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dans la ville où il avait pris naissance. Il y épousa une petite bourgeoise qui n'était plus dans sa première jeunesse, et je vins au monde onze mois après leur mariage. Ils allèrent ensuite demeurer à Oviédo, où ma mère se fit femme de chambre et mon père écuyer. Comme ils n'avaient pour tout bien que leurs gages, j'aurais couru risque d'être assez mal élevé, si je n'eusse pas eu dans la ville un oncle chanoine. Il se nommait Gil Pérez. Il était frère aîné de ma mère, et mon parrain. Représentez-vous un petit homme haut de trois pieds et demi, avec une tête enfoncée entre les deux épaules: voilà mon oncle. Au reste, c'était un ecclésiastique qui ne songeait qu'à faire bonne chère; et sa prébende, qui n'était pas mauvaise, lui en fournissait les moyens.

Il me prit chez lui dès mon enfance, et se chargea de mon éducation. Il m'acheta un alphabet, et entreprit de m'apprendre lui-même à lire; ce qui ne lui fut pas moins utile qu'à moi; car, en me faisant connaître mes lettres, il se remit à la lecture, qu'il avait toujours fort négligée; et, à force de s'y appliquer, il parvint à lire couramment son bréviaire, ce qu'il n'avait jamais fait auparavant. Il aurait encore bien voulu m'enseigner la langue latine, mais, hélas! le pauvre Gil Pérez! il n'en avait de sa vie su les premiers principes.

Il fut donc obligé de me mettre sous la férule d'un maître; il m'envoya chez le docteur Godinez, qui passait pour le plus habile précepteur d'Oviedo. Je profitai si bien des instructions qu'on me donna, qu'au bout de cinq à six années j'entendais un peu les auteurs grecs, et assez bien les poètes latins. Je m'appliquai aussi à la logique, qui m'apprit à raisonner beaucoup. J'aimais tant la dispute, que j'arrêtais les passants, connus ou inconnus, pour leur proposer des arguments.

Il faut

Je m'acquis par-là dans la ville la réputation de savant. Mon oncle en fut ravi, parce qu'il fit réflexion que je cesserais bientôt de lui être à charge. "Ho çà, Gil-Blas," me ait-il un jour, "le temps de ton enfance est passé. Tu as déjà dix-sept ans, et te voilà devenu habile garçon. songer à te pousser. Je suis d'avis de t'envoyer à l'univer sité de Salamanque; avec l'esprit que je te vois, tu ne manqueras pas de trouver un bon poste. Je te donnerai quelques ducats pour faire ton voyage, avec ma mule qui vaut bien dix à douze pistoles; tu la vendras à Salamanque, et tu en emploieras l'argent à t'entretenir jusqu'à ce que tu sois placé."

Il ne pouvait rien me proposer qui me fût plus agréable.

Cependant j'eus assez de force sur moi pour cacher ina joie ; et lorsqu'il fallut partir, ne paraissant sensible qu'à la douleur de quitter un oncle à qui j'avais tant d'obligation, j'attendris le bon homme, qui me donna plus d'argent qu'il ne m'en aurait donné s'il eût pu lire au fond de mon âme. Avant mon départ, j'allai embrasser mon père et ma mère, qui ne m'épargnèrent pas les remontrances. Ils m'exhortèrent à prier Dieu pour mon oncle, à vivre en honnête homme, à ne me point engager dans de mauvaises affaires, et sur toute chose à ne pas prendre le bien d'autrui. Après qu'ils m'eurent longtemps harangué, ils me firent présent de leur bénédiction. Aussitôt je montai sur ma mule, et sortis de la ville.

CHAPITRE II.

Arrivée de Gil-Blas à Pennaflor, et avec quel homme il soupa.

J'ARRIVAI heureusement à Pennaflor. Je m'arrêtai à la

porte d'une hôtellerie d'assez bonne apparence. Je n'eus pas mis pied à terre, que l'hôte vint me recevoir fort civilement. Il détacha lui-même ma valise, la chargea sur ses épaules, et me conduisit à une chambre, pendant qu'un de ses valets menait ma mule à l'écurie. Dès que je fus dans l'hôtellerie, je demandai à souper. On m'accommoda des œufs. Pendant qu'on me les apprêtait, je liai conversation avec l'hôtesse, que je n'avais point encore vue. Lorsque l'omelette fut en état de m'être servie, je m'assis tout seul à une table. Je n'avais pas encore mangé le premier morceau, que l'hôte entra, suivi d'un homme qui portait une longue rapière, et qui pouvait avoir trente ans. Ce cavalier s'approcha de moi d'un air empressé: "Seigneur écolier," me dit-il, "je viens d'apprendre que vous êtes le seigneur GilBlas de Santillane, l'ornement d'Oviédo, et le flambeau de la philosophie. Est-il bien possible que vous soyez ce savantissime, ce bel-esprit, dont la réputation est si grande en ce pays-ci? Vous ne savez pas," continua-t-il, en s'adressant à l'hôte et à l'hôtesse, "vous ne savez pas ce que vous possédez. Vous avez un trésor dans votre maison. Vous voyez dans ce jeune gentilhomme la huitième merveille du monde." Puis se tournant de mon côté, et me jetant les bras au cou: "Excusez mes transports," ajouta-t-il, "je ne suis point maître de la joie que votre présence me cause."

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Je ne pus lui répondre sur-le-champ, parce qu'il me tenait si serré que je n'avais pas la respiration libre, et ce ne fut qu'après que j'eus la tête dégagée de l'embrassade, que je lui dis: "Seigneur cavalier, je ne croyais pas mon nom connu à Pennaflor." "Comment connu !" reprit-il sur le même ton: nous tenons registre de tous les grands personnages qui sont à vingt lieues à la ronde. Vous passez pour un prodige, et je ne doute pas que l'Espagne ne se trouve un jour aussi vaine de vous avoir produit, que la Grèce d'avoir vu naître ses sages." Mon admirateur me parut un fort honnête homme, et je l'invitai à souper avec moi. "Ah! très volontiers," s'écria-t-il, "je sais trop bon gré à mon étoile de m'avoir fait rencontrer l'illustre Gil-Blas de Santillane, pour ne pas jouir de ma bonne fortune le plus longtemps que je pourrai. Je n'ai pas grand appétit," poursuivit-il; “je vais me mettre à table pour vous tenir compagnie seulement, et je mangerai quelques morceaux par complaisance.'

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En parlant ainsi, mon panégyriste s'assit vis-à-vis de moi. On lui apporta un couvert. Il se jeta d'abord sur l'omelette avec tant d'avidité, qu'il semblait n'avoir mangé de trois jours. A l'air complaisant dont il s'y prenait, je vis bien qu'elle serait bientôt expédiée. J'en ordonnai une seconde, qui fut faite si promptement, qu'on la servit comme nous achevions, ou plutôt comme il achevait de manger la première. Il y allait pourtant d'une vitesse toujours égale, et trouvait moyen, sans perdre un coup de dent, de me donner louanges sur louanges, ce qui me rendait fort content de ma petite personne. Il buvait aussi fort souvent; tantôt c'était à ma santé, et tantôt à celle de mon père et de ma mère, dont il ne pouvait assez vanter le bonheur d'avoir un fils tel que moi. En même temps il versait du vin dans mon verre, et m'excitait à lui faire raison. Je ne répondais point mal aux santés qu'il me portait; ce qui, avec ses flatteries, me mit insensiblement de si belle humeur, que, voyant notre seconde omelette à moitié mangée, je demandai à l'hôte s'il n'avait point de poisson à nous donner. Le seigneur Corcuélo, qui, selon toutes les apparences, s'entendait avec le parasite, me répondit: "J'ai une truite excellente, mais elle coûtera cher à ceux qui la mangeront; c'est un morceau trop friand pour vous. Qu'appelez-vous, trop friand ?" dit alors mon flatteur, d'un ton de voix élevé : "vous n'y pensez pas, mon ami.. Apprenez que vous n'avez rien de trop bon pour le seigneur Gil-Blas de Santillane, qui mérite d'être traité comme un prince."

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Je fus bien aise qu'il eût relevé les dernières paroles de l'hôte, et il ne fit en cela que me prévenir. Je m'en sentis offensé, et je dis fièrement à Corcuélo: "Apportez-nous votre truite, et ne vous embarrassez pas du reste.' L'hôte, qui ne demandait pas mieux, se mit à l'apprêter, et ne tarda guère à nous la servir. A la vue de ce nouveau plat, je vis briller une grande joie dans les yeux du parasite, qui fit paraître une nouvelle complaisance, c'est-à-dire, qu'il donna sur le poisson comme il avait fait sur les œufs. Il fut pourtant obligé de se rendre, de peur d'accident, car il en avait jusqu'à la gorge. Enfin, après avoir bien bu et bien mangé, il voulut finir la comédie. 66 Seigneur Gil-Blas," me dit-il, en se levant de table, "je suis trop content de la bonne chère que vous m'avez faite, pour vous quitter sans vous donner un avis important, dont vous me paraissez avoir besoin. Soyez désormais en garde contre les louanges. Défiez-vous des gens que vous ne connaîtrez point. Vous en pourrez rencontrer d'autres, qui voudront comme moi se divertir de votre crédulité, et peut-être pousser les choses encore plus loin. N'en soyez point la dupe, et ne vous croyez point, sur leur parole, la huitième merveille du monde.' En achevant ces mots, il me rit au nez, et s'en alla.

CHAPITRE III.

Gil-Blas arrive à Valladolid, et s'engage au service du
docteur Sangrado.

De Pennaflor j'allai à Valladolid où je rencontrai le docteur Sangrado que j'avais vu chez mon oncle Gil Pérez, et je pris la liberté de le saluer. Il me remit dans le moment. "Eh! te voilà, mon enfant," me dit-il, "je pensais à toi tout à l'heure. J'ai besoin d'un bon garçon pour me servir, et je songeais que tu serais bien mon fait, si tu savais lire et écrire." "Monsieur," lui répondis-je, "sur ce pied-là je suis donc votre affaire, car je sais l'un et l'autre." "Cela étant," reprit-il, "tu es l'homme qu'il me faut. Viens chez moi, je te traiterai avec distinction. Je ne te donnerai point de gages, mais rien ne te manquera. J'aurai soin de t'entretenir proprement, et je t'enseignerai le grand art de guérir toutes les maladies. En un mot, tu seras plutôt mon élève que mon valet."

J'acceptai la proposition du docteur, dans l'espérance que je pourrais, sous un si savant maître, me rendre illustre dans

la médecine. Il me mena chez lui sur-le-champ, pour m'in staller dans l'emploi qu'il me destinait; et cet emploi consistait à écrire le nom et la demeure des malades qui l'envoyaient chercher pendant qu'il était en ville. J'avais souvent la plume à la main, parce qu'il n'y avait point en ce temps-là de médecin à Valladolid plus accrédité que le docteur Sangrado. Il s'était mis en réputation dans le public par un verbiage spécieux soutenu d'un air imposant, et par quelques cures heureuses, qui lui avaient fait plus d'honneur qu'il n'en méritait.

Il ne manquait pas de pratique, ni par conséquent de bien. Il n'en faisait pas toutefois meilleure chère. On vivait chez lui très frugalement. Nous ne mangions d'ordinaire que des pois, des fèves, des pommes cuites, ou du fromage. I disait que ces aliments étaient les plus convenables à l'estomac. Il nous défendait, à la servante et à moi, de manger beaucoup, mais en récompense il nous permettait de boire de l'eau à discrétion. Bien loin de nous prescrire des bornes là-dessus, il nous disait quelquefois: "Buvez, mes enfants. Buvez de l'eau abondamment. C'est un dissolvant universel. L'eau fond tous les sels. Le cours du sang est-il ralenti, elle le précipite; est-il trop rapide, elle en arrête l'impétuosité." Notre docteur était de si bonne foi sur cela, qu'il ne buvait jamais lui-même que de l'eau, quoiqu'il fût dans un âge avancé.

Il avait beau vanter l'eau, et m'enseigner le secret d'en composer des breuvages exquis, j'en buvais avec tant de modération, que, s'en étant aperçu, il me dit: "Eh! vraiment, Gil-Blas, je ne m'étonne point si tu ne jouis pas d'une parfaite santé. Tu ne bois pas assez, mon ami. Ne crains pas que l'abondance de l'eau affaiblisse ou refroidisse ton estomac. Loin de toi cette terreur panique, que tu te fais peut-être de la boisson fréquente.'

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Malgré ces beaux raisonnements, je commençai à sentir de grands maux d'estomac, que j'eus la témérité d'attribuer au dissolvant universel, et à la mauvaise nourriture que je prenais. Cela me fit prendre la résolution de sortir de chez le docteur Sangrado. Mais il me chargea d'un nouvel emploi, ce qui me fit changer de sentiment. Écoute," me ditil un jour, "je ne suis point de ces maîtres durs et ingrats, qui laissent vieillir leurs domestiques dans la servitude, avant que de les récompenser. Je suis content de toi ; je t'aime, et sans attendre que tu m'aies servi plus longtemps, j'ai pris la résolution de faire ta fortune dès aujourd'hui. Je veux

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