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Normand lui avait amené d'un pèlerinage à Saint-Jacques-de. Galice. Il tenait suspendues à son cou les plus révérées d'entre les reliques, sur lesquelles Harold avait juré,* et l'étendard bénit par le Pape était porté à côté de lui par un jeune homme appelé Toustain-le-Blanc.

L'armée se trouva bientôt en vue du camp saxon, au nordouest de Hastings. Les prêtres et les moines qui l'accompagnaient se détachèrent, et montèrent sur une hauteur voisine, pour prier et regarder le combat. Un Normand, appelé Taillefer, poussa son cheval en avant du front de bataille, et entonna le chant des exploits, fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Roland.† En chantant, il jouait de son épée, la lançait en l'air avec force, et la recevait dans sa main droite; les Normands répétaient ses refrains ou criaient Dieu aide! Dieu aide!

A portée de trait, les archers commencèrent à lancer leurs flèches, et les arbalétriers leurs carreaux ; mais la plupart des coups furent amortis par le haut parapet des redoutes saxonnes. Les fantassins, armés de lances, et la cavalerie, s'avancèrent jusqu'aux portes des redoutes, et tentèrent de les forcer. Les Anglo-Saxons, tous à pied autour de leur étendard planté en terre, et formant derrière leurs redoutes une masse compacte et solide, reçurent les assaillants à grands coups de hache, qui, d'un revers, brisaient les lances et coupaient les armures de maille. Les Normands, ne pouvant pénétrer dans les redoutes, ni en arracher les palissades, se replièrent, fatigués d'une attaque inutile, vers la division que commandait Guillaume. Le duc alors fit avancer de nouveau tous ses archers, et leur ordonna de ne plus tirer droit devant eux, mais de lancer leurs traits en haut, pour qu'ils descendissent par dessus le rempart du camp ennemi. Beaucoup d'Anglais furent blessés, la plupart au visage, par suite de cette manœuvre; Harold lui-même eut l'œil crevé d'une flèche, et il n'en continua pas moins de commander et de combattre. L'attaque des gens de pied et de cheval recommença de près, aux cris de: Notre-Dame! Dieu aide! Dieu aide!

Mais les Normands furent repoussés à l'une des portes du camp, jusqu'à un grand ravin recouvert de broussailles et d'herbes, où leurs chevaux trébuchèrent et où ils tombèrent

* Ces reliques étaient des ossements sacrés. Guillaume avait en outre au doigt un cheveu de saint Pierre, enchâssé dans un diamant.

+ Roland, prétendu neveu de Charlemagne, était préfet des frontières de Bretagne. Il périt en héros à l'affaire de Roncevaux, en 778.

Le carreau d'arbalète était une flèche dont le fer avait quatre pans.

pêle-mêle, et périrent en grand nombre. Il y eut un moment de peur panique dans l'armée d'outremer; le bruit courut que le Duc avait été tué, et, à cette nouvelle, la fuite commença. Guillaume se jeta lui-même au devant des fuyards et leur barra le passage, les menaçant et les frappant de sa lance; puis, se découvrant la tête : "Me voilà," leur cria-t-il ; regardez-moi; je vis encore, et je vaincrai avec l'aide de Dieu."

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Les cavaliers retournèrent aux redoutes; mais ils ne purent davantage en forcer les portes ni faire brèche. Alors le Duc s'avisa d'un stratagème pour faire quitter aux Anglais leur position et leurs rangs; il donna l'ordre à mille cavaliers de s'avancer, et de fuir aussitôt. La vue de cette déroute simulée fit perdre aux Saxons leur sang-froid; ils coururent tous à la poursuite, la hache suspendue au cou. A une certaine distance, un corps, posté à dessein, joignit les fuyards qui tournèrent bride; et les Anglais, surpris dans leur désordre, furent assaillis de tous côtés à coups de lances et d'épées dont ils ne pouvaient se garantir, ayant les deux mains occupées à manier leurs grandes haches. Quand ils eurent perdu feurs rangs, les clôtures des redoutes furent enfoncées, cavaliers et fantassins y pénétrèrent; mais le combat fut encore vif, pêle-mêle, et corps à corps. Guillaume eut son cheval tué sous lui; le roi Harold et ses deux frères tombèrent morts au pied de leur étendard, qui fut arraché et remplacé par le drapeau envoyé de Rome. Les débris de l'armée anglaise, sans chef et sans drapeau, prolongèrent la lutte jusqu'à la fin du jour, tellement que les combattants des deux partis ne se reconnaissaient plus qu'au langage.

Observation générale.-Le style simple et serré de ce récit est dépourvu d'ornements mais non d'attraits; l'historien est exact sans richesse, énergique sans emphase.

ARMEMENT ET DESTRUCTION DE L'ARMADA. (1588.)

La prise d'Anvers avait habitué Philippe II. à user de ces moyens qui étonnent l'imagination des hommes. Les refus qu'il avait éprouvés de la reine Elisabeth, le désespoir de ne plus régner sur un pays où, de concert avec son épouse Marie, il avait élevé tant de pieux bûchers, la jalousie qu'excitaient en lui les premières entreprises de la marine anglaise, les ex

ploits et les découvertes de Drake, de Davis, et de Frobisher, le besoin d'ôter à la Hollande le seul allié qui lui restât fidèle, enfin la mission qu'il croyait avoir reçue du ciel de combattre partout l'hérésie, lui firent équiper une flotte qui pouvait remplir d'épouvante les deux hémisphères. Les préparatifs de cette flotte occupèrent pendant trois ans tous les peuples soumis à la domination de Philippe. Il s'attacha surtout à donner à ses vaisseaux une grandeur effrayante, et cependant les plus puissants de ces navires étaient inférieurs aux vaisseaux du troisième ordre de la marine de nos jours. On construi. sait encore cette flotte que déjà les Espagnols lui donnaient le surnom d'Invincible. Ces opérations devaient être secondées par un armement que faisait en Flandre le vainqueur des Pays-Bas. De nombreux bâtiments de transport devaient conduire en Angleterre le prince de Parme, avec les trente mille combattants qu'il venait d'illustrer par ses conquêtes. L'Armada était forte de cent cinquante gros vaisseaux, munie des plus abondantes provisions; elle portait vingt mille soldats et huit mille matelots; enfin elle pouvait lancer le feu de trois mille canons.

En vain Philippe II. avait-il fait répandre le bruit qu'un si vaste armement était destiné pour les Indes Orientales: Elisabeth connaissait trop la haine, l'ambition, et le fanatisme de son vieux ennemi, pour douter un moment que l'Angleterre seule fût menacée. C'était cet extrême danger qui l'avait déterminée à trancher les jours de son infortunée rivale. Elisabeth, importunée par le remords d'une décision cruelle, saisit l'occasion qui lui était offerte de sauver la gloire et l'indépendance de son pays. Aidée de son vigilant ministre Walsingham et plus encore des ressources de son économie et de l'amour de son peuple, elle parvint en peu de temps à porter à plus de quatre-vingts vaisseux une marine qui n'en comptait que vingt-huit. Ils n'étaient comparables en rien pour leurs dimensions aux puissantes masses de la marine espagnole; mais ils avaient l'avantage d'être gouvernés par des marins beaucoup plus habiles. La reine disposa ses forces de terre de man.ère à pouvoir parer aux effets de la perte d'une bataille navale. Les généraux avaient reçu l'ordre de se retirer lentement devant les troupes espagnoles, de brûler pays à leur approche, et de leur opposer partout un désert. Le patriotisme des Anglais était si exalté qu'eux-mêmes s'apprêtaient à dévaster leurs foyers et leurs champs. On avait vu la reine se présenter à cheval au camp de Tilbury, et ju rer de mourir les armes à la main. L'audacieux Drake alla

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jusque dans le port de Lisbonne brûler quelques vaisseaux de l'Armada.

Enfin cette flotte mit à la voile le 29 mai de Lisbonne. Une violente tempête dont elle fut assaillie le lendemain, la força de rentrer dans le port. Elle répara promptement ses dommages, et le 5 juin elle remit à la mer. Le duc de Médina Sidonia, qui la commandait, avait reçu l'instruction de longer de près les côtes de France pour aller chercher le duc de Parme à Dunkerque et à Nieuport; mais arrivé à Calais le 19 juin, cet amiral conçut, d'après un faux rapport, l'espérance d'aller brûler la flotte anglaise dans le port de Plymouth; il s'engagea imprudemment dans le canal. Le lord Effing. ham, qui commandait la flotte anglaise, v.nt avec ses petits vaisseaux défier cette flotte qui, disposée en forme de croissant, couvrait un espace de sept milles. Le combat était à peine engagé que les Anglais s'aperçurent combien les vaisseaux de leurs ennemis étaient pesamment et maladroitement gouvernés. Ils redoublèrent de précision et de rapidité dans leurs manœuvres. Sur le bruit du combat, d'autres vaisseaux, que des seigneurs avaient équipés à leurs frais, vinrent rejoindre la flotte anglaise. Ces citadelles mouvantes, qui de loin avaient inspiré tant d'effroi, attaquées de près, subissaient par l'épaisseur de leurs flancs tous les ravages de l'artillerie, tandis que leurs canons placés trop haut passaient dessus la tête des Anglais. On ne prit que deux vaisseaux espagnols; mais presque tous étaient endommagés. Huit bâtiments armés en brûlots achevèrent de les disperser. Le prince de Parme ne crut point devoir venir au secours des Espagnols avec des bâtiments de transport qui n'étaient nullement armés. Un combat de ce genre fut pour l'Angleterre ce que la bataille de Salamine avait été pour la délivrance de la Grèce. Mais ce furent les tempêtes qui achevèrent la défaite de la flotte espagnole. Tous les vaisseaux perdirent leurs ancres au passage des Orcades. Les marins inexpérimentés cédèrent à la fureur des vents et des vagues. La moitié des navires vinrent se briser sur les îles de l'Ecosse ou sur les côtes de l'Irlande; le reste regagna dans un désordre affreux les ports de l'Espagne. Philippe II. reçut avec quelque constance d'âme, ou plutôt avec une résignation étudiée, la nouvelle d'un événement qui rompait le cours de ses projets d'ambition et de haine. Il s'agenouilla et rendit grâce à la Providence de ce qu'elle n'avait pas étendu plus loin cette calamité. Un tyran qui jusque-là n'avait pardonné aucun mauvais succès, consola lui-même le duc de Médina Sidonia, et lui adressa ces paroles

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obligeantes: "Je vous avais chargé de combattre mes enne mis, mais non les éléments." Bientôt les prêtres de l'Es pagne trouvèrent une explication pour ce terrible fléau. ciel, disaient-ils, avait puni la nation de trop d'indulgence pour les Maures.

CHARLES LACRETELLE.

LOUIS XI. ET PHILIPPE DE COMINES.*

Louis. On dit que vous avez écrit mon histoire. Philippe. Il est vrai, sire, et j'ai parlé en bon domestique. Louis. Mais on assure que vous avez raconté bien des choses dont je me serais passé volontiers.

Philippe. Cela peut être; mais en gros j'ai fait de vous un portrait fort avantageux. Voudriez-vous que j'eusse été un flatteur perpétuel, au lieu d'être un historien ?

Louis. Vous deviez parler de moi comme un sujet comblé des grâces de son maître.

Philippe. C'est le moyen de n'être cru de personne. La reconnaissance n'est pas ce qu'on cherche dans une histoire : au contraire, c'est ce qui la rend suspecte.

Louis. Pourquoi faut-il qu'il y ait des gens qui aient le démangeaison d'écrire? Il faut laisser les morts en paix et ne point flétrir leur mémoire.

Philippe. La vôtre était étrangement noircie: j'ai tâché d'adoucir les impressions déjà faites; j'ai relevé toutes vos bonnes qualités; je vous ai déchargé de toutes les choses odieuses que pouvais-je faire de mieux ?

Louis. Ou vous taire, ou me défendre en tout. On dit que vous avez représenté toutes mes grimaces, toutes mes contorsions lorsque je parlais tout seul, toutes mes intrigues avec de petites gens. On dit que vous avez parlé du crédit de mon prévôt, de mon médecin, de mon barbier, et de mon tailleur: vous avez étalé mes vieux habits. On dit que vous n'avez pas oublié mes petites dévotions, surtout à la fin de mes jours, mon empressement à ramasser des reliques, à me faire frotter depuis la tête jusqu'aux pieds de l'huile de la sainte ampoule, et à faire des pèlerinages, par où je prétendais toujours avoir été guéri. Vous avez fait mention de ma petite Notre-Dame de plomb, que je baisais, dès que je voulais faire

*Louis XI, prince habile et cruel, régna sur la France de 1461 à 1483.

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