Page images
PDF
EPUB

Le maître le crut, et passa bien plus avant; car il lui donna Esope, avec liberté d'en faire ce qu'il voudroit. Zénas de retour aux champs, un marchand l'alla trouver, et lui demanda si pour de l'argent il le vou loit accommoder de quelque bête de soinme. Non pas cela, dit Zénas, je n'en ai pas le pouvoir; mais je te vendrai, si tu veux, un de nos esclaves. Là-dessus, ayant fait venir Esope, le marchand dit: Est-ce afin de te moquer que tu me proposes l'achat de ce per= sonnage? on le prendroit pour une outre. Dès que le marchand eut ainsi parlé, il prit congé d'eux, partie murmurant, partie riant de ce bel objet. Esope le rappela, et lui dit: Achete-moi hardiment, je ne te serai pas inutile. Si tu as des enfants qui crient et qui soient méchants, ma mine les fera taire: on les menacera de moi comme de la bête. Cette raillerie plut au marchand. Il acheta notre Phrygien trois oboles, et dit en riant: Les dieux soient loués! je n'ai pas fait grande acquisition, à la vérité; aussi n'ai-je pas déboursé grand argent.

Entre autres denrées, ce marchand trafiquoit d'eselaves: si bien qu'allant à Ephese pour se défaire de ceux qu'il avoit, ce que chacun d'eux devoit porter pour la commodité du voyage fut départi selon leur emploi et selon leurs forces. Esope pria que l'on eût égard à sa taille; qu'il étoit nouveau venu, et devoit être traité doucement. Tu ne porteras rien, si tu veux,

lui repartirent ses camarades. Esope se piqua d'hon. g.

[ocr errors]

neur, et voulut avoir sa charge comme les autres. On le laissa donc choisir. Il prit le panier au pain, c'étoit le fardeau le plus pesant. Chacun crut qu'il l'avoit fait par bêtise: mais dès la dînée le panier fut entamé, et le Phrygien déchargé d'autant; ainsi le soir, et de même le lendemain; de façon qu'au bout de deux jours il marchoit à vuide. Le bon sens et le raisonnement du personnage furent admirés.

Quant au marchand, il se défit de tous ses esclaves, à la réserve d'un grammairien, d'un chantre, et d'Esope, lesquels il alla exposer en vente à Samos. Avant que de les mener sur la place, il fit habiller les deux premiers le plus proprement qu'il put, comme chacun farde sa marchandise: Esope, au contraire, ne fut vêtu que d'un sac, et placé entre ses deux compagnons, afin de leur donner lustre. Quelques acheteurs se présenterent, entre autres un philosophe appelé Xantus. Il demanda au grammai= rien et au chantre ce qu'ils savoient faire: Tout, re= prirent-ils. Cela fit rire le Phrygien, on peut s'ima= giner de quel air. Planude rapporte qu'il s'en fallut peu qu'on ne prît la fuite, tant il fit une effroyable grimace. Le marchand fit son chantre mille oboles; son grammairien trois mille: et en cas que l'on ache= tât l'un des deux, il devoit donner Esope pardessus le marché. La cherté du grammairien et du chantre dégoûta Xantus. Mais pour ne pas retourner chez soi sans avoir fait quelque emplette, ses disciples lui

conseillerent d'acheter ce petit bout d'homme qui avoit ri de si bonne grace: on en feroit un épouvan tail, il divertiroit les gens par sa mine. Xantus se laissa persuader, et fit prix d'Esope à soixante oboles. Il lui demanda, devant que de l'acheter, à quoi il lui seroit propre, comme il l'avoit demandé à ses cama= rades. Esope répondit, A rien, puisque les deux autres avoient tout retenu pour eux. Les commis de la douane remirent généreusement à Xantus le sou pour livre, et lui en donnerent quittance sans rien payer.

de

Xantus avoit une femme de goût assez délicat, et à qui toutes sortes de gens ne plaisoient pas : si bien que de lui aller présenter sérieusement son nouvel esclave, il n'y avoit pas d'apparence, à moins qu'il ne la voulut mettre en colere et se faire moquer lui. Il jugea plus à propos d'en faire un sujet de plai= santerie, et alla dire au logis qu'il venoit d'acheter un jeune esclave le plus beau du monde et le mieux fait. Sur cette nouvelle, les filles qui servoient sa femme se penserent battre à qui l'auroit pour son serviteur; mais elles furent bien étonnées quand le personnage parut. L'une se mit la main devant les yeux, l'autre s'enfuit, l'autre fit un cri. La maîtresse du logis dit que c'étoit pour la chasser qu'on lui amenoit un tel monstre; qu'il y avoit long-temps que le philosophe se lassoit d'elle. De parole en parole le différent s'échauffa jusqu'à tel point, que la femme demanda son bien et voulut se retirer chez ses pa=

rents. Xantus fit tant par sa patience, et Esope par son esprit, que les choses s'accommoderent. On ne parla plus de s'en aller, et peut-être que l'accoutu= mance effaça à la fin une partie de la laideur du nouvel esclave.

Je laisserai beaucoup de petites choses ou il fit pa roître la vivacité de son esprit ; car, quoiqu'on puisse juger par-là de son caractere, elles sont de trop peu de conséquence pour en informer la postérité. Voici seulement un échantillon de son bon sens et de l'ignorance de son maître. Celui-ci alla chez un jardinier. se choisir lui-même une salade. Les herbes cueillies, le jardinier le pria de lui satisfaire l'esprit sur une difficulté qui regardoit la philosophie aussi bien que le jardinage; c'est que les herbes qu'il plantoit et qu'il cultivoit avec un grand soin ne pro fitoient point, tout au contraire de celles que la terre produisoit d'elle-même sans culture ni amendement. Xantus rapporta le tout à la providence, comme on a coutume de faire quand on est court. Esope se mit à rire; et ayant tiré son maître à part, il lui conseilla de dire à ce jardinier qu'il lui avoit fait une réponse ainsi générale, parceque la question n'étoit pas digne de lui; il le laissoit donc avec son garçon, qui assu= rément le satisferoit. Xantus s'étant allé promener d'un autre côté du jardin, Esope compara la terre à une femme qui, ayant des enfants d'un premier mari, en épouseroit un second qui auroit aussi des

[ocr errors]

enfants d'une autre femme: sa nouvelle épouse ne manqueroit pas de concevoir de l'aversion pour ceuxci, et leur ôteroit la nourriture afin que les siens en profitassent. Il en étoit ainsi de la terre, qui n'adop= toit qu'avec peine les productions du travail et de la culture, et qui réservoit toute sa tendresse et tous ses bienfaits les siennes seules: elle étoit marâtre pour des unes, et mere passionnée des autres. Le jardinier parut si content de cette raison, qu'il offrit à Esope tout ce qui étoit dans son jardin.

Il arriva quelque temps apres un grand différent entre le philosophe et sa femme. Le philosophe, étant de festin, mit à part quelques friandises, et dit à Esope: Va porter ceci à ma bonne amie. Esope l'alla donner à une petite chienne qui étoit les délices de son maître. Xantus, de retour, ne manqua pas de demander des nouvelles de son présent, et si on l'az voit trouvé bon. Sa femme ne comprenoit rien à ce langage: on fit venir Esope pour l'éclaircir. Xantus, qui ne cherchoit qu'un prétexte pour le faire battre, lui demanda s'il ne lui avoit pas dit expressément : Va-t'en porter de ma part ces friandises à ma bonne amie. Esope répondit là-dessus que la bonne amie n'étoit pas la femme, qui, pour la moindre parole, menaçoit de faire un divorce; c'étoit la chienne, qui enduroit tout, et qui revenoit faire caresses après qu'on l'avoit battue. Le philosophe demeura court; mais sa femme entra dans une telle colere, qu'elle se

« PreviousContinue »