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ventre du bœuf rôti, l'on avait eu soin d'enfermer douze petits cochons de lait, qui cuisaient là sans être vus, et devaient surprendre les nombreux convives. Les épiceries étaient prodiguées dans de grands coffres ouverts. Enfin

une armée entière aurait trouvé de quoi se nourrir dans cette abondance rustique.

Sancho regardait, contemplait, admirait tout; le doux sourire était sur ses lèvres ; une pure joie dilatait son cœur. Tantôt, séduit par la bonne odeur qui s'exhalait des marmites, il s'arrêtait autour d'elles; tantôt il les abandonnait pour aller soupirer près des dame-jeannes, et bientôt quittait ces dernières pour se rapprocher des beignets. Enfin, ne pouvant plus supporter tant d'émotions différentes, il aborde un des cuisiniers; et, les yeux baissés, l'air modeste, d'une voix soumise et flatteuse, lui demande la permission de tremper un petit morceau de pain dans une de ces grandes marmites. Pardi! frère, lui répondit le cuisinier, l'intention du riche Gamache n'est pas que ce jour soit un jour de jeûne. Cherchez, prenez une cuiller, écumez une poule ou deux, et grand bien vous fasse! Monsieur, vous êtes fort poli, reprit Sancho de la même voix; mais je ne vois point de cuiller.-Attendez, mon pauvre ami, vous m'avez l'air bien timide, je vais à votre secours. Aussitôt l'obligeant cuisinier prend un poêlon qu'il enfonce dans la marmite, et retire trois poules avec deux oisons; et les présentant à Sancho: Tenez, dit-il, mon bon frère, déjeunez avec ceci, en attendant le dîner. Je vous remercie, monsieur; mais je n'ai rien pour mettre cela. -Eh! emportez le poêlon: n'avez-vous pas peur de ruiner Gamache? Sancho ne se le fit pas redire: il salua le cuisinier tendrement, et courut se mettre dans un petit coin.

CHAPITRE IX.

Entretien de don Quichotte et de Sancho.

QUE dit-on de moi dans le village? Que pensent les chevaliers, les gentilshommes, le peuple, de ma vaillance, de ma courtoisie, de mes exploits ? Approuve-t-on les efforts que j'ai faits pour ressusciter la chevalerie? Instruismoi de tout, Sancho, avec la franchise d'un bon serviteur, et ne me traite point comme ces princes à qui, pour le malheur des peuples, on déguise la vérité.

Monsieur, répondit l'écuyer, puisque vous voulez tout savoir, je vous dirai tout sans dorer la pilule; mais il faut

que vous me promettiez de ne vous fâcher de rien.-Je te le promets; parle librement.-Vous saurez d'abord que presque tout le monde s'accorde à vous regarder comme un fou, et l'on ajoute que je ne le suis guère moins : les gentilshommes se moquent de ce que vous vous êtes fait chevalier avec vos deux arpents de terre. Quant à votre valeur et à vos exploits, les uns disent: C'est un fou assez agréable; d'autres: Il est courageux, mais souvent battu; enfin, monsieur, en totalité on nous accommode assez mal.-Tu ne m'étonnes point, Sancho; l'envie attaqua César et Alexandre; je ne puis me plaindre, si c'est là tout.-Oui; mais c'est que ce n'est pas tout.-Que dit-on encore? Voyons.-Ah! monsieur, jusqu'à présent je ne vous ai donné que les roses; mais si vous voulez savoir le reste, j'irai vous chercher, pour vous mettre au fait, un jeune étudiant de Salamanque, le fils de Barthélemi Carrasco, qui n'est arrivé que d'hier, et qui m'a dit une chose bien singulière; c'est qu'on a imprimé votre histoire avec votre nom de don Quichotte de la Manche. J'y suis aussi, moi, avec mon propre nom de Sancho Pança: l'on a eu soin d'y fourrer encore madame Dulcinée de Toboso. On y raconte des aventures, des conversations, qui ne se sont passées qu'entre nous deux, et qui me font creuser le cerveau pour deviner comment l'historien a pu les savoir.Je vois d'ici, mon ami, que cet historien est quelque sage enchanteur: tu sais que ces gens-là n'ignorent rien. Non, ce n'est pas un enchanteur; bachelier Samson Carrasco prétend que c'est un Maure, dont je ne me rappelle pas bien le nom. Mais je vais vous chercher le bachelier.—Tu me feras plaisir, Sancho, je meurs d'impatience d'être instruit de ces détails.

Sancho sortit aussitôt pour ramener avec lui le bachelier.

CHAPITRE X.

Entretien de don Quichotte, de Sancho, et du bachelier.

DON QUICHOTTE, en attendant Samson Carrasco, se promenait seul dans sa chambre, en se disant: Comment se peut-il que mes actions soient déjà écrites et imprimées, tandis que mon épée fume encore du sang de ceux que j'ai vaincus ? Est-ce un ami, est-ce un ennemi, qui s'est hâté si fort de publier mes exploits ?

L'arrivée de Carrasco interrompit ces réflexions. Ce bachelier était un petit homme de vingt-quatre ans à peu près, pâle, maigre, avec des yeux vifs, le nez épaté, la bouche grande, gai, malin, rempli d'esprit, et persifleur de son métier. En entrant chez don Quichotte, il se mit à genoux devant lui: Permettez, seigneur, dit-il, que je baise vos vaillantes mains, que j'honore, en votre personne, le plus brave, le plus renommé des chevaliers errants passés et futurs. Grâces soient à jamais rendues au savant Cid Hamet Benengeli, qui s'est chargé du glorieux travail d'écrire l'histoire de votre vie, et, par bonheur pour l'Espagne, a trouvé un traducteur digne de l'ouvrage et du héros! Il est donc vrai, répondit don Quichotte en faisant relever Carrasco, que mes aventures sont imprimées? S'il est vrai, seigneur! Demandez-le au Portugal, à Valence, à Barcelonne, où plus de douze mille exemplaires sont déjà sortis de la presse : il s'en fait dans ce moment une édition à Anvers; et j'ose vous présager que cet ouvrage sera traduit dans toutes les langues de l'Europe. Oui, je soutiens qu'avant peu l'on connaîtra partout le grand don Quichotte; on citera comme des modèles son courage dans les dangers, sa constance dans les malheurs, et sa patience extrême dans les disgrâces.-Dites-moi, s'il vous plaît, monsieur le bachelier, quelle est celle de mes actions qu'on paraît priser davantage ?-L'on n'est pas d'accord sur ce point; les uns préfèrent l'aventure des moulins à vent, que votre seigneurie prit pour des géants; les autres, celle des bénédictins.

Eh! parle-t-on des valets de ces religieux, interrompit alors Sancho ?—Oui, oui, sans doute; l'auteur n'a pas oublié un seul des coups que vous avez reçus dans cette circonstance.-Voilà une faute de votre auteur, il n'était pas nécessaire d'aller parler de cela. Non, cela n'était point nécessaire, ajouta don Quichotte; il est de petits accessoires peu importants, et qui ne tiennent point au fond de l'action. Ah! ceux-là, reprit Sancho, ne laissaient pas de me tenir de près; mais c'est égal. Je suis donc, monsieur Carrasco, un des principaux personnages de cette histoire-là ?-Vous êtes le second, monsieur Sancho; et beaucoup de gens préfèrent de vous entendre parler aux récits les plus intéressants de l'ouvrage. Je le crois; ces gens ont bon goût; et l'auteur n'a pas été sot de prendre garde à la manière dont il me fait parler; car, s'il m'eût prêté quelque sottise, je vous réponds que cela ne se serait pas passé sans bruit. Je suis un vieux

chrétien, moi, et je ne badine pas avec les auteurs maures: je leur conseille de marcher droit.

D'après ce que vous dites, ajouta don Quichotte, je n'ai pas une grande idée de mon historien: je gagerais que c'est quelque babillard, sans talent, sans aucun esprit, qui aura farci son livre de platitudes et de niaiseries. Vous parlez, répondit le bachelier, comme les ennemis de l'auteur; mais une réponse sans réplique, c'est le succès qu'il obtient. Les enfants, les jeunes gens, les hommes faits, les vieillards, ont tous un égal plaisir à lire l'histoire de don Quichotte: on se la prête, on se la vole, on se l'arrache; elle est sur toutes les toilettes, dans toutes les antichambres. Enfin elle est si bien connue de toutes les classes de la société, qu'on ne peut voir passer un cheval maigre, sans dire aussitôt : Voilà Rossinante !

NOTICE SUR MOLIÈRE.

MOLIÈRE naquit à Paris, en 1620, et mourut en 1673.

66 Quel est le premier des grands hommes qui ont illustré mo ègne ? demanda un jour Louis XIV à Racine. Sire, c'est Molière," répondit

P'Euripide français.

66

"Molière, le plus noble cœur, le plus noble esprit, le plus g and écrivain, le plus grand philosophe de la France au dix-septième si de et du monde entier dans tous les temps; Molière, d'une vie si belle, d une intelligence si grande, d'une bienveillance si profonde; Molière, le premier homme de lettres de la France, qui ait senti sa dignité, qui ait vécu et qui ait été riche avec son génie. Il est mort depuis cent soixante ans, et il est resté le plus jeune, le plus vivace et le plus vrai des grands écrivains de la France."-JULES JANIN.

"Molière était d'un caractère doux et de mœurs pures: on raconte de lui beaucoup de traits de bonté. Il encourageait les talents naissants. Il n'était point envieux: quelques grands hommes l'ont été. Plus on connaît Molière, plus on l'aime; plus on étudie Molière, plus on l'ad mire."-LAHARPE.

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NICOLE, servante de Monsieur Jour- UN MAÎTRE DE PHILOSOPHIE. dain.

DEUX LAQUAIS.

(La scène est à Paris, dans la maison de M. Jourdain.)

ACTE PREMIER.

SCÈNE PREMIÈRE.

M. JOURDAIN, en robe de chambre; LE MAÎTRE DE MUSIQUE, LE MAÎTRE DE DANSE, L'ÉLÈVE du Maître de musique,

DEUX LAQUAIS.

M. Jour. Hé bien, messieurs, qu'est-ce? Me ferez-vous voir votre petite drôlerie ?

Le maî. de danse. Comment! quelle petite drôlerie ?

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