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moral, et de rechercher s'il atteint les deux éléments dont la perception morale se compose. Il n'en est rien, et malgré quelques contradictions de langage, encore plus apparentes que réelles, le sens moral d'Hutcheson est une faculté sensitive qui n'explique qu'une seule partie de la perception morale, qui rend compte des phénomènes affectifs que les actions vertueuses ou criminelles excitent en nous, mais non pas des jugements que nous portons de ces actions.

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Le paragraphe 1" du deuxième chapitre a pour titre : Les affections sont les vrais motifs des actions. «Toute action que nous concevons comme moralement bonne ou mauvaise est toujours supposée produite par quelque affection envers les êtres sensibles, et tout ce qu'on appelle vertu ou vice émane d'une pareille affection ou de quelque action faite en conséquence. Peut-être suffit-il, pour qu'une action ou une omission paraisse vicieuse, qu'elle parte d'un défaut d'affection, etc. »

Hutcheson ne parle partout que d'affections vertueuses ou vicieuses. Il réclame pour la vertu la gloire d'être une affection désintéressée, il n'en fait jamais une conception de la raison aussi bien qu'une affection du cœur. Au fond, tout son livre n'est qu'une analyse de la partie affective de l'âme; c'est en quoi Hutcheson a excellé. Son second ouvrage, nous l'avons vu, est intitulé Essai sur la nature et la conduite des passions et affections, avec des éclaircissements sur le sens moral. Il est fâcheux que cet ouvrage et surtout ces Éclaircissements n'aient jamais été traduits. Le premier chapitre de ces Éclaircissements est précisément consacré à déterminer le caractère de la vertu et à réfuter la supposition que la vertu soit quelque chose de conforme à la vérité ou à la raison. Hutcheson y définit la raison : le pouvoir de produire des propositions vraies; définition très-incomplète, arbitraire et tout à fait scholastique, qui lui permet aisément de conclure que ce n'est pas la conformité d'une action avec une proposition vraie qui détermine à la faire, ni cette qualité qui détermine l'approbation. Il nie qu'il y ait aucune idée de bien moral antérieure à aucune sensation ou affection, et qui, antérieurement à cette sensation ou à cette affection, détermine l'action ou l'approbation. Dans ces Éclaircissements comme dans sa psychologie la volonté n'est pour Hutcheson qu'un appétit raisonnable, et la faculté qui nous porte au bien ou nous le fait approuver est aussi un appétit, une affection, un sens. Il dit expressément, chap. 1, que « tout de même que l'étendue, la figure, la couleur, le son, la saveur, sont des perceptions ou sensations sur lesquelles nous établissons des comparaisons, des jugements, des raisonnements; ainsi, il y a des sentiments ou sensations qui ne sont pas causés par des impressions corporelles et qui sont des idées mo

rales. Un certain caractère, un état, un tempérament, une affection d'un être sensible, quand il est perçu et connu, excite en nous naturellement, d'après la constitution de notre âme, un agrément, une approbation, tout de même que des impressions corporelles produisent des perceptions externes. La raison ou l'intellect n'engendre aucune espèce nouvelle d'idées, elle ne fait autre chose que discerner les rapports des idées déjà perçues par les sens externes ou internes, physiques ou moraux.» Cette dissertation, de quelques années postérieure aux Recherches, ne laisse aucun doute sur la vraie pensée d'Hutcheson.

En résumé, la philosophie d'Hutcheson est une première protestation grave et mesurée contre le système de Locke. Hutcheson n'en combat pas le principe, il a plutôt l'air de l'accepter. Il accorde en général que toutes les idées viennent des sens; mais Locke ne reconnaît d'autres sens que les sens physiques, qui lui sont les seuls fondements de toutes les connaissances humaines; ici Hutcheson l'abandonne et le contredit: il prouve qu'il y a dans l'esprit humain des idées qui ne peuvent venir directement d'aucun de nos sens, par exemple l'idée du beau et du bien; il est sur ce point l'adversaire déclaré de Locke, et ce point, c'est, à vrai dire, la philosophie tout entière. Les idées du beau et du bien ne venant pas des sens physiques, et pas davantage de la réflexion et du raisonnement, Hutcheson les rapporte à deux facultés auxquelles, par un reste de condescendance envers la philosophie dominante, il donne encore le nom de sens; mais cette satisfaction accordée à l'école sensualiste n'est qu'apparente et purement nominale; elle couvre un dissentiment profond qui tôt ou tard éclatera. Puisque les idées du beau et du bien, et tant d'autres comme celles-là, ne viennent pas des sensations, les facultés qui nous les donnent ne sont pas les sens, et n'ont rien de commun avec eux; ce sont donc des facultés intellectuelles et morales d'un ordre à part, s'exerçant avec des lois qui leur sont propres, et constituant une partie de la nature humaine. Il fallait nécessairement en arriver là, une fois qu'un certain nombre d'idées avaient été trouvées marquées d'autres caractères que les idées sensibles. C'est Hutcheson qui, le premier en Écosse, a mis en lumière les caractères particuliers de l'idée du beau et de l'idée du bien; c'est donc lui qui a porté le premier coup à la philosophie de Locke. Là est son honneur, son originalité, son titre auprès de la postérité.

V. COUSIN.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT ROYAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

M. le comte Duchâtel a été élu, le 21 novembre 1846, académicien libre, en
remplacement de M. le comte Siméon.

L'Académie des Beaux-Arts, dans sa séance du 28 novembre, a élu M. Brascassat
membre de la section de peinture, en remplacement de M. Bidauld, décédé.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

JOURNAL

DES SAVANTS.

DÉCEMBRE 1846.

L'ESPAGNE depuis le règne de Philippe II jusqu'à l'avènement des Bourbons, par M. Ch. Weiss, professeur d'histoire au collège royal de Bourbon, 2 vol. in-8°, chez L. Hachette, 1844.

J'ai à rendre compte du travail historique que M. Weiss a publié, en 1844, sur la grandeur et la décadence de l'ancienne monarchie espagnole. Comme son ouvrage est savant et solide, l'examen en est toujours à propos. Un livre bien fait sur un sujet durable attire l'intérêt, et le conserve.

« Quelles sont, s'est demandé M. Weiss, les causes de l'abaissement de l'Espagne, et comment peut-elle remonter au rang qu'elle occupait autrefois parmi les nations? Tel est le double problème que nous avons essayé de résoudre. Pour y parvenir, nous nous sommes proposé d'abord d'apprécier le système politique de Philippe II et de ses successeurs, d'en faire ressortir les conséquences fatales, en recherchant les principaux faits qui expliquent la décadence progressive de l'Espagne au xvi® et au xvII° siècle; d'examiner ensuite le système nouveau suivi par les Bourbons, de constater les réformes qu'ils ont réalisées jusqu'à ce jour, et de montrer ainsi, par des preuves irrécusables, que ce royaume est en voie de progrès, et qu'un brillant avenir lui est encore réservé. »

Fidèle à ce plan, M. Ch. Weiss trace d'abord, dans une introduction assez étendue, le tableau de la grandeur de l'Espagne à l'avénement de Philippe II, et de sa décadence sous le règne de Charles II. Il montre l'étendue extraordinaire de ses possessions au moment où le fils de

Charles-Quint monta sur le trône, la richesse de son agriculture, l'activité de son commerce, le développement de son industrie, l'éclat postérieur de sa littérature, l'immensité de ses ressources et de sa puissance, et fait voir la triste condition où elle était descendue, lorsque le dernier prince de la maison d'Autriche la laissa, en mourant, dépouillée d'une partie de ses États, et ne pouvant plus garder ce qui lui en restait, sans commerce, sans industrie, sans marine, sans armée, sans argent, presque sans agriculture, réduite en population, déchue d'esprit, et ne conservant plus que le souvenir et l'orgueil de ses anciennes prospérités. Ces faits connus, mais étudiés de plus près, et beaucoup de documents nouveaux, puisés à des sources certaines, ont permis à M. Ch. Weiss, qui a su en tirer parti fort industrieusement, d'entrer dans son sujet, en offrant le spectacle instructif de ces deux grands contrastes. M. Weiss se demande ensuite comment l'Espagne a passé si rapidement d'un de ces états à l'autre? «La cause fondamentale de cette décadence, répond-il, n'est autre que la fausse direction qui fut imprimée au gouvernement de l'Espagne par Philippe II et ses successeurs. Tous ces rois pratiquèrent à l'extérieur une politique envahissante, à l'intérieur une politique oppressive, qui toutes deux précipitèrent la monarchie espagnole dans un abîme de calamités, et consommèrent enfin sa ruine après une longue agonie. >>

De là une division naturelle du livre de M. Weiss en deux parties. Dans la première partie, il expose et examine les causes de la décadence politique de l'Espagne; dans la seconde, qui est plus originale et plus curieuse, il traite de sa décadence sociale, dont il attribue les causes à l'abandon du travail, au dépérissement de l'agriculture, à la cessation du commerce, à la ruine des manufactures, et à l'immobilité de l'esprit. Enfin, dans une conclusion destinée à compléter le sujet, M. Weiss indique les changements heureux qui, à partir du xvi siècle, ont tiré l'Espagne de sa léthargie, et l'ont un peu relevée de son abais

sement.

La première partie, qui comprend plus d'un volume, est purement historique. M. Weiss, dans un résumé instructif, donne la suite et la signification des événements qui ont porté si haut et fait tomber si bas la monarchie espagnole depuis Philippe II jusqu'à Charles II. Il montre toute la grandeur de cette domination, alors qu'elle s'étendait sur l'Aragon, la Castille, la Navarre, la haute et la basse Italie, la Sicile, la Sardaigne, une partie des côtes d'Afrique, les Pays-Bas, la Franche-Comté, l'Amérique, les Indes, qu'elle occupait le Portugal, qu'elle envahissait la France, qu'elle menaçait l'Angleterre. Mais, dans cette grandeur même, il aperçoit la faiblesse. En effet, la décadence

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