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Je n'examinerai point si, comme on l'a cru jusqu'à présent sur l'autorité de Platon, il faut amuser les enfants par des fables; ce se= roit une grande question qui pourroit donner lieu à des réflexions importantes, mais dont j'abandonne la discussion délicate aux philo= sophes qui s'occupent des moyens de perfec= tionner l'éducation publique et particuliere: je dirai seulement que si cet ancien usage peut être sans inconvénient pour les enfants, si on a eu raison de les traiter en cela comme des despotes, auxquels ils ressemblent en effet à beaucoup d'égards, il seroit à desirer que, pour rappeler aux souverains leurs devoirs et les droits sacrés de leurs peuples, on n'eût ja= mais emprunté le voile de l'allégorie. Le mo= ment où l'on institua cette espece de langue conventionnelle pour faire entendre à l'oreille d'un maître ombrageux et puissant la voix de la vérité fut une époque fatale pour la liberté de ceux qu'il gouvernoit. Si on veut remonter à l'origine de l'apologue, on verra que l'in= vention n'en peut être attribuée qu'à des es= claves accablés sous le poids de leurs fers, et que le goût des fables, si vif et si général parmi les Orientaux, est l'effet naturel et nécessaire de la tyrannie sous laquelle ils gémissent depuis si long-temps. Tout peuple chez lequel ce goût commence à s'introduire s'a= vance à grands pas vers la servitude, et ses progrès annoncent toujours ceux de l'oppres= sion. La fable peut convenir à des peuples

enchaînés sous les lois d'un maître farouche; c'est le murmure involontaire de l'opprimé qui n'ose parler et qui ne peut se taire; alors il enveloppe sa plainte, il devient fabuliste ou bouffon: mais la vérité toute nue est faite pour des hommes libres.

La Fontaine avoit reçu de la nature toutes les qualités qui peuvent faire pardonner un talent supérieur; un caractere simple et naif, un cœur droit et bienfaisant (1), une ame sen= sible et passionnée, source d'une multitude d'instants délicieux que les hommes tran= quilles et froids ignorent, et qui sont perdus pour eux. Son extérieur étoit modeste, son air affable, sa contenance embarrassée, et sa physionomie peu spirituelle. On peut lui appli quer ce que Tacite disoit d'Agricola (2): « En << le voyant, en le contemplant, la multitude, qui ne juge du mérite que par des dehors imposants, cherchoit en lui l'homme célebre; << peu de gens le devinoient ». Fontenelle, qui l'avoit un peu connu, le définissoit ainsi: «< Un « homme qui étoit toujours demeuré à-peuprès tel qu'il étoit sorti des mains de la na= « ture, et qui, dans le commerce des autres « hommes, n'avoit presque pris aucune tein=

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(1) C'étoit, dit M. de Maucroix, l'ame la plus sin= cere et la plus candide qui fut jamais.

M. de La Fontaine ne ment point en prose, disoit madame de la Sabliere.

(2) In vit, Agric. cap. 40, in fine.

<< ture étrangere. De là venoit son inimitable «< et charmante naïveté. (1)

Né sans ambition, il cultivoit les lettres au sein de l'amitié; on étoit sûr de ne l'avoir ja= mais pour concurrent dans le chemin de la fortune; il méprisoit toutes ces petites intri= gues, toutes ces cabales obscures dont l'effet est toujours d'honorer l'homme médiocre de la récompense qui n'est due qu'au mérite. Ses mœurs étoient pures et ses discours très réservés. Il étoit naturellement rêveur et distrait, même avec ses amis; mais, lorsqu'on savoit le tirer de cet état d'abstraction, sa conversation s'animoit peu-à-peu, et devenoit bientôt instructive: il se plaisoit sur tout à agiter les questions de grammaire les plus compliquées. Ces sortes de discussions, qui exigent une logique très fine, un jugement sain, et même beaucoup de goût, sont d'au tant plus utiles, que l'étude d'une langue, quand elle n'est pas dirigée par l'esprit philosophique, se réduit à une pure science de mots ce n'est plus alors qu'une affaire de mémoire et de patience; et l'on pourroit les savoir toutes, sans avoir une idée de plus, et sans être capable de lier et de comparer ensemble deux faits ou deux sensations.

Il y a dans la nature, comme dans presque tous les jeux, des choses de pressentiment qui se sentent et ne se calculent point. C'est peut

(1) Lettre de Fontenelle à M. Lockman en 1744.

être la seule maniere d'expliquer ces penchants plus ou moins vifs, ces aversions plus ou moins fortes qu'on éprouve, antérieurement à toute expérience, à toute réflexion, pour certains objets ou certains états de la société ; pen= chants ou aversions qui ne sont point une af= faire de choix, de raisonnement, d'observa= tion, mais de tact, de divination, et, pour ainsi dire, d'instinct: tel fut l'éloignement de La Fontaine pour le mariage, espece d'enga= gement qui demande, comme beaucoup d'au= tres, une vocation particuliere. Il subit néan inoins ce joug souvent si pénible; et ce lien, contracté malgré lui, et pour complaire à ses parents (1), troubla plus d'une fois son repos, et auroit même rempli sa vie d'amertume et de

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(1) « On lui donna une femme qui ne manquoit ni d'esprit ni de beauté, mais qui pour l'humeur << tenoit fort de cette madame HONESTA qu'il dépeint « dans sa nouvelle de BELPHÉGOR: aussi ne trouvoit= << il d'autre secret que celui de BELPHEGOR pour vivre << en paix; je veux dire qu'il s'éloignoit de sa femme « le plus souvent et pour le plus long-temps qu'il pouvoit, mais sans aigreur et sans bruit. Quand il « se voyoit poussé à bout, il prenoit doucement le parti de s'en venir seul à Paris, et il y passoit des « années entieres, ne retournant chez lui que pour vendre quelque portion de son bien. »

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Sa femme se nommoit Marie Héricart; elle étoit fille d'un lieutenant au bailliage royal de la FertéMilon. Il en eut un fils dont la postérité subsiste. (Voyez l'hist. de l'Acad. franç.)

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peines, si, moins sage et moins soumis à son sort, il n'eût pas pris à cet égard le seul parti raisonnable, celui de s'éloigner paisiblement de celle dont il ne faisoit pas le bonheur, et qui nuisoit au sien. Rien n'est plus commun que ces exemples de mariages mal assortis, où les deux époux, d'ailleurs également honnêtes, souvent même vertueux, mais de goûts, d'hu meur, d'esprit et de caracteres très différents, se tourmentent réciproquement tout le temps de leur vie, et, malheureux l'un par l'autre, arrivent à la fin de leur carriere en détestant au fond de leur cœur ulcéré l'instant de leur union. C'est cet assemblage si rare de certai= nes qualités, ce sont ces rapports et ces con= venances entre les défauts comme entre les vertus, rapports si difficiles à rencontrer, qui ont fait dire au duc de la Rochefoucauld qu'il y avoit de bons mariages, mais qu'il n'y en avoit point de délicieux. Celui de La Fontaine ne fut ni l'un ni l'autre; car, pour me servir ici de sa définition,

J'appelle un bon, voire un parfait hymen,
Quand les conjoints se souffrent leurs sottises.

On peut même recueillir de plusieurs endroits de ses ouvrages, que l'humeur chagrine de sa femme et sa vertu farouche faisoient, avec les agréments de sa figure, un contraste frappant, et que le bon n'étoit pas en elle camarade du beau. Sa fable du mal marié me paroît être son histoire, à quelques circonstances

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