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La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant,

Je tondis de ce pré la largeur de ma langue.
Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net.
A ces mots, on cria haro sur le baudet.

Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue
Qu'il fallait dévouer ce maudit animal,

Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal.
Sa peccadille fut jugée un cas pendable.
Manger l'herbe d'autrui! quel crime abominable!
Rien que la mort n'était capable

D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.

Selon que vous serez puissant ou misérable,
Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.

LA FONTAINE.

"La plupart des fables de La Fontaine sont des scènes parfaites pour les caractères et le dialogue. Dans cette fable admirable des Animaux malades de la peste, quoi de plus parfait que la confession de l'âne? Comme toutes les circonstances sont faites pour atténuer sa faute qu'il semble vouloir aggraver si bonnement !

Et ce cri qui s'élève :

En un pré de moines passant, &c.

.....

la largeur de ma langue.

Manger l'herbe d'autrui !

L'herbe d'autrui! comment tenir à ces traits-là? On en citerait mille de cette force. Mais il faut s'en rapporter au goût et à la mémoire de ceux qui aiment La Fontaine ; et qui ne l'aime pas ?"—LAHARPE.

CHARLES XII. A BENDER.

(1713.-Charles XII. cerné à Bender par les Turcs, se défend héroïquement avec soixante Suédois dans une maison où il s'était barricadé avec eux.)

LES Suédois, étant enfin maîtres de la maison, refermèrent et barricadèrent encore les fenêtres. Ils ne manquaient point d'armes: une chambre basse, pleine de mousquets et de poudre, avait échappé à la recherche tumultueuse des janissaires; on s'en servit à propos: les Suédois tiraient à travers les fenêtres, presque à bout portant, sur cette multitude de Turcs dont ils tuèrent deux cents, en moins d'un demi-quart d'heure.

Le canon tirait contre la maison; mais les pierres étant fort molles, il ne faisait que des trous et ne renversait rien.

Le kan des Tartares et le bacha, qui voulaient prendre le Roi en vie, honteux de perdre du monde et d'occuper une armée entière contre soixante personnes, jugèrent à propos de mettre le feu à la maison pour obliger le Roi de se rendre. Ils firent lancer sur le toit, contre les pierres et contre les fenêtres, des flèches entortillées de mèches allumées : la maison fut en flammes en un moment; le toit tout embrasé était près de fondre sur les Suédois. Le roi donna tranquillement ses ordres pour éteindre le feu: trouvant un petit baril plein de tiqueur, il prend le baril lui-même, et, aidé de deux Suédois, il le jette à l'endroit où le feu était le plus violent; il se trouva que ce baril était rempli d'eau-de-vie; mais la précipitation inséparable d'un tel embarras empêcha d'y penser. L'embrasement redoubla avec plus de rage: l'appartement du Roi était consumé ; la grande salle où les Suédois se tenaient était remplie d'une fumée affreuse mêlée de tourbillons de feu qui entraient par les portes des appartements voisins; la moitié du toit était abîmée dans la maison même ; l'autre tombait en dehors en éclatant dans les flammes.

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Un garde, nommé Walberg, osa dans cette extrémité crier qu'il fallait se rendre: "Voilà un étrange homme, dit le Roi, qui s'imagine qu'il n'est pas plus beau d'être brûlé que d'être prisonnier.' Un autre garde, nommé Rosen, s'avisa de dire que la maison de la chancellerie, qui n'était qu'à cinquante pas, avait un toit de pierres et était à l'épreuve du feu, qu'il fallait faire une sortie, gagner cette maison et s'y défendre. "Voilà un vrai Suédois," s'écria le Roi ; il embrassa ce garde, et le créa colonel sur-le-champ. "Allons, mes amis," dit-il, prenez avec vous le plus de poudre et de plomb que vous pourrez, et gagnons la chancellerie, l'épée à la main."

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Les Turcs, qui cependant entouraient cette maison toute embrasée, voyaient avec une admiration mêlée d'épouvante que les Suédois n'en sortaient point; mais leur étonnement fut encore plus grand lorsqu'ils virent ouvrir les portes, et le Roi et les siens fondre sur eux en désespérés. Charles et ses principaux officiers étaient armés d'épées et de pistolets: chacun tira deux coups à la fois, à l'instant que la porte s'ouvrit, et, dans le même clin-d'œil, jetant leurs pistolets et s'armant de leurs épées, ils firent reculer les Turcs plus de cinquante pas; mais le moment d'après cette petite troupe fut entourée. Le Roi, qui était en bottes, selon sa coutume, s'embarrassa dans ses éperons et tomba. Vingt et un janissaires se précipitent aussitôt sur lui; il jette en l'air son épée pour s'épargner la douleur de la rendre. Les Turcs l'emmenèrent

au quartier du bacha, les uns le tenaient sous les jambes, les autres sous les bras, comme on porte un malade que l'on craint d'incommoder.

Au moment que le Roi se vit saisi, la violence de son tempérament et la fureur où un combat si long et si terrible avait dû le mettre firent place tout à coup à la douceur et à la tranquillité; il ne lui échappa pas un mot d'impatience, pas un coup-d'œil de colère; il regardait les janissaires en souriant, et ceux-ci le portaient en criant ALLA avec une indignation mêlée de respect. Ses officiers furent pris au même temps, et dépouillés par les Turcs et par les Tartares. Ce fut le 12 février de l'an 1713 qu'arriva cet étrange événement qui eut encore des suites singulières.*

VOLTAIRE.

Observation.-Ce récit, où un grand spectacle est offert au lecteur sous les traits les plus simples, est un modèle de diction et de style qu'on ne saurait trop recommander à ceux qui veulent s'exercer dans l'art si difficile de bien écrire l'histoire.

BATAILLE DE SEMPACH. (1386.)

LEOPOLD, duc d'Autriche, suivi d'une armée formidable, d'une troupe nombreuse de chevaliers de la plus haute noblesse et de troupes auxiliares de tous ses États, marcha depuis Bade par l'Argovie, contre Sempach, pour châtier avec une verge de fer les citoyens de cette petite ville, à cause de leur attachement aux Confédérés. Il voulait ensuite fondre sur Lucerne. Arrivé près de Sempach, il trouva les bannières des Suisses rassemblées sur une colline devant la ville. Sans attendre son infanterie, il fit mettre pied à terre aux chevaliers, au nombre de plusieurs mille, parce qu'il craignait que les chevaux ne produisissent de la confusion dans un combat sur une colline, et leur ordonna de serrer leurs rangs et de s'avancer, semblable à un mur de fer, lances baissées, contre la petite armée des Suisses. La noblesse poussa des cris de joie; mais le baron Jean de Hasembourg s'écria: "L'orgueil n'est bon à rien." Léopold répondit: "Je veux triompher ou mourir.”

* De Bender, Charles XII. fut transféré à Andrinople, puis à Démotica, d'où il s'enfuit à l'aide d'un déguisement. Il fut tué d'une balle dans la tête au siége de Frédéricshall, le 30 novembre 1718.

C'était le temps de la moisson. Le soleil était haut et ardent. Les Suisses tombèrent à genoux et firent leur prière; puis ils se relevèrent; 400 hommes de Lucerne, 900 des Waldstettes,* 100 de Glaris et de Zug, tous se précipitèrent avec fureur contre l'armée de fer, mais en vain; elle fut inébranlable. Les Suisses tombaient l'un après l'autre ; déjà soixante d'entre eux nageaient dans leur sang. Tous chancelaient.

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"Je vais ouvrir un chemin à la liberté !" crie subitement une voix de tonnerre ; "Fidèles et chers Confédérés, prenez soin de ma femme et de mes enfants.' Voilà ce que dit Arnold de Winkelried, chevalier du canton d'Underwald. II embrasse autant de lances autrichiennes qu'il peut, les enfonce dans sa poitrine et tombe. Les Confédérés se précipitent pardessus son corps dans l'ouverture de la muraille de fer, écrasant tout sous leurs coups terribles; les casques et les brassards volent en éclats sous les massues; les cuirasses brillantes se teignent de sang. Trois fois la principale bannière de l'Autriche échappe à des mains mourantes, trois fois on la relève ensanglantée. La terre est jonchée des cadavres des nobles. Le duc lui-même mord la poussière; un homme de Schwitz l'a frappé. La terreur parcourt les rangs des chevaliers; ils crient qu'on fuie et demandent leurs chevaux; mais leurs gens et leurs chevaux ont déjà pris la fuite, saisis d'épouvante. Les malheureux chevaliers, accablés de leurs cuirasses lourdes et rendues brûlantes par l'ardeur du soleil, commencent à fuir; les Confédérés volent sur leurs pas. Plusieurs centaines de comtes, de barons, et de chevaliers, périrent avec des milliers de leurs valets.-Telle fut l'issue de la bataille de Sempach, livrée le 9 juillet 1386; tel fut le glorieux ré sultat de l'héroïsme et du martyre d'Arnold de Winkelried. HENRI ZSCHOKKE.

BATAILLE DE HASTINGS.

PAR M. AUGUSTIN THIERRY.

[EN 1066, l'Angleterre fut envahie par Guillaume, duc de Normandie. Cet événement, le plus remarquable de l'histoire d'Angleterre, fait le sujet d'un ouvrage publié en 1825 par M. Augustin Thierry, sous le titre

* Waldstettes, c'est-à-dire Etats des forêts : cette partie de la Suisse forme aujourd'hui quatre cantons: Lucerne, Uri, Schwitz, et Underwald, qui, dans le moyen-âge, étaient couverts de forêts.

d'Histoire de la conquête de l'Angleterre par les Normands. Ce livre que des juges compétents ont rangé, dès sa publication, au nombre de chefs-d'œuvre de la littérature française, est le fruit de dix ans de travail et d'études laborieuses qui ont coûté, dit-on, la vue à M. Thierry.]

SUR le terrain qui porta depuis, et qui aujourd'hui porte encore le nom de Lieu de la bataille, les lignes des Anglo. Saxons occupaient une longue chaîne de collines fortifiées de tous côtés par un rempart de pieux et de claies d'osier.

Dans la nuit du 13 octobre, Guillaume* fit annoncer aux Normands que le lendemain serait jour de combat. Des prêtres et des religieux qui avaient suivi en grand nombre l'armée envahissante, attirés, comme les soldats, par l'espoir du butin, se réunirent pour faire des oraisons et chanter des litanies, pendant que les gens de guerre préparaient leurs armes et leurs chevaux. Le temps qui resta aux aventuriers après ce premier soin, ils l'employèrent à faire la confession de leurs péchés, et à recevoir les sacrements. Dans l'autre armée, la nuit se passa d'une manière toute différente: les Saxons se divertissaient avec grand bruit, et chantaient leurs vieux chants nationaux, en vidant, autour de leurs feux, des cornes remplies de bière et de vin.

Au matin, dans le camp normand, l'évêque de Bayeux célébra la messe et bénit les troupes, armé d'un haubert sous son rochet; puis il monta un grand coursier blanc, prit une lance et fit ranger sa brigade de cavaliers. Toute l'armée se divisa en trois colonnes d'attaque: à la première étaient les gens-d'armes venus du comté de Boulogne et du Ponthieu,† avec la plupart des hommes engagés personnellement pour une solde; à la seconde se trouvaient les auxiliaires bretons, manceaux et poitevins ; Guillaume, en personne, commandait la troisième, formée des recrues de Normandie. En tête de chaque corps de bataille marchaient plusieurs rangs de fantassins à légère armure, vêtus d'une casaque matelassée, et portant des arcs longs d'un corps d'homme ou des arbalètes d'acier. Le Duc montait un cheval espagnol qu'un riche

* Guillaume-le-Conquérant, duc de Normandie, né à Falaise en 1007, partit de Saint-Valery, le 30 septembre 1066, avec une flotte de 300 vaisseaux et une armée de 60,000 hommes, pour conquérir l'Angleterre, au trône de laquelle il n'avait d'autre droit qu'un prétendu testament d'Edouard-le-Confesseur. Il mourut en 1087.

+ Ponthieu, petit pays à l'ouest de la Picardie; Abbeville en était la capitale.

Les Manceaux, habitants du Maines; Poitevins, ceux du Poitou.

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