière dont vous savez vous isoler, fuir nos inutiles conversations et refuser de peindre pour tous les princes qui vous le demandent...

Madame, dit Michel-Ange, peut-être m'accordez - vous plus que je ne mérite; mais, puisque vous m'y faites penser, permettez-moi de vous porter mes plaintes contre une partie du public, en mon nom et en celui de quelques peintres de mon caractère. Des mille faussetés répandues contre les peintres célèbres, la plus accréditée est celle qui les représente comme des gens bizarres et d'un abord difficile et insupportable, tandis qu'ils sont de nature fort humaine. Partant les sots, je ne dis pas les gens raisonnables, les tiennent pour fantasques et capricieux, ce qui s'accorde difficilement avec le caractère d'un peintre... Les oisifs ont tort d'exiger qu'un artiste absorbé par ses travaux se mette en frais de complimens pour leur être agréable, car bien peu de gens s'occupent de leur métier en conscience, et certes ceux-là ne font pas leur devoir qui accusent l'honnête homme désireux de remplir soigneusement le sien... Je puis assurer à votre excellence que même sa sainteté me cause quelquefois ennui et chagrin en me demandant pourquoi je ne me laisse pas voir plus souvent, car lorsqu'il s'agit de peu, je pense lui être plus utile et mieux la servir en restant chez moi qu'en me rendant auprès d'elle. Alors je dis à sa sainteté que j'aime mieux travailler pour elle à ma façon que de rester un jour entier en sa présence, comme font tant d'autres.

Heureux Michel-Ange! m'écriai-je à ces mots, parmi tous les princes il n'y a que les papes qui sachent pardonner un tel péché.

((- Ce sont précisément des péchés de cette sorte que les rois devraient pardonner, dit-il. Puis il ajouta : Je vous dirai même que les occupations dont je suis chargé m'ont donné une telle liberté, que tout en causant avec le pape, il m'arrive, sans y réfléchir, de placer ce chapeau de feutre sur ma tête, et de parler très librement à sa sainteté. Cependant elle ne me fait point mourir pour cela; au contraire, elle me laisse jouir de la vie, et, comme je vous le dis, c'est dans ces momens-là que mon esprit est le plus occupé de ses intérêts.

«... J'ose l'affirmer, l'artiste qui s'applique plutôt à satisfaire les ignorans qu'à sa profession, celui qui n'a dans sa personne rien de singulier, de bizarre, ou du moins qu'on appellera ainsi, ne pourra jamais être un homme supérieur. Pour les esprits lourds et vulgaires, on les trouve, sans qu'il soit besoin de lanternes, sur les places publiques du monde entier. »

Mais Vittoria veut en venir à ses fins et faire parler Michel-Ange sur la peinture.

« Demanderais-je à Michel-Ange, dit-elle à Lactance, qu'il éclaircisse mes doutes sur la peinture? Car pour me prouver maintenant que les grands hommes sont raisonnables et non bizarres, il ne fera point, j'espère, un de ces coups de tête dont il a l'habitude. »

« Michel-Ange répondit :

Que votre excellence me demande quelque chose qui soit digne de lui être offerte, elle sera obéie.

« La marquise, souriant, continua : - Je désire beaucoup de savoir ce que vous pensez de la peinture de Flandre, car elle me semble plus dévote que la manière italienne.

«La peinture flamande, répondit Michel-Ange, plaira généralement à tout dévot plus qu'aucune d'Italie. Celle-ci ne lui fera jamais verser une larme,

celle de Flandre lui en fera répandre abondamment, et ce résultat sera dû non pas à la vigueur ou au mérite de cette peinture, mais tout simplement à la sensibilité de ce dévot. La peinture flamande semblera belle aux femmes, surtout aux âgées ou aux très jeunes, ainsi qu'aux moines, aux religieuses et à quelques nobles qui sont sourds à la véritable harmonie. En Flandre, on peint de préférence, pour tromper la vue extérieure, ou des objets qui vous charment ou des objets dont vous ne puissiez dire du mal, tels que des saints et des prophètes. D'ordinaire ce sont des chiffons, des masures, des champs très verts ombragés d'arbres, des rivières et des ponts, ce que l'on appelle paysages, et beaucoup de figures par-ci, par-là. Quoique cela fasse bon effet à certains yeux, en vérité il n'y a là ni raison, ni art, point de proportion, point de symétrie, nul soin dans le choix, nulle grandeur. Enfin cette peinture est sans corps et sans vigueur, et pourtant on peint plus mal ailleurs qu'en Flandre. Si je dis tant de mal de la peinture flamande, ce n'est pas qu'elle soit entièrement mauvaise; mais elle veut rendre avec perfection tant de choses, dont une seule suffirait pour son importance, qu'elle n'en fait aucune d'une manière satisfaisante. C'est seulement aux œuvres qui se font en Italie qu'on peut donner le nom de vraie peinture, et c'est pour cela que la bonne peinture est appelée italienne..... La bonne peinture est noble et dévote par elle-même, car chez les sages rien n'élève plus l'âme et ne la porte mieux à la dévotion que la difficulté de la perfection qui s'approche de Dieu et qui s'unit à lui: or la bonne peinture n'est qu'une copie de ses perfections, une ombre de son pinceau, enfin une musique, une mélodie, et il n'y a qu'une intelligence très vive qui en puisse sentir la difficulté ; c'est pourquoi elle est si rare que peu de gens y peuvent atteindre et savent la produire. »

Puis il reprend longuement cette idée que ce n'est qu'en Italie qu'il est possible de faire de la bonne peinture. Cela est si vrai, dit-il, « que si même Albert Dürer, homme délicat et habile dans sa manière, voulant me tromper moi, ou François de Hollande, essayait de contrefaire et d'imiter un ouvrage pour le faire paraître d'Italie, eh bien! il aurait produit une bonne, une médiocre ou une mauvaise peinture; mais je vous réponds que je connaîtrais bien vite que cet ouvrage n'est ni fait en Italie, ni fait par un Italien. » Vittoria prend à son tour la parole :

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Quel homme vertueux et sage, dit-elle (à moins qu'il ne vive dans la sainteté), n'accordera toute sa vénération aux contemplations spirituelles et dévotes de la sainte peinture? Le temps manquerait, je crois, plutôt que la matière pour les louanges de cette vertu. Elle rappelle la gaieté chez le mélancolique, la connaissance de la misère humaine chez le dissipé et chez Texalté; elle réveille la componction chez l'obstiné, guide le mondain à la pénitence, le contemplatif à la méditation, à la crainte ou au repentir. Elle nous représente les tourmens de l'enfer et, autant qu'il est possible, la gloire et la paix des bienheureux et l'incompréhensible image du Seigneur Dieu. Elle nous fait voir bien mieux que tout autre moyen la modestie des saints, la constance des martyrs, la pureté des vierges, la beauté des anges, l'amour et la charité dont brûlent les séraphins. Eile élève et transporte notre

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