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Donques, ò toy, qui doué d'une excellente felicité de nature, instruict de tous bons ars et sciences, principalement naturelles et mathematiques, versé en tous genres de bons aucteurs grecz et latins, non ignorant des parties et offices de la vie humaine, non de trop haulte condition, ou appellé au regime publiq', non aussi abject et pauvre, non troublé d'afaires domestiques, mais en repos et tranquilité d'esprit, acquise premierement par la magnanimité de ton couraige, puis entretenue par ta prudence et saige gouvernement, ò toy, dy-je, orné de tant de graces et perfections, si tu as quelquefois pitié de ton pauvre langaige, si tu daignes l'enrichir de tes thesors, ce sera toy veritablement qui lui feras hausser la teste, et d'un brave sourcil s'egaler aux superbes langues greque et latine, comme a fait de nostre tens en son vulgaire un Arioste italien, que j'oseroy' (n'estoit la saincteté des vieulx poëmes) comparer à un Homere et Virgile. Comme luy donq', qui a bien voulu emprunter de nostre langue les noms et l'hystoire de son poëme, choysi moy quelque un de ces beaux vieulx romans francoys, comme un Lancelot, un Tristan, ou autres, et en fay renaitre au monde un admirable Iliade et laborieuse Eneïde. Je veux bien en passant dire un mot à ceulx qui ne s'employent qu'à orner et amplifier notz Romans, et en font des livres, certainement en beau et fluide langaige, mais beaucoup plus propre à bien entretenir damoizelles qu'à doctement ecrire : je voudroy' bien, dy-je, les avertir d'employer ceste grande eloquence à recuillir ces fragmentz de vieilles Chroniques francoyses, et comme a fait Tite Live des Annales et autres anciennes chroniques romaines, en batir le cors entier d'une belle histoire, y entremeslant propos ces belles concions et harangues, à l'immitation de celuy que je viens de nommer, de Thucidide, Saluste, ou quelque autre bien approuvé, selon le genre d'ecrire ou ilz se sentiroint propres. Tel œuvre certainement seroit à leur immor

telle gloire, honneur de la France et grande illustration de nostre langue.

Pour reprendre le propos que j'avoy' laissé : quelqu'un, peut estre, trouverra etrange que je requiere une si exacte perfection en celuy qui voudra faire un long poëme, veu aussi qu'à peine se trouverroint, encores qu'ilz feussent instruictz de toutes ces choses, qui voulussent entreprendre un œuvre de si laborieuse longueur et quasi de la vie d'un homme. Il semblera à quelque autre que, voulant bailler les moyens d'enrichir nostre langue, je face le contraire, d'autant que je retarde plus tost, et refroidis l'etude de ceux qui etoint bien affectionnez à leur vulgaire, que je ne les incite, pource que, debilitez par desespoir, ne voudront point essayer ce à quoy ne s'attendront de pouvoir parvenir. Mais c'est chose convenable, que toutes choses soint experimentées de tous ceux qui desirent attaindre à quelque hault point d'excellence et gloire non vulgaire. Que si quelqu'un n'a du tout cete grande vigueur d'esprit, cete parfaite intelligence des disciplines, et toutes ces autres commoditez que j'ay nommées, tienne pourtant le cours tel qu'il poura; car c'est chose honneste à celuy qui aspire au premier ranc, demeurer au second, voire au troizieme. Non Homere seul entre les Grecz, non Virgile entre les Latins, ont acquis loz et reputation. Mais telle a eté la louange de beaucoup d'autres, chacun en son genre, que pour admirer les choses haultes, on ne laissoit pourtant de louer les inferieures (1).

(1) Vereor ne si id quod vis expressero, eumque oratorum quem quæ. ris expressero, tardem studia multorum, qui desperatione debilitati, experiri id nolent, quod se assequi posse difidant. Sed par cst omnes omnia experiri, qui res magnas et magno opere expetendas concupiverunt. Quodsi quem aut natura sua, aut illa præstantis ingenii vis forte deficiet, aut minus instructus erit magnarum artium disciplinis; teneat tamen eum cursum quem poterit: prima enim sequentem, honestum est in secundis tertiisque consistere. Nam in poetis, non Homeri solo locus est, ut de Græcis loquar, aut Archiloco, aut Sophocli, aut Pindaro; sed horum vel secundis, vel etiam infra secundos. CICERO, Orator, cap. I.

D

Certainement si nous avions des Mecenes et des Augustes, les cieux et la nature ne sont point si ennemis de nostre siecle, que n'eussions encores des Virgiles. L'honneur nourist les ars; nous sommes tous par la gloire enflammez à l'etude des sciences: et ne s'elevent jamais les choses qu'on voit estre deprisées de tous. Les roys et les princes devroint, ce me semble, avoir memoire de ce grand empereur, qui vouloit plus tost la venerable puissance des loix estre rompue, que les œuvres de Virgile, condamnées au feu par le testament de l'aucteur, feussent brulées. Que diray-je de cet autre grand monarque, qui desiroit plus le renaitre d'Homere que le gaing d'une grosse battaille? et quelquefoys etant pres du tumbeau d'Achile, s'ecria haultement : ò bienheureux adolescent, qui as trouvé un tel buccinateur de tes louanges! Et à la verité, sans la divine muse d'Homere, le mesme tumbeau, qui couvroit le corps d'Achile, eust aussi accablé son renom; ce qu'avient à tous ceux qui mettent l'asseurance de leur immortalité au marbre, au cuyvre, aux collosses, aux pyramides, aux laborieux edifices, et autres choses non moins subjectes aux injures du ciel et du tens, de la flamme et du fer, que de fraiz excessifz et perpetuelle sollicitude. Les allechementz de Venus, la gueule et les ocieuses plumes ont chassé d'entre les hommes tout desir de l'immortalité : mais encores est-ce chose plus indigne que ceux qui d'ignorance et toutes especes de vices font leur plus grande gloire, se moquent de ceux qui en ce tant louable labeur poëtique employent les heures, que les autres consument aux jeuz, aux baings, aux banquez et autres telz menuz plaisirs. Or neantmoins quelque infelicité de siecle ou nous soyons, toy, à qui les Dieux et les Muses auront eté si favorables, comme j'ay dit, bien que tu soye depourveu de la faveur des hommes, ne laisse pourtant à entreprendre un œuvre digne de toy, mais non deu à ceux, qui, tout ainsi qu'ilz ne font choses louables, aussi ne font ilz cas d'estre louez. Espere le fruict de ton labeur de l'incorruptible et non envieuse posterité : c'est la gloire, seule echelle par les degrez de laquele les mortelz d'un pié leger montent au ciel, et se font compaignons des Dieux.

СНАР. ѴІ.

D'inventer des Motz, et quelques autres choses que doit observer de [le] poëte francoys.

Mais de peur que le vent d'affection ne pousse mon navire si avant en cete mer que je soye en danger du nauffrage, reprennant la route que j'avoy' laissée, je veux bien avertir celuy qui entreprendra un grand œuvre, qu'il ne craigne point d'inventer, adopter et composer à l'immitation des Grecz, quelques mots francoys, comme Ciceron se vante d'avoir fait en sa langue. Mais si les Grecz et Latins eussent esté supersticieux en cet endroit, qu'auroint-ilz ores de quoy magnifier si haultement cete copie qui est en leurs langues? Et si Horace permet qu'on puysse en un long poëme dormir quelquesfois, est-il deffendu en ce mesme endroict user de quelques motz nouveaux, mesmes quand la necessité nous y contraint? Nul s'il n'est vrayment du tout ignare, voire privé de sens commun, ne doute point que les choses n'ayent premierement eté, puis apres les mots avoit [avoir] eté inventez pour les signifier: et par consequent aux nouvelles choses estre necessaire imposer nouveaux motz, principalement és ars dont l'usaige n'est point encores commun et vulgaire, ce qui peut arriver souvent à nostre poëte, au quel sera necessaire emprunter beaucoup de choses non encor' traitées en nostre langue. Les ouvriers (afin que je ne parle des sciences liberales) jusques aux laboureurs mesmes, et toutes sortes de gens mecaniques, ne pouroint conserver leurs metiers, s'ilz n'usoint de motz à eux uzitez et à nous incongneuz. Je suis bien d'opinion que les procureurs et avocatz usent de termes propres à leur profession, sans rien innouer; mais vouloir oter la liberté à un scavant homme, qui voudra enrichir sa langue, d'usurper quelquesfois des vocables non vulgaires, ce seroit retraindre notre langaige, non encor' assez riche, soubz une trop plus rigoreuse loy que celle que les Grecz et Romains se sont donnée. Les quelz, combien qu'ilz

feussent sans comparaison plus que nous copieux et riches, neantmoins ont concedé aux doctes hommes user souvent de motz non acoutumez és choses non acoutumées.

Ne crains donques, poëte futur, d'innover quelques termes, en un long poëme principalement, avecques modestie toutesfois, analogie et jugement de l'oreille, et ne te soucie qui le treuve bon ou mauvais, esperant que la posterité l'approuvèra, comme celle qui donne foy aux choses douteuses, lumiere aux obscures, nouveauté aux antiques, usaige aux non acoutumées, et douceur aux apres et rudes. Entre autres choses se garde bien nostre poëte d'user de noms propres latins ou grecz, chose vrayment aussi absurde que si tu appliquois une piece de velours verd à une robe de velours rouge. Mais seroit-ce pas une chose bien plaisante user, en un ouvraige latin, d'un nom propre d'homme ou d'autre chose en francoys? comme Jan currit, Loyre fluit, et autres semblables. Accommode donques telz noms propres, de quelque langue que ce soit, à l'usaige de ton vulgaire, suyvant les Latins, qui pour 1pèxλñs ont dit Hercules, pour Onσeus Theseus, et dy Hercule, Thesée, Achile, Ulysse, Virgile, Ciceron, Horace. Tu doibz pourtant user en cela de jugement et discretion, car il y a beaucoup de telz noms qui ne se peuvent approprier en francoys, les uns monosyllabes, comme Mars; les autres dissyllabes, comme Venus; aucuns de plusieurs syllabes, comme Jupiter, si tu ne voulois dire Jove; et autres infinitz, dont je ne te scauroy' bailler certaine reigle. Parquoy je renvoye tout au jugement de ton oreille.

Quand au reste, use de motz purement francoys, non toutesfois trop communs, non point aussi trop inusitez, si tu ne voulois quelquefois usurper, et quasi comme enchasser ainsi qu'une pierre precieuse et rare, quelques motz antiques en ton poëme, à l'exemple de Virgile, qui a usé de ce mot olli, pour illi, aulai pour aulæ, et autres. Pour ce faire, te faudroit voir tous ces vieux romans et poëtes françoys, ou tu trouverras un ajourner, pour faire jour (que les praticiens se sont fait propre), anuyter, pour

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