Page images
PDF
EPUB

Périclès. Est-il possible qu'un descendant des Sarmates et des Scythes connaisse mieux l'état de l'ancienne Grèce que ne le connaît un Grec moderne ?

Le Russe. Il y a tout au plus cinquante ans que nous avons entendu parler des Égyptiens, des Grecs et des Sarmates; un de nos souverains s'étant trouvé un homme de génie, forma le dessein de bannir l'ignorance de ses États, et l'on vit s'y élever rapidement les arts et les sciences, des académies et des spectacles. Nous avons étudié l'histoire de tous les peuples, et notre histoire a mérité l'attention des autres peuples.

Périclès. J'avoue que pour produire ces sortes de métamorphoses, il ne faut dans un prince que la volonté et le cou rage; mais il est plus vrai encore que j'ai perdu bien du temps; j'espérais avoir rendu mon nom immortel, et je vois qu'il est déjà oublié dans mon propre pays.

Le Russe. Je vous dirai, pour vous consoler, qu'il est connu dans le mien, et c'est à quoi je suis bien sûr que vous ne vous attendiez pas.

Périclès. J'en conviens: cependant je ne peux m'empêcher de regretter qu'Athènes ait oublié tout ce que j'ai fait pour elle. Allons, je vais me consoler avec Osiris, Minos, Lycurgue, Solon, et tous ces législateurs et fondateurs d'empires, dont les actions et les maximes sont, comme les miennes, plongées dans l'oubli. Je vois que la science est un astre qui peut n'éclairer qu'une partie du globe à la fois, mais qui répand sa lumière successivement sur chacune d'elles. jour tombe chez une nation, dans l'instant où il se lève sur une autre.

VOLTAIRE.

Le

ROME ET CARTHAGE.

ROME, pareille à l'aigle, son redoutable symbole, étend largement ses ailes, déploie puissamment ses serres, saisit la foudre et s'envole. Carthage est le soleil du monde, c'est sur Carthage que se fixent ses yeux. Carthage est maîtresse des océans, maîtresse des nations. C'est une ville magnifique, pleine de splendeur et d'opulence, toute rayonnante des arts étranges de l'Orient. C'est une société complète, finie, achevée, à laquelle rien ne manque du travail, du temps et des hommes. Enfin, la métropole de l'Afrique, est à l'apogée de sa civilisation: elle ne peut plus monter, et chaque progrès désormais

sera un déclin.

Rome au contraire n'a rien. Elle est à demi sauvage, à demi barbare. Elle a son éducation ensemble et sa fortune à faire. Tout devant elle: rien derrière.

Quelque temps les deux peuples existent de front. L'un se repose dans sa splendeur, l'autre grandit dans l'ombre. Mais peu à peu l'air et la place leur manquent à tous deux pour se développer. Rome commence à gêner Carthage. Il y a longtemps que Carthage importune Rome. Assises sur les deux rives opposées de la Méditerranée, les deux cités se regardent en face. Cette mer ne suffit plus pour les séparer. L'Europe et l'Afrique pèsent l'une sur l'autre. Comme deux nuages surchargés d'électricité, elles se côtoient de trop près. Elles vont se mêler dans la foudre. Ici est la péripétie* de ce grand drame. Quels acteurs sont en présence! deux races, celle-ci de marchands et de marins, celle-là de laboureurs et de soldats; deux peuples, l'un régnant par l'or, l'autre par le fer; deux républiques, l'une théocratique, l'autre aristocratique; Rome et Carthage; Rome avec son armée, Carthage avec sa flotte; Carthage, vieille, riche, rusée; Rome, jeune, pauvre et forte; le passé et l'avenir; l'esprit de découverte et l'esprit de conquête; le génie des voyages et du commerce, le démon de la guerre et de l'ambition; l'Orient et le Midi d'une part, l'Occident et le Nord de l'autre ; enfin, deux mondes, la civilisation d'Afrique et la civilisation d'Europe.

Toutes deux se mesurent des yeux. Leur attitude avant le combat est également formidable. Rome, déjà à l'étroit dans ce qu'elle connaît du monde, ramasse toutes ses forces et tous ses peuples. Carthage, qui tient en laisse l'Espagne, l'Armorique, et cette Bretagne que les Romains croyaient au fond de l'univers, Carthage a déjà jeté son ancre d'abordage sur l'Europe.

La bataille éclate. Rome copie grossièrement la marine de sa rivale. La guerre s'allume d'abord dans la péninsule et dans les îles. Rome heurte Carthage dans cette Sicile où déjà la Grèce a rencontré l'Égypte, dans cette Espagne où plus tard lutteront encore l'Europe et l'Afrique, l'Orient et l'Occident, le Midi et le Septentrion.

Peu à peu le combat s'engage, le monde prend feu. Les Colosses s'attaquent corps à corps, ils se prennent, se quittent, se reprennent. Ils se cherchent et se repoussent. Carthage franchit les Alpes; Rome passe les mers. Les deux peuples,

* Péripétie, dénoûment. On prononce Péripécie.

personnifiés en deux hommes, Annibal et Scipion, s'étreignent et s'acharnent pour en finir. C'est un duel à outrance, un combat à mort. Rome chancelle, elle pousse le cri d'angoisse: Annibal ad portas!... Mais elle se relève, épuise ses forces pour un dernier coup, se jette sur Carthage et l'efface du monde.

VICTOR HUGO.-Né à Besançon, en 1802.

Observation.-Cette personnification. de Rome et de Carthage présente à l'imagination un spectacle d'une singulière grandeur et d'un puissant intérêt. Quelle énergie de pinceaux! Quelle couleur pittoresque dans l'expression! Quel vaste coup-d'œil jeté sur les événements de ce monde !

RÉGULUS.

PAR M. DE CHATEAUBRIAND.

[CHATEAUBRIAND (François Auguste, vicomte de), naquit en 1769, à Combourg, près de Saint-Malo, et mourut à Paris en 1848. Comme littérateur il appartint tout entier à la nouvelle école. Le Génie du Christianisme, 1802, et les Martyrs, 1808, sont regardés comme ses chefsd'œuvre. Sa prose est mille fois plus poétique que la plupart des vers.]

APRÈS avoir combattu tour à tour Agathocle en Afrique et Pyrrhus en Sicile, les Carthaginois en vinrent aux mains avec la république romaine. La cause de la première guerre punique fut légère; mais cette guerre amena Régulus aux portes de Carthage.

Les Romains, ne voulant point interrompre le cours des victoires de ce grand homme, ni envoyer les consuls Fulvius et M. Emilius prendre sa place, lui ordonnèrent de rester en Afrique en qualité de proconsul. Il se plaignit de ces honneurs ; il écrivit au sénat, et le pria instamment de lui ôter le commandement de l'armée: une affaire importante aux yeux de Régulus demandait sa présence en Italie. Il avait un champ de sept arpents à Pupinium : le fermier de ce champ étant mort, le valet du fermier s'était enfui avec les bœufs et les instruments du labourage. Régulus représentait aux sé. nateurs que, si sa ferme demeurait en friche, il lui serait im. possible de faire vivre sa femme et ses enfants. Le sér.at ordonna que le champ de Régulus serait cultivé aux frais de la république; qu'on tirerait du trésor l'argent nécessaire

pour racheter les objets volés, et que les enfants et la femme du proconsul seraient, pendant son absence, nourris aux dépens du peuple romain. Dans une juste admiration de cette simplicité, Tite-Live s'écrie: "Oh combien la vertu est préférable aux richesses! Celles-ci passent avec ceux qui les possèdent; la pauvreté de Regulus est encore en vénération."

Régulus, marchant de victoire en victoire, s'empara bientôt de Tunis; la prise de cette ville jeta la consternation parmi les Carthaginois; ils demandèrent la paix au proconsul. Le laboureur romain prouva qu'il était plus facile de conduire la charrue après avoir remporté des victoires, que de diriger d'une main ferme une prospérité éclatante; le véritable grand homme est surtout fait pour briller dans le malheur; il semble égaré par le succès et paraît comme étranger à la fortune. Régulus proposa aux ennemis des conditions si dures qu'ils se virent forcés de continuer la guerre.

Pendant ces négociations, la destinée amenait au travers des mers un homme qui devait changer le cours des événements. Un Lacédémonien, nommé Xanthippe, vient retarder la chute de Carthage: il livre bataille aux Romains sous les murs de Tunis, détruit leur armée, fait Régulus prisonnier, se rembarque et disparaît sans laisser d'autres traces dans l'histoire.

Régulus, conduit à Carthage, éprouva les traitements les plus inhumains; on lui fit expier les durs triomphes de sa patrie. Ceux qui traînaient avec tant d'orgueil des rois tombés du trône, des femmes, des enfants en pleurs, pouvaientils espérer que l'on respectât dans les fers un citoyen de Rome!

La fortune redevint favorable aux Romains. Carthage demanda une seconde fois la paix; elle envoya des ambassadeurs en Italie: Régulus les accompagnait. Ses maîtres lui firent donner sa parole qu'il reviendrait prendre ses chaînes, si les négociations n'avaient pas une heureuse issue: on espérait qu'il plaiderait fortement en faveur d'une paix qui devait lui rendre sa patrie.

la ville.

Régulus, arrivé aux portes de Rome, refusa d'entrer dans Il y avait une ancienne loi qui défendait à tout étranger d'introduire dans le sénat les ambassadeurs d'un peuple ennemi. Régulus, se regardant comme un envoyé des Carthaginois, fit revivre en cette occasion l'antique usage. Les sénateurs furent donc obligés de s'assembler hors des murs de la cité. Régulus leur déclara qu'il venait de la

part de ses maîtres, demander au peuple romain la paix ou l'échange des prisonniers.

Les ambassadeurs de Carthage, après avoir exposé l'objet de leur mission, se retirèrent. Régulus voulut les suivre: mais les sénateurs le prièrent de rester à la délibération.

Pressé de dire son avis, il représenta fortement toutes les raisons que Rome avait de continuer la guerre contre Carthage. Les sénateurs, admirant sa fermeté, désiraient sauver un tel citoyen: le grand pontife soutenait qu'on pouvait le dégager des serments qu'il avait faits.

"Suivez les conseils que je vous ai donnés, dit l'illustre captif, d'une voix qui étonna l'assemblée, et oubliez Régulus: je ne demeurerai point dans Rome après avoir été l'esclave de Carthage. Je n'attirerai point sur vous la colère des dieux. J'ai promis aux ennemis de me remettre en leurs mains si vous rejetez la paix: je tiendrai mon serment. On ne trompe point Jupiter par de vaines expiations; le sang des taureaux et des brebis ne peut effacer un mensonge, et le sacrilége est puni tôt ou tard.

"Je n'ignore point le sort qui m'attend; mais un crime flétrirait mon âme: la douleur ne brisera que mon corps. D'ailleurs il n'est point de maux pour celui qui sait les souffrir: s'ils passent les forces de la nature, la mort vous en délivre. Pères conscrits, cessez de me plaindre, j'ai disposé de moi, et rien ne pourra me faire changer de sentiment. Je retourne à Carthage, je fais mon devoir, et je laisse faire aux dieux.”

Régulus mit le comble à sa magnanimité: afin de diminuer l'intérêt qu'on prenait à sa vie, et pour se débarrasser d'une compassion inutile, il dit aux sénateurs que les Carthaginois lui avaient fait boire un poison lent avant de sortir de prison. "Ainsi, ajouta-t-il, vous ne perdez de moi que quelques instants, qui ne valent pas la peine d'être achetés par un parjure." Il se leva, s'éloigna de Rome sans proférer une parole de plus, tenant les yeux attachés à la terre, et repoussant sa femme et ses enfants, soit qu'il craignît d'être attendri par leurs adieux, soit que, comme esclave carthaginois, il se trouvât indigne des embrassements d'une matrone romaine. Il finit ses jours dans d'affreux supplices, si toutefois le silence de Polybe et de Diodore ne balance pas le récit des historiens latins. Régulus fut un exemple mémorable de ce que peuvent sur une âme courageuse la religion du serment et l'amour de la patrie.

« PreviousContinue »