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considérable. Il paraît, en effet, que la colonisation du nouveau monde a coûté à l'Espagne environ 30,000,000 d'habitants; cette évaluation même donne à peine le chiffre exact de ceux qui succombèrent prématurément et sans postérité. » Si l'on trouvait les calculs de M. Weiss à cet égard excessifs, on n'en serait pas moins obligé d'admettre que la population de l'Espagne décroissait d'un recensement à l'autre, et que, descendue à près de 6,000,000 d'habitants sous Philippe IV, elle fut réduite à 5,700,000 sous Charles II.

Voici le tableau que M. Weiss, d'après des documents certains, trace de l'Espagne vers cette époque: «Un grand nombre de villes et de villages, dit-il, tombaient en ruines. A Valladolid, les regards du voyageur s'arrêtaient avec surprise sur une multitude de belles maisons qui étaient restées inachevées. On y voyait partout les traces d'une grande prospérité subitement interrompue. Les trois quarts des villages de la Catalogne étaient inhabités. On en comptait 198 dans la NouvelleCastille, 308 dans la Vieille-Castille, 202 dans la province de Tolède, près de 1,000 dans celle de Cordoue, dont les habitants avaient disparu.... Il y avait dans les environs de Ségovie un territoire de 24 lieues de circuit que l'on appelait le despoblado, parce qu'il était entièrement inhabité. L'Estramadure, cette terre promisc de l'Espagne, si renommée jadis par sa fertilité et par la douceur de son climat, offrait l'aspect d'une vaste solitude. Un tiers des terres de l'Alava était en friche, et les habitants avaient entièrement abandonné la culture de la vigne qui faisait autrefois une partie de leur richesse. En Andalousie, la plaine, naguère si bien cultivée, qui s'étend autour de Tarifa, était devenue déserte. Le voyageur traversait 5 à 6 lieues d'un pays magnifique sans trouver une maison ni un champ cultivé. Dans la Vieille-Castille, on voyait une immense étendue de terrains couverts de ronces et d'épines; pas un arbre à l'ombre duquel on pût se reposer. Une herbe courte et desséchée suffisait à peine à la nourriture des troupeaux mérinos; encore n'en trouvait-on que dans un petit nombre de vallées où étaient disséminés les rares villages de cette province. Pour exprimer le dénûment absolu qui attendait le voyageur dans ces plaines arides, les Castillans avaient coutume de dire L'alouette qui veut traverser la Castille doit porter son grain.

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Parmi les causes qui concoururent à plonger l'Espagne dans ce déplorable état, il faut placer l'accroissement des biens de mainmorte et des majorats. Il était naturel que la clergé et la noblesse dominassent et fissent prévaloir leur esprit dans un pays que sa position et son rôle avaient rendu aussi religieux et aussi conquérant. Ces deux classes, qui jetèrent le reste de la nation, disposée à les suivre et à les imiter,

dans un engourdissement profond et une pompeuse oisiveté, possédèrent une grande partie du sol de l'Espagne qu'elles cultivèrent mal et condamnèrent à une complète immobilité. Au moment où la population générale était descendue à son chiffre le plus faible, il y avait environ quatre-vingt mille prêtres, soixante mille moines, trente-trois mille religieuses, vivant sans travail et dotés magnifiquement par la piété la plus généreuse et la moins prévoyante. Ce clergé infiniment trop considérable était en effet propriétaire, dans les vingt-deux provinces du royaume de Castille, de douze millions d'arpents de terre, tandis que tous les laïques ensemble n'en avaient que soixante et un millions. Les terres de l'Eglise, ne changeant jamais de main, livrées à des fermiers héréditaires qui n'avaient aucun intérêt à les rendre plus productives, étaient cultivées très-imparfaitement, et rapportaient à peine un et demi pour cent.

Il en était de même des terres nobles successivement transformées en majorats inaliénables. Le système des majorats, déjà établi dans le code des Siete partidas, au XII° siècle, avait pris un développement extrême depuis la fin du xv. La noblesse avait contraint la couronne à l'admettre sans mesure. « Il faut favoriser les hidalgos, avaient dit Ferdinand et Isabelle dans les lois de Toro, car c'est avec leur épée que nous gagnons des batailles. » Aussi les majorats, qui ne pouvaient être ni confisqués, ni démembrés, ni vendus, étaient devenus la loi de la noblesse et l'ambition de la bourgeoisie, qui se précipita vers les priviléges et les vanités de cette dangereuse distinction. Les domaines des grands d'Espagne, que les mariages et les successions augmentaient sans cesse, étaient immenses. On en jugera par quelques exemples que cite M. Weiss, d'après un tableau des revenus des principales familles d'Espagne au xvII° siècle, inséré dans un manuscrit de Denys Godefroi, déposé à la bibliothèque de l'Institut. L'Andalousie presque tout entière appartenait aux quatre puissantes maisons des Mendoza, des Enriquez, des Pacheco, des Girone, qui avaient pour chefs les ducs de l'Infantado, de Medina de Rioseco, d'Escalona et d'Ossuna, et dont dépendaient plus de trente mille familles vassales. Dans la Vieille-Castille, les ducs d'Aibe, de Najara et de Zuñiga; dans la Nouvelle-Castille le duc de Medina-Coli, dans les provinces de Grenade, d'Estramadure, de Jaën, les ducs de Medina-Sidonia, d'Arcos, de Feria, étaient tout aussi opulents. Les moins riches d'entre eux avaient près d'un million de francs de revenus, qui en vaudrait aujourd'hui trois. Ils avaient une cour, des gardes, des majordomes, des chambellans, des pages; ils habitaient des palais somptueux où leurs femmes étaient servies à genoux comme des reines; et, quand ils se rendaient chez le roi, ils étaient suivis

d'un cortège de gentilshommes qui remplissait jusqu'à vingt carrosses. Les débris de cette richesse étaient encore si énormes à la fin du xvn siècle, que le duc d'Albuquerque laissa une vaisselle d'or et d'argent qu'on employa six semaines à décrire et à peser. Il y avait entre autres quatorze cents douzaines d'assiettes, cinq cents grands plats et sept cents petits. Quarante échelles d'argent servaient à monter jusqu'au haut de son buffet, disposé en gradins comme un autel placé dans une vaste salle. En lisant les descriptions exactes de cette prodigieuse opulence, on croit assister aux fantastiques magnificences des Mille et une nuits. Ces richesses étaient pourtant réelles, mais mortes. Les terres de l'Espagne s'étaient accumulées dans les grandes familles sans rien produire, et les métaux précieux du nouveau monde s'y étaient convertis en masses énormes et inutiles.

Ce qu'il y eut de pis c'est que le peuple voulut imiter les grands. Il abandonna et méprisa le travail. Celui-ci parut d'autant plus vil, qu'il restait le partage des Juifs convertis et des Maures dépossédés. «On vit, dit M. Weiss, les pecheros, c'est-à-dire la classe qui payait l'impôt, cultivait la terre et soutenait les fabriques, renoncer en foule aux habitudes laborieuses de leurs ancêtres. Ceux qui étaient pauvres se faisaient moines et entraient dans les couvents, où les attendaient à la fois la considération publique et une opulente oisiveté. D'autres embrassaient le métier des armes, afin de se glorifier du titre de caballeros et de nobles soldados del rey. Lorsqu'un marchand possédait un revenu de cinq cents ducats, il se hâtait de faire du capital un majorat pour son fils. Dès lors le fils devenait noble, du moins aux yeux de sa famille. Ses frères, réduits à l'indigence, rougissaient cependant de reprendre le métier que leur père avait exercé. Ils aimaient mieux augmenter le nombre de ces nobles mendiants qui auraient craint de déroger en travaillant, et qui souffraient de la faim, pendant que leur imagination se nourrissait des rêveries les plus fantastiques. Madrid, Séville, Grenade, Valladolid, étaient remplies de ces cavaliers vêtus de haillons. A la fin du xvII° siècle, on comptait six cent vingt-cinq mille nobles, et le plus grand nombre ressemblaient à ce cavalier de Caldéron, dont les pourpoints troués et les paroles emphatiques égayaient l'alcade de Zalamea.»

Si l'extension des biens de mainmorte et des majorats avait contribué à la ruine de l'agriculture en Espagne, comme les latifundia avaient autrefois perdu celle de l'ancienne Italie, les ravages périodiques et légaux des troupeaux voyageurs n'y avaient point été étrangers. L'industrie des troupeaux était celle des conquérants chrétiens pendant leur lutte avec les Arabes, alors que les champs en friche, dans les vastes zones dévastées qui séparaient les deux peuples, se prê

taient mieux au pacage qu'au labour. Cette industrie des temps d'invasion s'entretint et s'accrut après l'entier accomplissement de la conquête, et les rois de Castille, pour la favoriser, défendirent aux cultivateurs d'enclore leurs propriétés de haies et de fossés. En vertu du funeste privilége accordé à la mesta, d'innombrables troupeaux de mérinos parcoururent la Péninsule dans sa longueur sans rencontrer d'obstacles et sans permettre la culture régulière et la plantation avantageuse des champs qu'ils traversaient. Quelques provinces échappèrent à ces désastreux effets, mais la plus grande partie de l'Espagne y fut exposée, et bientôt ne produisit plus assez de blé pour nourrir ses habitants; il fallut accorder des exemptions d'impôts aux marchands qui apportaient par mer du pain au marché de Séville.

Tout se tient le système économique et le système financier de l'Espagne ne valurent pas mieux que son système politique, sa constitution sociale et son régime agricole. M. Weiss a consacré deux chapitres étendus et excellents à l'industrie et au commerce de ce pays tombé peu à peu dans un dans un incroyable appauvrissement, malgré le produit annuel des mines les plus riches de l'univers, et la possession de vastes et superbes colonies. Son industrie était très-florissante à l'avénement de la maison d'Autriche. A cette époque où l'agriculture était encore en honneur; où les Asturies, la Navarre et les provinces basques étaient couvertes d'arbres fruitiers et de pâturages; où le nord de la Péninsule produisait des fruits exquis, du miel, de la cire, du lin, du chanvre, du blé en abondance; où le safran, cultivé près de Barcelone et de Cuença, était une source de richesse; où de l'Andalousie et des deux Castilles, greniers de la Péninsule, on exportait des céréales à l'étranger; où rien n'égalait la richesse des rives du Guadalquivir et du Douro, des côtes d'Almeria et de Malaga, de Tarifa; où la Huerta de Valence, sillonnée par des canaux et des aqueducs sans nombre, présentait l'aspect d'un magnifique jardin; où le royaume de Grenade, encore habité par les descendants des Arabes, offrait les produits de la plus belle culture qui, de la riche Vega qu'arrosait le Xénil, s'étendait jusqu'aux cimes les plus élevées de l'Alpujarra, laissait voir en pleine terre le bananier, le pistachier, le myrte, le sésame, la canne à sucre et les plantes des tropiques mêlées à celles de l'Europe, enfin nourrissait à lui seul trois millions d'habitants, et s'appelait le paradis du monde1, à cette époque les manufactures pros péraient aussi en Espagne. Tolède, Cuença, Huete, Ciudad-Real Ségovie, Villacastin, Grenade, Cordoue, Séville, Ubeda, Baeza,

'Introduction, p. 13 à 15.

go.

Medina-del-Campo, Avila, étaient célèbres par leurs fabriques d'armes, de cuirs, de draps, de soieries, de tissus d'or et d'argent. A Ségovie, trente-quatre mille ouvriers étaient employés à confectionner des draps; Séville avait seize mille métiers à soieries et comptait cent trente mille ouvriers employés à la fabrication des étoffes de soie et des tissus de laine. Les foires de Burgos, de Valladolid et de Medina-del-Campo attiraient les marchands de l'Espagne et des pays voisins, et plus de deux mille cinq cents navires de différents bords entretenaient le commerce de la Péninsule, soit sur ses côtes, soit dans les autres contrées de l'Europe, soit avec ses colonies. En même temps la marine militaire la plus puissante lui donnait le libre accès et pour ainsi dire la souveraineté des mers.

Je serais conduit beaucoup trop loin, si je voulais montrer, d'après M. Weiss, comment toutes ces actives manufactures tombèrent, ce vaste commerce cessa, cette imposante marine disparut. En 1673, Ségovie, au lieu de fabriquer vingt-cinq mille pièces de draps par an, n'en fabriquait plus que quatre cents, et Séville était réduite de seize mille métiers à soieries à quatre cent cinq. La Péninsule, aussi inactive qu'appauvrie, était exploitée par quelques industrieux étrangers, et le descendant du prince qui avait envoyé, en 1571, cent vaisseaux à Lépante contre les Turcs, et, en 1588, cent soixante-quinze contre les Anglais, succombait, sans pouvoir se défendre, aux attaques de quelques misé rables flibustiers. La ruine des manufactures nationales réduisit le commerce espagnol à une vente de matières premières, comme laines, soies, cochenille, indigo, bois de campêche, drogues, cuirs, vins, fruits secs, lingots d'or et d'argent. A la fin du xvir° siècle, les étrangers vendaient aux Espagnols les cinq sixièmes des objets manufacturés qui se consommaient dans le pays, et ils faisaient les neuf dixièmes du commerce dont les Espagnols avaient voulu se réserver le monopole. Je recommande la lecture des deux chapitres importants de M. Weiss sur la décadence de l'industrie et du commerce en Espagne. Il est curieux d'y suivre les fausses idées et les détestables mesures qui anéantirent l'une et paralysèrent l'autre. Le renchérissement de la main-d'œuvre par l'importation des métaux précieux dont la sortie d'Espagne était défendue; le préjugé contre les arts mécaniques qui avilissait le travail et poussait toutes les classes de la nation vers la vie oisive ct noble; l'augmentation de l'impôt exigé sans mesure, perçu sans discernement, de façon à épuiser les sources mêmes de la richesse publique; le monopole le plus concentré provoquant la contrebande la plus audacieuse et la plus inévitable; le déshonneur infligé au négoce qui exposait aux avanies d'un gouvernement avide, aux mépris d'un peuple altier; le défaut presque

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