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secrets entre les objets les plus éloignés, et de faire sortir de ces rapprochements ingénieux une moralité fine, et d'autant plus piquante qu'elle est plus détournée et plus imprévue. Ses fables sont l'ouvrage d'un écrivain cor= rect et châtié, dont l'ame honnête et droite, mais toujours égale et tranquille, ne se pas= sionne ni contre le vice ni pour la vertu : on les lit avec plaisir la premiere fois; mais on ne se sent pas tourmenté du desir de les relire une seconde, une troisieme, une centieme, comme celles de La Fontaine. Celui-ci a plus d'imagination, plus de verve et plus de con= noissances que Phedre; il a vu et comparé

man, après avoir raconté comment l'un de ces aven= turiers obtint la couronne pour prix de son courage, il ajoute:

Il ne se fit prier que de la bonne sorte,

Encor que le fardeau fût, dit-il, un peu fort.
Sixte en disoit autant quand on le fit saint-pere.
Liv. X, fab. 14.

Une autre fois, à l'occasion de deux chevres qui, voulant traverser un ruisseau sur une planche fort étroite, se disputoient les vains honneurs du pas, posant l'une après l'autre un pied sur la planche, il dit:

Je m'imagine voir avec Louis-le-Grand
Philippe IV qui s'avance

Dans l'isle de la Conférence.

plus d'objets, rassemblé plus de faits: obser= vateur scrupuleux de ces convenances dont la réunion forme ce qu'on appelle la vérité en poésie comme en peinture, ses personnages, quels qu'ils soient, disent presque toujours ce qu'ils doivent dire dans leur position (1). Il a su donner à son dialogue cette précision, ce naturel (2), une des plus rares qualités du style, même dans les meilleurs écrivains, et peut-être la seule qu'on n'acquiert point par l'étude. Il faut lire ses vers pour connoître toutes les ressources de notre langue, et la variété des formes dont elle est susceptible lorsqu'elle est maniée par un homme de gé=

Ainsi s'avançoient pas à pas,

Nez à nez, nos aventurieres,

Qui, toutes deux étant fort fieres, Vers le milieu du pont ne se voulurent pas

L'une à l'autre céder, etc.

Liv. XII, fab. 4.

Voyez encore d'autres allusions aussi ingénieuses, Liv. I, fab. 8; liv. X, fab. 3; liv. XII, fab. 9, 23, etc.

(1)

Ille profectò Reddere persona scit convenientia cuique.

Hor. de Arte poët. v. 315.

(2) On peut citer pour modeles en ce genre plusieurs de ses fables; telles que le Savetier et le Finan= cier, les Femmes et le Secret, le Singe et le Dauphin,

etc. etc.

1

nie. On trouve dans plusieurs de ses fables l'élégance et la sensibilité de Tibulle (1); dans d'autres, le nombre et l'harmonie de Vir= gile (2); ici, la délicatesse d'Horace, son esprit, son goût (3); là, cette finesse de ré= flexion qui rend les ouvrages de cet ancien poëte si utiles, si agréables: en un mot, La Fontaine a toutes les sortes de style, et, dans chacun, les beautés qui lui sont propres, sans excepter même les mouvements les plus

(1) Vénus n'est pas plus belle dans Homere que dans ces vers du poëme d'Adonis:

Rien ne manque à Vénus, ni les lis, ni les roses
Ni le mélange exquis des plus aimables choses,
Nice charme secret dont l'œil est enchanté,
Ni la grace, plus belle encor que la beauté.

(2) Voyez la fable du Chêne et du Roseau; celle de l'Astrologue qui se laisse tomber dans un puits, où il combat en si beaux vers les folies de l'astrologie ju= diciaire; la Mort et le Bûcheron, dont le début offre les images les plus vraies, embellies par les graces de la plus belle poésie:

Un pauvre bûcheron tout couvert de ramée,
Sous le faix du fagot aussi-bien que des ans
Gémissant et courbé, marchoit à pas pesants,
Et tâchoit de gagner sa chaumine enfumée.

Boileau a mis en vers le même sujet : mais quelle différence! combien La Fontaine lui est supérieur,

pathétiques et les plus impétueux de l'éloquence (4).

Observons encore qu'à l'exemple de Lucrece, il est le premier de sa nation qui ait ecrit en vers sur des matieres philosophiques, ce qui suppose nécessairement de la clarté dans l'esprit et des connoissances sur des ob= jets trop souvent étrangers aux poëtes. La fable d'un Animal dans la Lune, où il détruit un des principaux arguments des pyrrhoniens

niême en qualité de poëte! La fable de Boileau est froide, dénuée d'intérêt, je dirois presque de goût; on n'y trouve pas un seul mot qui s'adresse à l'ame; læ vá in parte mamillæ nil salit: celle de La Fon= taine est tout à la fois d'un homme sensible, d'un grand poëte, et d'un penseur profond.

(3) La fable du Renard qui a la queue coupée est d'autant plus ingénieuse, qu'on peut en appliquer la moralité à toutes les circonstances de la vie, ou des hommes injustes et jaloux sont toujours prêts a dépriser ou à jeter du ridicule sur les talents et les qua lités qui leur manquent et qu'ils voient avec chagrin dans les autres. « Votre avis est fort bon », pourroit on leur dire:

Mais tournez-vous, de grace, et l'on vous répondra.

(4) Voyez le Paysan du Danube. Si vous voulez des modeles d'éloquence dans un autre genre, lisez la fable de l'Homme et la Couleuvre, celle du Vieillard et des trois Jeunes hommes, la Mort et le Mourant,

etc. etc. etc.

contre la certitude des sens; le Discours à madame de la Sabliere, où, apres avoir exposé fidèlement l'opinion de Descartes sur les opérations des bêtes, il la réfute par des raisonnements très solides, et même par des faits que les plus grands partisans de l'automatisme n'ont jamais pu expliquer; enfin son poëme du Quinquina, où il décrit avec beaucoup d'exactitude et de netteté plusieurs phénome= nes assez obscurs de l'économie animale, la fievre sur tout, suffisent pour prouver que l'étude de la philosophie ancienne et moderne ne lui avoit pas été inutile. Ses fréquents en= tretiens avec le savant Bernier l'avoient forte= ment convaincu que les faits ne sont pas moins la véritable richesse du poëte que du philosophe, et que si le poëte peut apprendre quelquefois au philosophe à sacrifier aux gra= ces, c'est au philosophe à rectifier, à multiplier, à étendre les idées du poëte, et à lui apprendre réciproquement à s'assujettir à la

raison.

Du côté de la morale,

Sans cela toute fable est un œuvre imparfait (1),

La Fontaine me paroit encore très supérieur

(1) Liv. XII, fab. 2.

(2) Une morale nue apporte de l'ennui;
Le conte fait passer le précepte avec lui.
Liv. VI, fab. I.

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