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à fait la portée de Locke, ainsi qu'il l'assure, comment peut-il trouver qu'il pense?

Quoique lui et Malebranche s'accordent à nier la connaissance de nous-mêmes, ce n'est point par la même cause. Asservi à l'imagination, qu'il porte partout, Locke se persuade que la pensée va par images, et qu'elle ne peut atteindre ce qui est au-dessus. Quand il dit qu'il voudrait bien qu'on lui apprît comment se fait l'action de penser, c'est sans aucun doute qu'il voudrait qu'on le lui figurât. Malebranche, au contraire, est pour les idées; mais il croit qu'il n'y en a qu'en Dieu, et que c'est en lui que nous entendons tout ce qu'il nous est donné d'entendre; et comme nous ne pouvons apercevoir en Dieu que ce qui est éternel, par exemple, les vérités des mathématiques, les principes du vrai, du bien, et non pas les substances créées, Malebranche est entraîné à soutenir que n'y voyant pas l'âme, l'âme nous est inconnue. C'est l'esprit de système qui l'égare, tandis que Locke, c'est l'esclavage des sensations. Le premier détourne les yeux d'une lumière qui le frappe, le second ne la voit pas. De là vient que Malebranche, éclairé en partie malgré lui, tombe plus souvent en contradiction. « Il affirme, « observe Arnauld, qu'après y avoir sérieusement pensé, « on ne peut douter que l'essence de l'esprit ne réside dans « la pensée (1). Peut-on dire certainement en quoi con• siste l'essence d'une chose dont on n'aurait point « d'idée? Il ajoute plus loin qu'il n'est pas possible de

(1) Rech. de la Vérité, liv. III, part. 1, chap. 1, art. 1.

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• concevoir un esprit qui ne pense point, quoiqu'il soit fort facile d'en concevoir un qui ne sente point, qui n'imagine point (1). On peut voir beaucoup d'autres choses semblables dans le même endroit, qui montrent mani⚫ festement, ou qu'il avance cela témérairement et sans • savoir ce qu'il dit, ou qu'il connaît mieux qu'il ne le ⚫ dit la nature de son âme (2). »

Pour établir cette ignorance de l'âme, qu'il affecte par principe, et qu'il n'a réellement pas, Malebranche ne peut donner que des raisons singulières. Arnauld les a réduites à dix principales: j'en rapporterai deux, avec la réfutation dont il les accompagne. « Il est nécessaire, dit Malebranche, de faire de longs raisonnements, pour s'empêcher de confondre l'âme avec le corps. Mais si l'on avait une idée claire de l'âme, comme l'on en a du corps, certainement on ne serait point obligé de prendre tous ces détours pour la distinguer de lui, cela se découvrirait d'une simple vue, et avec autant de facilité qu'on reconnaît que le carré n'est pas le cercle (3). »

Cet endroit et beaucoup d'autres semblables, répond Arnauld, font voir que cet auteur s'imagine qu'on ⚫ ne connaît point par une idée claire ce qu'on ne dé⚫ couvre point par une simple vue, mais qu'on ne saurait savoir que par raisonnement..... On doit appeler idée claire la perception de tout ce que nous connaissons clairement par des raisonnements, quelque longs

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(1) Rech. de la Vérité, liv. III, part. 1, chap. 1, art. 1.

(2) Vraies et fausses idées, ch. XXIV.

(3) Rech. de la Vérité, éclaircissement XI.

«< qu'ils puissent être, pourvu qu'ils soient démonstratifs, « aussi bien que de tout ce que nous connaissons claire«ment d'une autre manière.

<< Et il faut bien qu'il en demeure d'accord, puisqu'il « veut que nous reconnaissions par des idées claires. « toutes les propriétés de l'étendue. Car niera-t-il qu'il « y en ait une infinité qui ne s'aperçoivent point d'une

simple vue, mais qu'on n'a pu découvrir que par de « longs raisonnements? Est-ce que Pythagore n'a eu « qu'à consulter l'idée du rectangle, du triangle et du « carré pour découvrir d'une simple vue que le carré << de la base devait être égal aux carrés des deux autres « côtés ? Est-ce qu'Archimède n'a eu qu'à consulter « l'idée de la sphère pour découvrir d'une simple vue « que l'étendue de sa surface devait être quadruple de « l'aire de l'un de ses grands cercles? Toutes les proprié«tés des sections coniques se découvrent-elles d'une simple vue? Or, Malebranche s'est déclaré trop hau«tement le protecteur de l'idée claire de l'étendue, pour « ne pas vouloir que tout cela ne se voie par des idées claires. Il a donc deux poids et deux mesures, lorsque, « pour avoir plus de moyen de soutenir que nous n'avons pas l'idée claire de notre âme, il s'avise de pré« tendre qu'on ne voit par une idée claire, que ce que « l'on découvre d'une simple vue, sans avoir besoin de « raisonnement (1).

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Arnauld pourrait même nier qu'il faille des raisonne

(1) Vrates et fausses idées, ch. XXIII.

ments longs, ni courts, pour distinguer l'âme du corps, c'est-à-dire qui faille y arriver de conséquence en conséquence, en partant de quelque principe. Dans ses Méditations, Descartes paraît beaucoup raisonner, mais ce ne sont que des réflexions vigoureuses, par lesquelles l'âme se démêle de ses préjugés, revient à elle-même, se voit distincte du corps, et cette distinction est le résultat des efforts qu'elle fait pour s'affranchir, et non point la conclusion d'aucun argument. Et sur quoi Descartes s'appuierait-il pour raisonner, lorsqu'il commence par chasser toute connaissance, toute notion, par conséquent tout principe?

« Voici, continue Arnauld, une autre raison de Malebranche: Je crois pouvoir dire que l'ignorance où sont la plupart des hommes, à l'égard de leur âme, de sa distinction d'avec le corps, de sa spiritualité, de son immortalité et de ses autres propriétés, suffit pour prouver évidemment que l'on n'en a point d'idée claire et distincte. « Si les « erreurs des hommes et les doutes déraisonnables qu'ils ⚫ ont tous les jours sur des choses très-certaines, peu• vent être allégués pour prouver que nous n'avons pas ⚫ d'idées claires des choses dont il leur plaît de douter,

il n'y a plus rien dont on puisse dire que nous avons « des idées claires. Car y a-t-il rien dont les sceptiques

et les pyrrhoniens n'aient fait profession de douter? Que si, de ce général, nous descendons au particulier, << comment Malebranche n'a-t-il pas vu qu'on n'avait pas moins de droit de conclure de ce qu'il dit que les • hommes n'ont point d'idée claire et distincte de leur

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« corps? Car les épicuriens n'ont nié la spiritualité et « l'immortalité de l'âme, que parce qu'ils ont cru que << leur corps était capable de penser. Et il n'y a encore • présentement que trop d'impies qui sont dans le même « sentiment. Or, si les uns et les autres avaient eu une « idée claire de leur corps, ils n'auraient pas eu cette pensée, puisque, selon cet auteur, quand on a une idée « claire d'une chose, on voit sans peine et d'une vue simple ce qu'elle enferme et ce qu'elle EXCLUT. Donc cette << raison ne prouve rien, ou elle prouve autant contre la « clarté de l'idée du corps ou de l'étendue, que contre la ⚫ clarté de celle de l'âme (1). » Il faut savoir que, d'après Malebranche, nous avons une idée claire et distincte du corps, qu'il fait consister dans l'étendue seule. N'avoir qu'une idée confuse et obscure de l'âme, ou ne pas en avoir du tout, c'est pour lui la même chose. Cependant, comme quelqu'un qui n'est pas sûr de soi, il emploie ordinairement la première expression, qui est moins dure.

Malebranche, en niant que l'âme se connaisse, la retire d'elle-même, où Descartes l'a rappelée, et ruine l'un des deux fondements de la philosophie; il ruine l'autre, en niant qu'elle connaisse Dieu par une idée qu'elle ait en soi; car il prétend qu'elle ne le connaît que parce qu'il agit sur elle, qu'il la presse et la pénètre de sa substance. A cet égard, Malebranche détruit l'œuvre de Descartes; mais, sous un autre rapport, il la continue, prenant la philosophie où Descartes l'a laissée, c'est-à-dire au rap

(1) Vraies et fausses idées, ch. xxIII.

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