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perfectionna, dans leurs mâles écrits. C'est le précepte d'Horace mis en action; on sait qu'il recommande expressément aux poëtes la lec= ture des philosophes (5), comme d'excellents guides en morale, et les seuls dont les leçons, jointes à celles de l'expérience, que rien ne peut suppléer, puissent les avancer vers la connoissance de l'homme et de ses rapports, et élever leur esprit à des vérités générales non moins utiles, et sans lesquelles leurs vers vuides d'idées ne sont que des bagatelles har= monieuses (6).

Tels furent les maîtres de La Fontaine dans l'art d'écrire et de penser. J'ai cru devoir in= sister particulièrement sur cette époque im= portante de sa vie, parcequ'elle influa beau=

"

(2) Voyez son épître à M. du Harlay, procureurgénéral du parlement.

(3) « Ce qu'on ne s'imagineroit pas, dit l'historien de l'académie, il faisoit ses délices de Platon et de Plutarque. J'ai tenu les exemplaires qu'il en avoit; ils sont notés de sa main à chaque page; et j'ai pris garde que la plupart de ses notes étoient des maxi: « mes de morale, ou de politique, qu'il a semées dans * ses fables.

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(4) Decor, splendor boni. On écrira long-temps sur le beau, avant d'en donner une définition plus exacte, plus précise, et peut-être même plus profonde.

(5) Art. poët. vers. 309, 310, et seq.

(6) Versus inopes rerum, nugæque canoræ.

HORAT. Art. poët. vers. 322.

b.

coup dans la suite sur le mérite et le caractere de ses ouvrages.

Quoique les pieces fugitives par lesquelles il se fit connoître offrent des détails agréables et des vers heureux, elles ne peuvent servir qu'à mesurer la distance qui les sépare de ses fables, auxquelles il doit presque toute sa réputation, ou du moins la partie la plus bril= lante et la mieux assurée de cette réputa= tion (1). C'est là que, donnant un libre essor à son génie, on le vit tout-à-coup, s'éveillant comme d'un profond sommeil, ouvrir aux yeux de son siecle une source féconde de plaisirs et d'instruction, se frayer de nouvelles routes dans une carriere où les anciens l'a voient devancé, annoncer un talent plus rare encore, celui d'être naturel et original (2)

(1) Ce jugement semble être confirmé par celui de La Fontaine, qui regardoit ses fables comme le meil leur de ses ouvrages; il disoit pourtant qu'il y avoit quelquefois plus d'esprit dans ses contes.

Ce fait curieux et peu connu est attesté par Mau= croix, son ami le plus ancien, le plus chéri, et celui qui paroît avoir eu toute sa confiance. Voyez sa lettre au pere *, jésuite, datée du 30 mars 1704.

***

(2) Voici à ce sujet ce que La Fontaine dit de luimême dans une épître au savant Huet:

Quelques imitateurs, sot bétail, je l'avoue,
Suivent, en vrais moutons, le pasteur de Mantoue.
J'en use d'autre sorte; et, me laissant guider,
Souvent à marcher seul j'ose me hasarder.

même en imitant, et porter son art à un degré de perfection que personne encore n'a pu at= teindre.

La Fontaine se plaçoit fort au-dessous d'Esope et de Phedre: mais cet aveu public de leur supériorité étoit-il bien sincere? c'est ce qu'il est difficile de se persuader. Il me semble qu'il y a dans l'homme de génie, quelle que soit la chose à laquelle la nature le destine exclusivement, une conscience, un sentiment plus ou moins développé de sa propre force, qui correspond en lui à toute l'activité de l'instinct par lequel l'animal est averti de la sienne (3). La modestie, qui n'est que l'em= ploi continuel et réfléchi des moyens les plus propres à cacher aux autres sa supériorité, l'usage du monde, le besoin qu'on a de l'es

On me verra toujours pratiquer cet usage.
Mon imitation n'est point un esclavage:

Je ne prends que l'idée, et les tours, et les lois
Que nos maîtres suivoient eux-mêmes autrefois.
Si d'ailleurs quelque endroit plein chez eux d'excel-
lence

Peut entrer dans mes vers sans nulle violence,
Je l'y transporte, et veux qu'il n'ait rien d'affecté,
Tâchant de rendre mien cet air d'antiquité.

(3) Sentit enim vim quisque suam quam possit abuti: Cornua nata priùs vitulo quàm frontibus exstent; Illis iratus petit, atque infensus inurget.

Lucret. de rer. nat. lib. V, vers. 1032 et seq.

time et de l'amitié de ses semblables, appren= nent à ne point blesser leur vanité, à passer, pour ainsi dire, auprès de leur amour-propre sans le choquer: mais ils n'apprer.nent point à s'ignorer soi-même: ils n'empêchent point de sentir tout ce qu'on vaut, et même d'en faire souvenir quelquefois ceux qui seroient tentés de l'oublier. La Fontaine est peut-être une exception à ces regles générales, qui ne sont au fond que des résultats de la nature humaine bien observée. Accoutumé dès l'en= fance à regarder les anciens comme ses mai= tres, à croire que le terme où ils s'étoient arrêtés dans tous les genres étoit le dernier, et qu'il n'y avoit rien au-delà (1), il a pu, par une suite nécessaire de cette prévention habi= tuelle, mal juger de la distance à laquelle il voyoit ces objets si imposants; et c'est ce qui a fait dire à Fontenelle ce mot plaisant, et qui exprime si finement l'extrême simplicité de La Fontaine, que cet auteur ne le cédoit ain

(1) Nous ne saurions, dit-il, aller plus avant que les anciens ils ne nous ont laissé pour notre part que la gloire de les bien suivre. (Note de La Fontaine sur la fable 15 du premier livre.)

(2) Voyez l'épilogue de la fable des deux Pigeons, et les vingt derniers vers de la fable 4 du livre XI sur l'amour de la retraite. On ne lit point ces deux morceaux sans émotion, sans éprouver sur-tout cette im= pression délicieuse que La Fontaine a si bien connue, et qu'il exprime si heureusement dans ces vers:

si à Phedre que par bêtise. En effet, il suffit, pour s'en convaincre, de comparer un mo= ment entre eux ces deux poëtes.

Phedre n'a ni la vérité, ni l'enjouement, ni a naïveté de La Fontaine: trois qualités éga= lement essentielles, dont la derniere sur-tout convient particulièrement à la fable. Il est moins rapide et moins vif que lui dans ses récits. Son style pur et concis, mais uniforme, froid et sans couleur, a je ne sais quoi de grave et de sévere qui convient mieux au poeme didactique qu'à l'apologue, où il faut de la facilité, et même une sorte de négligence et de familiarité, qui a sa limite invariable, comme tout ce qui est bien dans quelque genre que ce soit. Il ne connoît ni l'art d'in= téresser ses lecteurs par des images qui leur rappellent des sensations douces (2), ou par la peinture de certains phénomenes de la na= ture aussi difficiles à observer qu'à décrire; ni celui d'indiquer d'un mot (3) des rapports

Il n'est rien

Qui ne me soit souverain bien,

Jusqu'au sombre plaisir d'un cœur mélancolique.
(3) Deux coqs vivoient en paix ; une poule survint,
Et voilà la guerre allumée.

Amour, tu perdis Troie; et c'est de toi que vint
Cette querelle envenimée

Où du sang des dieux même on vit le Xanthe teint.

Liv. VII, fab. 13.

Dans la fable des deux Aventuriers et du Talis

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