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peler à elle-même. C'est malgré la scolastique que saint Thomas, saint Bonaventure, saint Anselme, Henri de Gand, Albert le Grand, ont compris quelque chose, et surtout que Roger Bacon donne le signal de la réforme, deux siècles avant Télésio. Ils étaient secrètement excités par le christianisme, dont l'esprit les vivifiait, quoique la théocratie, qu'il avait alors revêtue, tendît, avec la scolastique, à les étouffer.

On invoque, comme éloge, les paroles de Leibnitz : Aurum latere in stercore illo scholastico barbariei (1), et on ne voit pas qu'elles forment la plus sanglante critique. Qu'est pour lui la scolastique? Du fumier, de la boue, stercus. Sous cette boue, il trouve de l'or; mais dit-il que cet or vienne de la boue? Écoutez: « Les abrégés de métaphysique et tels autres livres de cette trempe, qui se voient communément, n'apprennent que des mots. De dire, par exemple, que la métaphysique est la science de l'être en général, qui en explique les principes et les affections qui en émanent; que les principes de l'être sont l'essence et l'existence, et que les affections sont ou primitives, savoir, l'un, le vrai, le bon ; ou dérivatives, savoir, le même et le divers, le simple et le composé; et en parlant de chacun de ces termes, ne donner que des notions vagues et des distinctions de mots, c'est bien abuser du nom de science. Cependant il faut rendre cette justice aux scolastiques plus profonds, comme Suarès, dont Grotius faisait si grand cas, de reconnaître qu'il y a quelque

(1) Leib., Op., éd. Dutens, t. V, p. 13.

fois chez eux des discussions considérables, comme sur le continuum, sur l'infini, sur la contingence, sur la réalité des abstraits, sur les principes de l'individuation, sur l'origine et le vide des formes, sur l'âme et sur ses facultés, sur le concours de Dieu avec les créatures, etc., et même, en morale, sur la nature de la volonté et sur les principes de la justice; en un mot, il faut avouer qu'il y a encore de l'or dans ces scories, mais il n'y a que des personnes éclairées qui en puissent profiter; et de charger la jeunesse d'un fatras d'inutilités, parce qu'il y a quelque chose de bon par-ci, par-là, ce serait mal ménager la plus précieuse de toutes les choses, qui est le temps (1)..

Ainsi, selon Leibnitz, l'or vient du talent naturel des auteurs qu'il appelle profonds, et les scories ce sont leurs principes et leur manière de procéder, c'est-à-dire la métaphysique et l'organon d'Aristote, devenus l'unique fondement de l'étude, ce qui forme la scolastique, laquelle n'apprend que des mots, charge d'un fatras d'inulilités, et sert si peu l'intelligence, qu'il faut des personnes déjà éclairées pour profiter des vérités qu'elle n'est propre qu'à obscurcir. Sans doute elle est une tentative de philosopher, mais une tentative à rebours, qui tourne le dos à la raison et à la vérité. Aussi plus elle avance, plus elle s'enfonce dans les ténèbres, et tombe enfin, avec Scot, dans l'abîme des subtilités. Cependant l'esprit humain, qu'a ranimé le christianisme, acquiert le senti

(1) Nouv. Essais, liv. IV, ch. vIII, art. 5.

ment de sa force, et attaque la scolastique comme la féodalité.

Les tentatives directes commencent à Télésio, car on ne peut regarder comme telles les recherches cabalistiques de Cusa, de Reuchlin et autres. Télésio professe sur Dieu, sur l'âme, sur la création du monde, la doctrine orthodoxe, qu'il appuie, en passant, de quelques considérations; mais, du reste, il se tourne tout entier vers la nature physique, pour l'expliquer avec le chaud et avec le froid, comme Parménide (1). Le chaud est le principe du mouvement, de la ténuité, de la légèreté ; le froid, le principe de l'immobilité, de la densité, de la gravité (2). Ces deux principes sont incorporels, incorporea, et, pour exister, ils ont besoin d'une masse corporelle ou de la matière qui est inerte, invisible, noire (3). Cette matière n'augmente ni ne diminue en quantité dans l'univers, quoiqu'elle soit dilatée par la chaleur, ou condensée par le froid (4). Travaillée par le feu, elle forme le soleil, les étoiles et tous les corps célestes; par le froid, elle forme la terre, (5). Voilà pourquoi la terre demeure en repos, et les astres, se meuvent (6). Du chaud siégeant dans le ciel, du froid siégeant dans la terre, et de leurs luttes continuelles, résultent tous les phénomènes. Dans les quatre premiers livres de son ouvrage,

(1) De rerum natura juxta propria principia, lib. IX, 1587.

(2) Liv. I, ch. II.

(3) Liv. 1, ch. IV.

(4) Liv. I, ch. v.

(5) Liv. I, ch. 1 et ш.

(6) Liv. I, ch. II

Télésio cherche à rendre raison de ceux des corps bruts; dans les cinq derniers, de ceux des plantes et des animaux. C'est la constitution des êtres physiques qu'il prétend expliquer, et non point leur origine, car il croit que Dieu les a formés tels que nous les voyons. Souvent il combat Aristote, dont il cite d'assez longs passages.

Jordano Bruno, associant et modifiant l'unité absolue de Parménide et des autres éléates métaphysiciens, l'espace infini et les atomes des éléates physiciens, compose un panthéisme à double face, où se mêlent, d'une façon étrange, le spiritualisme et le matérialisme.

Voici les principes généraux sur lesquels il s'appuie (1):
L'essence divine est infinie.

Du mode d'être découle le mode de pouvoir.
Du mode de pouvoir découle le mode d'action.

(1) « Principia communia sunt :

<< Divina essentia est infinita.

<< Modum essendi modus possendi sequitur.

• Modum possendi sequitur operandi modus.

« Deus est simplissima essentia in qua nulla compositio potest esse vel diversitas intrinsece.

<< Consequenter in eodem idem est esse, posse, agere, velle, essentia, potentia, actio, voluntas, et quidquid de eo vere dici potest, quia ipse ipsa est veritas.

< Consequenter Dei voluntas est super omnia, ideoque frustrari non potest, neque per seipsam, neque per aliud.

<< Consequenter voluntas divina est non modo necessaria, sed etiam est ipsa necessitas, cujus oppositum non est impossibile modo, sed etiam ipsa impossibilitas. < Necessitas et libertas sunt unum, unde non est formidandum quod cum agat necessitate naturæ, non libere agat; sed potius imo omnino non libere ageret aliter agendo quam necessitas et natura, imo naturæ necessitas requirit.

<< Potentia infinita non est nisi sit possibile infinitum; non est, inquam, potens facere infinitum, nisi sit potens fieri; quæ enim impossibilis vel ad impossibile potest esse potentia?

« Sicut est mundus in hoc spatio, ita et potest esse in simili spatio isti spatio,

« Dieu est une essence très-simple, dans laquelle il ne peut exister intrinsèquement aucune composition, aucune diversité.

« Par conséquent en lui, l'être est la même chose que l'essence, le pouvoir que la puissance, l'agir que l'acte, le vouloir que la volonté, et il en est ainsi de tout ce qu'on peut dire de vrai de lui, car il est lui-même la vérité.

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Par conséquent la volonté de Dieu est au-dessus de tout, et ne saurait être privée d'effet, ni par elle-même, ni par quoi que ce soit.

• Par conséquent la volonté divine n'est pas seulement nécessaire; elle est la nécessité même l'opposé n'est pas seulement impossible; il est l'impossibilité même.

« La nécessité et la liberté sont une seule et même chose, et on ne doit pas craindre qu'en agissant par la

quod, hoc mundo ablato, possumus æquale huic mundo remanens intelligere. << Huic spatio in quo est mundus simile spatium extra mundum non est ratio quæ tollat neque faciat esse finitum.

<< Mundus in simili spatio extra istud non est huic mundo impedimento, neque major ratio esset qua hic formidet ruere illum, quam ille istum, quando quidem ubique medium est in infinito secundum rei veritatem, sursum vero atque deorsumi secundum certam eorum quæ sunt in uno unius cujusque ordine habitudinem.

<< Hisce ita constantibus, probandum est adversario esse vim et causam qua infinita essentia atque potentia finite operetur:

<< Qua constare possit potentia activa infinita cum possibilitate finita rerum; « Qua spatio quod hoc mundo absente comprehendimus, cui simile semper acci

pimus esse, minime ultra adjectum possit esse spatium;

« Qua tota materia est finita et margine illius extimi cœli comprehensa;

« Qua Deus non vult quantum potest;

<< Qua esse plures hoc nobis manifesto mundos non sit conveniens;

<< Necessitatem in Deo aliud esse a libertate;

<< Potentiam cum voluntate et actione non concurrere;

« Posse aliud quam vult, velle aliud quam potest;

< Alia habere nomina quam habeat. >

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