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pruntée au grec, a passé, depuis quelques années, dans le peuple, parce qu'elle est commode, assez douce, et qu'elle a servi dans nos tems de révolution à distinguer des partis, bonapartiste, carliste, etc.; mais elle est loin d'y être aussi commune que la terminaison latine ien, qui y répond à peu près. La désinence ique, charmante chez les Grecs, parce qu'elle était suivie d'un os qui soutenait la voix et l'oreille, car on disait ikos, est fort laide chez nous, parce que ce os harmonieux a disparu. C'est pourtant celle que nos savants substitueraient, si on les laissait faire, à la belle terminaison en al, qui nous vient du latin, et qui est toute populaire. Depuis un tems, les verbes en iser semblent se multiplier; mais cette forme est barbare, quand elle s'applique à des racines latines, et est peu élégante en général, même dans les mots tirés du grec : qui est-ce qui emploie poétiser, dramatiser, et beaucoup d'autres verbes semblables? Cette désinence peut être tolérée dans certains verbes empruntés du grec; on est obligé de la conserver dans quelques mots latins, transformés en verbes français harmonieux et utiles, et pour lesquels l'usage a établi une longue prescription: tels sont autoriser, diviniser, immortaliser, tranquilliser, etc.; mais en général il faut la repousser, elle n'est pas populaire, ni d'origine latine. Le peuple l'a même enlevée dans certains mots: d'agoniser, v. n., il a fait agonir, v. a. «< agonir quelqu'un de sottises, » c'est-à-dire le mettre à l'agonie en l'accablant de sottises; j'ai même entendu des ouvriers dire sympathir, au lieu de sympathiser: c'est que le peuple forme ses verbes simplement en er ou en ir, et non point en iser. Conservons religieusement les formes de la langue, sans

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ment, substitution, tacticien, épileptique, logistique, artistique, styptique, épispastique; les mots lourds de prononciation, modernisation, adaptation, subtilisation, homologation, obstruction, extinction, extraction, substruction, homogénéisation, transsubstantiation, irréalisabilité, inconstitutionnalité, épistolographe, acataleptique, astérisque, antarctique, administratrice, autocratrice, sont encore des mots faits par les savants.

quoi tous les idiomes connus y feront invasion, briseront ses formes constitutives; toute forme de mot pourra être considérée comme française, et la langue française aura vécu.

CHAPITRE XV. - Conservation logique.

La langue se conserve aussi par le sens des mots, par la logique. Chaque mot, par son origine et son premier emploi, a une capacité logique, si l'on peut dire ainsi, d'où se tireront ses acceptions futures. Les emplois heureux et nouveaux qu'on peut faire d'un mot sont trouvés dans des moments d'inspiration par les personnes qui ont la conception vive et nette et le sens délicat. Donner par calcul et arbitrairement des nuances particulières aux mots, comme raisonner sur leurs acceptions et sur leur position dans la phrase avec la rigueur des mathématiques, c'est s'abuser complétement. L'orateur, de cette manière, émousse en lui le sens délicat du langage; ses paroles deviennent obscures ou trompeuses, parce qu'il attache aux termes qu'il emploie un autre sens que son auditoire, car celui qui lit ou écoute ne comprend les mots que dans le sens consacré par l'usage, ou que l'instinct de l'intelligence peut leur attribuer dans une circonstance donnée.

Ainsi le public et les grammairiens doivent repousser les barbarismes, parce qu'ils perdent la langue et la justesse de l'esprit; et l'écrivain doit les fuir, parce qu'ils sont une source d'obscurité et d'ennui. Mais aujourd'hui l'on ne pense point à cela; on a l'habitude d'être ennuyeux. Chaque écrivain veut forcer l'emploi des mots, être excentrique par son langage. L'improvisation de la tribune, par une cause opposée, fait courir à la langue les mêmes dangers.

Un même désordre, par un amour aveugle de l'ordre, a lieu dans l'enseignement grammatical: depuis un siècle, la plupart

de nos grammairiens, substituant au goût les raisonnements, ont renversé le fondement de la grammaire :

« Et le raisonnement en bannit la raison. »

(MOLIÈRE, Les Femmes Savantes, 11, 7.)

La grammaire doit tirer ses règles, non de la spéculation, mais des usages du peuple et de l'inspiration des grands écrivains.

CHAPITRE XVI,

Où est aujourd'hui le bon usage?

Mais, dira-t-on, où trouver, en France, le bon usage de la langue? Est-ce dans l'usage général? dans l'usage de Paris ou de la Touraine? et à Paris, est-ce aux Tuileries ou dans les rues qu'on parle le mieux ? Voici mon opinion en deux mots, qu'ensuite je développerai: Le peuple fait loi, l'écrivain fait choix.

Oui sans doute pour le gros de la langue, il faut suivre l'usage général, mais, entendons-nous bien, l'usage des provinces de langue d'oïl; tout le reste est barbare: ainsi un Picard, un Parisien et un Franc-Comtois se comprennent parfaitement; mais lorsqu'on veut parler la langue avec perfection, il faut suivre l'usage des habitants lettrés de Paris, et de race parisienne. Dès le douzième siècle déjà, « on ne reconnaissait comme bon langage >>> françois que celui des habitants de l'Ile-de-France. » (Histoire littéraire de la France, t. XVIII, p. 846.) Un enfant qui, même à Paris, est élevé par des parents étrangers ou provinciaux, en conserve souvent une empreinte.

La cour ne doit plus faire loi, comme du tems de Louis XIV; ce n'est plus là que se rencontre l'élite des écrivains et des hommes d'esprit de la France; d'ailleurs cet usage était beaucoup trop restreint il porta préjudice à la poésie épique, à la poésie pastorale et à l'ode; et en effet, où une vie n'est pas, son langage ne peut s'y trouver.

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La Chambre des Députés est composée de provinciaux ; parmi les habitants mêmes de Paris, il y a beaucoup d'étrangers: certains faubourgs de Paris renferment une populace ramassée de tous les coins de la France, et qui jargonne d'une manière détestable et ridicule. Ce n'est donc pas là qu'il faut aller chercher le bon usage.

Si l'on veut indiquer avec précision où est le bon usage parlé, je dirai qu'on le trouve surtout au Théâtre - Français pour la prononciation, et dans l'Académie Française pour la propriété des termes. C'est là qu'on entend parler et s'exprimer conformément à l'usage de la plus saine partie de Paris. Il faut suivre l'accent et la prosodie de Paris, dont le dialecte est le plus riche et le plus cultivé. Il est essentiel à l'unité et à la durée de la langue que le français de la capitale soit dominant, et d'autant plus nécessaire que la prosodie variant de province à province, et l'orthographe étant irrégulière, compliquée et presque conventionnelle, sans cette loi l'ordre disparaît, et la langue tombe dans une sorte de chaos. Il faut une langue commune dans l'État, comme un seul système de poids et mesures.

L'Orléanais et la Touraine sont ce me semble, après Paris, les provinces où l'on parle le meilleur français.

Ce n'est pas toutefois que la prononciation générale de Paris soit parfaite la lettre r y est fréquemment mal prononcée ; mais cela me paraît tenir plutôt à une faiblesse d'organe qu'à un goût particulier d'articulation; dans le discours familier, les Parisiens ont une tendance à affaiblir et à user la langue, en supprimant les r, lest et les s de liaison, en retranchant nombre d'l mouillées, et l'une des consonnes finales dans les mots qui en ont deux, par exemple l'l et l'r dans les terminaisons en ble, en bre, en tre, etc. Plus on descend dans la population de Paris, plus ce vice a de force et d'effet le petit peuple dit artisse, Augusse, pour artiste, Auguste, etc.; il emploie aussi des termes de jargon, qui ont des tems de vogue, et dont il faut s'abstenir avec un soin extrême.

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Mais les défauts de la prononciation commune de Paris,

qui viennent d'un parler vif et négligé et du grand mouvement de cette capitale, sont trop connus pour n'être pas combattus dans toute bonne éducation; malheureusement, sous ce rapport, toute la France laisse beaucoup à désirer. Pourquoi, par exemple, n'a-t-on pas des maîtres de prononciation comme on a des maîtres de chant ? Ce qui est inhérent à la nature de l'homme, indispensable à ses besoins et extrêmement agréable, un talent qui est nécessaire aux poëtes, qui fait admirer celui qui le possède, qui aide à monter aux honneurs, qui constitue et maintient les nationalités, est dédaigné, négligé, oublié ; et cependant n'y a-t-il pas, sans comparaison, plus d'utilité et plus d'agrément, ne se fait-on pas plus d'honneur en bien parlant, que par les arts frivoles du chant et de la danse ?

L'Académie, pour l'autorité grammaticale, a remplacé la cour d'autrefois, mais avec ce désavantage qu'elle n'est composée que d'auteurs, et manque de femmes. Pour le langage familier, son Dictionnaire est très-bon, et notamment l'édition de 1835. Sans s'écarter du bon usage actuel, elle a retenu, dans ses phrases d'exemple et ses définitions, la tradition du dix-septième et du dix-huitième siècle. Au reste, de même que Vaugelas, à la cour, ne prenait pour autorité que la plus saine partie de la cour, il faut aussi, quand on fréquente les membres de l'Académie Française, choisir ses autorités. Mais cela est insuffisant, il faut consulter l'usage de la ville, et avoir soi-même de l'oreille et du goût. Il faut dans la société polie de Paris, et même aussi chez les artisans, s'attacher à discerner les personnes qui parlent avec délicatesse et justesse, et qui sont de Paris. Nos auteurs, plus naturels dans la conversation que dans leurs écrits, les femmes, dont le langage est plus libre de système que celui des hommes, l'esprit plus naïf, plus vif, plus fin et plus délicat, peuvent au littérateur qui vit à Paris, et presque tous y vivent, fournir une ample moisson d'observations grammaticales relatives au bon usage. Ceci est de rigueur pour un prosateur.

Je serais moins rigoureux pour un poëte. Celui qui aurait

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