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valet ne m'a fait enrager comme celui-ci : il me ferait mourir

de chagrin. Hors d'ici !

Ar. (le plaignant.) Retire-toi.

BRUEYS ET PALAPRAT.

UNE AVENTURE EN CALABRE.

UN jour je voyageais en Calabre, c'est un pays de méchantes gens, qui, je crois, n'aiment personne, et en veulent surtout aux Français; de vous dire pourquoi, cela serait long; suffit qu'ils nous haïssent à mort, et qu'on passe fort mal son temps lorsqu'on tombe entre leurs mains. J'avais pour compagnon un jeune homme d'une figure....comme ce monsieur que nous vîmes à Rincy; vous en souvenez-vous ? et mieux encore peut-être, je ne dis pas cela pour vous intéresser, mais parce que c'est la vérité. Dans ces montagnes les chemins sont des précipices, nos chevaux marchaient avec beaucoup de peine; mon camarade allant devant, un sentier qui lui parut plus praticable et plus court nous égara. Ce fut_ma faute; devais-je me fier à une tête de vingt ans ? Nous cherchâmes, tant qu'il fit jour, notre chemin à travers ces bois; mais plus nous cherchions, plus nous nous perdions, et il était nuit noire quand nous arrivâmes près d'une maison fort noire; nous y entrâmes, non sans soupçon, mais comment faire? Là nous trouvions toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita; mon jeune homme ne se fit pas prier: nous voilà mangeant et buvant, lui du moins, car pour moi j'examinais le lieu et la mine de nos hôtes. Nos hôtes avaient bien la mine de charbonniers; mais la maison, vous l'eussiez prise pour un arsenal; ce n'étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux, coutelas. Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi; mon camarade, au contraire: il était de la famille, il riait, il causait avec eux; et par une imprudence que j'aurais du prévoir (mais quoi! s'il était écrit....), il dit d'abord d'où nous venions, où nous allions, que nous étions Français; imaginez un peu! chez nos plus mortels ennemis, seuls, égarés, si loin de tout secours humain! et puis, pour ne rien omettre de ce qui pouvait nous perdre, il fit le riche, promit à ces gens pour la dépense, et pour nos guides le lendemain, ce qu'ils voulurent. Enfin, il parla de sa valise, priant fort qu'on en eût grand soin, qu'on la mît au chevet de son lit; il ne voulait point, disait-il, d'autre

traversin. Ah! jeunesse! jeunesse! que votre âge est à plaindre! Cousine, on crut que nous portions les diamants de la couronne: ce qu'il y avait qui lui causait tant de souci dans cette valise, c'étaient les lettres de sa maîtresse. Le souper fini, on nous laisse; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute où nous avions mangé; une soupente élevée de sept à huit pieds, où l'on montait par une échelle, c'était là le coucher qui nous attendait, espèce de nid, dans lequel on s'introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l'année. Mon camarade y grimpa seul, et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise; moi, déterminé à veiller, je fis bon feu, et m'assis auprès. La nuit s'était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand, sur l'heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j'entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer; et prêtant l'oreille par la cheminée qui communiquait avec celle d'en bas, je distinguai parfaitement ces propres mots du mari: Eh bien, enfin voyons, faut-il les tuer tous deux ? A quoi la femme répondit: Oui. Et je n'entendis plus rien.

Que vous dirai-je ? je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre; à me voir, vous n'eussiez su si j'étais mort ou vivant. Ciel! quand j'y pense encore!... Nous deux presque sans armes, contre eux, douze ou quinze, qui en avaient tant! Et mon camarade mort de sommeil et de fatigue! L'appeler, faire du bruit, je n'osais; m'échapper tout seul, je ne pouvais; la fenêtre n'était guère haute, mais en bas deux gros dogues hurlant comme des loups.... .En quelle peine je me trouvais, imaginez-le si vous pouvez. Au bout d'un quart d'heure, qui fut long, j'entends sur l'escalier quelqu'un, et par la fente de la porte, je vis le père, sa lampe dans une main, dans l'autre un de ses grands couteaux. Il montait, sa femme après lui, moi derrière la porte; il ouvrit ; mais, avant d'entrer il posa la lampe, que sa femme vint prendre; puis il entre pieds nus, et elle, de dehors, lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe, doucement, va doucement. Quand il fut à l'échelle, il monte, son couteau dans les dents, et venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu, offrant sa gorge découverte, d'une main il prend son couteau, et de l'autre. . . .Ah! cousine....il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s'en va, et je reste seul à mes réflexions.

Dès que le jour parut, toute la famille, à grand bruit, vint nous éveiller, comme nous l'avions recommandé. On apporte à manger, on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l'un et manger l'autre. En les voyant je compris enfin le sens de ces terribles mots: faut-il les tuer tous deux ? Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait.

PAUL-LOUIS COURIER.

Né à Paris, en 1772, mort assassiné en 1825. Il est sans contredit un des plus beaux génies dont la littérature moderne de la France puisse se glorifier.

LA CALABRE ET LES CALABRAIS.

PAUL-LOUIS COURIER à M. de Ste Croix, à Paris.

Mileto, 12 septembre 1806.

MONSIEUR, Si l'histoire de la Grande-Grèce,* durant ces trois derniers mois, a pour vous quelque intérêt, je vous envoie mon journal, c'est-à-dire un petit cahier, où j'ai noté en courant les hommes et les bouffonneries les plus remarquables dont j'ai été le témoin. Il est difficile d'en voir plus, en si peu de temps et d'espace.

Depuis notre jonction avec Masséna nous marchons plus fièrement et sommes un peu moins à plaindre. Nous formons l'avant-garde de cette petite armée et faisons aux insurgés la plus vilaine de toutes les guerres. Nous en tuons peu, nous en prenons encore moins. La nature du pays, la connaissance et l'habitude qu'ils en ont, font que, même étant surpris, ils nous échappent aisément; non pas nous à eux. Ceux que nous attrapons, nous les pendons aux arbres; quand ils nous prennent, ils nous brûlent le plus doucement qu'ils peuvent. Moi qui vous parle, monsieur, je suis tombé entre leurs mains: pour m'en tirer il a fallu plusieurs miracles. J'assistai à une délibération où il s'agissait de savoir si je serais pendu ou brûlé ou fusillé. Je fus admis à opiner. C'est un récit dont je pourrai vous divertir quelque jour. Je l'ai souvent échappé belle dans le cours de cette campagne; car, outre les hasards communs, j'ai fait deux fois le voyage de Reggio à Tarente,

* Grande-Grèce, (géogr. anc.) Partie méridionale de l'Italie où se trouvaient un grand nombre de colonies grecques.

allée et retour, c'est-à-dire plus de quatre cents lieues, à tra vers les insurgés, seul ou peu accompagné, tantôt à pied, tan tôt à cheval, quelquefois à quatre pattes, quelquefois glissant ou culbutant du haut des montagnes. C'est dans une de ces courses que je fus pris par nos bons amis.

Un jour, sur une barque, je passai près d'une frégate anglaise qui m'ayant tiré quelques coups, tous mes rameurs se jetèrent à l'eau et se sauvèrent à terre. Je restai seul comme Ulysse, comparaison d'autant plus juste que ceci m'arriva dans le détroit de Charybde, à la vue d'une petite ville qui s'appelle encore Scylla, où je ne sais que dieu me fit aborder paisiblement. J'avais coupé avec mon sabre le cordage qui tenait ma petite voile latine, sans quoi j'eusse été submergé.

J'avais sauvé, du pillage de mes pauvres nippes, ce que j'appelais mon bréviaire. C'était une Iliade de l'imprimerie royale, un tout petit volume que vous aurez pu voir dans les mains de l'abbé Barthélemy; cet exemplaire me venait de lui, et je sais qu'il avait coutume de le porter dans ses promenades. Pour moi, je le portais partout; mais l'autre jour, je ne sais pourquoi, je le confiai à un soldat qui me conduisait un cheval en main. Ce soldat fut tué et dépouillé. Que vous dirai-je, monsieur ? J'ai perdu huit chevaux, mes habits, mon linge, mon manteau, mes pistolets, mon argent. Je ne regrette que mon Homère, et pour le ravoir, je donnerais la seule chemise qui me reste. C'était ma société, mon unique entretien dans les haltes et les veillées. Mes camarades en rient. Je voudrais bien qu'ils eussent perdu leur dernier jeu de cartes pour voir la mine qu'ils feraient.

Vous croirez sans peine, monsieur, qu'au milieu de pareilles aventures je n'ai eu garde de penser aux antiquités. Non que j'aie rien perdu de mon goût pour ces choses-là, mais le présent m'occupe trop pour songer au passé un peu aussi le soin de ma peau, et les Calabrais me font oublier la Grande-Grèce. C'est encore aujourd'hui Calabria ferox. Remarquez, je vous prie, que depuis Annibal, qui trouva ce pays florissant, et le ravagea pendant seize ans, il ne s'est jamais rétabli. Nous brûlons bien sans doute, mais il paraît qu'ils s'y entendaient aussi. Si nous nous arrêtions quelque part, si j'avais seulement le temps de regarder autour de moi, je ne doute pas que ce pays, où tout est grec et antique, ne me fournit aisément de quoi vous intéresser et rendre mes lettres dignes de leur adresse. Il y a dans ces environs, par exemple, des ruines considérables, un temple qu'on dit de Proserpine. Les superbes marbres qu'on en a tirés sont à

Rome, à Naples, et à Londres. J'irai voir, si je puis, ce qui en reste, et vous en rendrai compte, si je vis, et si la chose en vaut la peine.

Pour la Calabre actuelle, ce sont des bois d'orangers, des forêts d'oliviers, des haies de citronniers. Tout cela sur la côte et seulement près des villes: pas un village, pas une maison dans la campagne; elle est inhabitable, faute de police et de lois. Mais comment cultive-t-on, direz-vous? Le paysan loge en ville, et laboure la banlieue; partant tard le matin, il rentre avant le soir. Comment oserait-on coucher dans une maison des champs? On y serait égorgé dès la première nuit. Les moissons coûtent peu de soins; à ces terres soufrées il faut peu d'engrais. Tout cela annonce la richesse. Cependant le peuple est pauvre, misérable même. Le royaume est riche; car, produisant de tout, il vend et n'achète pas. Que font-ils de l'argent? Ce n'est pas sans raison qu'on a nommé ceci l'Inde de l'Italie. Les bonzes aussi n'y manquent pas. C'est le royaume des prêtres, où tout leur appartient.

Ce n'est point ici qu'il faut prendre exemple d'un bon gouvernement, mais la nature enchante. Pour moi, je ne m'habitue pas à voir des citrons dans les haies. Et cet air embaumé autour de Reggio! on le sent à deux lieues au large quand le vent souffle de terre. La fleur d'orange est cause qu'on y a un miel beaucoup meilleur que celui de Virgile: les abeilles d'Hybla ne paissaient que le thym, n'avaient point d'orangers. Toutes choses aujourd'hui valent mieux qu'autrefois.

Je finis en vous priant de présenter mon respect à madame de Sainte-Croix et à M. Larcher. Que n'ai-je ici son Hérodote, comme je l'avais en Allemagne ! Je le perdis justement comme je viens de faire mon Homère, sur le point de le savoir par cœur. Il me fut pris par des hussards. Ce que je ne perdrai jamais, ce sont les sentiments que vous m'inspirez l'un et l'autre, dans lesquels il entre du respect, de l'admiration, et si j'ose le dire, de l'amitié.

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LES NAPOLITAINS.

Le peuple napolitain, à quelques égards, n'est point du tout civilisé; mais il n'est point vulgaire à la manière des autres peuples: sa grossièreté même frappe l'imagination. La rive africaine, qui borde la mer de l'autre côté, fait déjà

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