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ou par des clercs, ainsi que l'a pensé le premier éditeur des œuvres de Rutebeuf1. D'une autre part, ce sombre sujet ne pouvait avoir aucun charme pour un auditoire aristocratique et galant. Il n'avait donc chance de plaire qu'à la population raisonneuse des écoles et à la multitude toujours avide de merveilleux. Cette légende fantastique était si populaire aux environs de la rue du Fouarre et sur le pavé des halles, que Villon lui-même, le poëte des Repues franches, s'est souvenu de cette histoire, et y a fait allusion dans une ballade composée, il est vrai, à la demande de sa mère, pour honorer Notre-Dame. On lit dans cette prière à la Vierge :

A votre fils dites que je suis sienne,

Qu'il me pardonne, comme à l'Egyptienne',

Et comme il fit au clerc Théophilus.

L'entrevue mystérieuse du mauvais prêtre avec le mécréant qui parloit au diable quand il voloit, et surtout l'évocation de Satan en personne, faite avec la vraie formule cabalistique3 dans un lieu désert, où le sorcier avait enjoint au dignitaire déchu de se rendre

Sanz compaignie et sanz cheval,

devaient émouvoir profondément les flots pressés et orageux d'un auditoire de la place Maubert ou du clos Saint-Victor. Nous ne possédons malheureusement aucun détail sur la représentation de ce miracle à Paris; elle ne dut pas précéder de beaucoup l'institution des clercs de la basoche, que quelques historiens font remonter à 1285 ou 1302. D'ailleurs, le succès de ce drame paraît avoir été durable et lointain. D. Carpentier mentionne, d'après un acte de 1384, « des jeux faits par les habitants de la ville d'Aunai, le dimanche après la Nativité de saint Jean-Baptiste, en mémoire de la conversion de Théophile ". >> On a conservé le souvenir d'un miracle sur le même sujet, représenté au Mans, dans la place des Jacobins, en l'année 1539.

Jean Bodel avait préludé à ce drame par deux pièces élégiaques que l'on trouve transcrites séparément dans plusieurs manuscrits, savoir : la Repentance Theophilus et la Prière Theophilus. Ces deux morceaux,

Euvres complètes de Rutebeuf, t. I, préface, p. xx et XXVI.- Rutebeuf a composé un assez long poëme sur sainte Marie l'Egyptienne, auquel Villon fait allusion dans ce vers.-Cette formule de conjuration offre un amas de mots barbares, qui n'appartiennent à aucune langue et qui semblent sortis du cerveau de notre trouvère. On croit pourtant y reconnaître quelques mols hébreux altérés. — D. Carpentier, au mot Ludus Christi. "Voyez les notes de M. Achille Jubinal aux OEuvres complètes de Rutebeuf, t. II, p. 327, et la notice de M. Francisque Michel sur le miracle de Théophile Théâtre français au moyen âge, p. 138.

fort développés, ont été intercalés in extenso dans le drame, soit par le poëte lui-même, soit par le copiste du précieux manuscrit n° 7218 de la Bibliothèque royale. Je pencherais à n'accuser que le copiste d'un manque aussi complet de proportion'. Ces longueurs refroidissent beaucoup, à mon sens, un ouvrage dont le principal mérite devrait consister dans la continuité de l'émotion.

Nous venons de passer en revue toute la partie demi-religieuse et demi-populaire du théâtre français au xir et au XIII° siècle. Nous examinerons dans un prochain article les drames composés sur des sujets profanes pendant la même époque.

MAGNIN.

Hutcheson, fondateur de l'école écossaise.

PREMIER ARTICLE.

Hutcheson est né en Irlande, mais il est Écossais par son origine, par son éducation, par toute sa carrière.

Et non-seulement il est Écossais, mais il est presbytérien et presby

térien dissident.

Il tient de toutes parts à la révolution de 1688; il a reçu, il a conservé et il a répandu avec ardeur les principes de la liberté civile et religieuse.

Voilà ce que nous apprend sur Hutcheson un homme qui avait passé avec lui une partie de sa vie, qui avait été son collègue dans la même université, et qui en a donné, quelque temps après sa mort, une biographie exacte et pour ainsi dire authentique, le révérend William Leechmann, professeur de théologie à l'université de Glasgow. Nous empruntons à cette biographie la plupart des détails qui vont suivre.

Hutcheson appartenait à une ancienne et honorable famille du comté d'Ayr en Écosse. Son grand-père avait quitté son pays pour venir s'établir dans le nord de l'Irlande; on ne dit pas pourquoi; mais on sait que c'était un pasteur du parti des dissidents; et, à cette époque, en

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1 M. de Roquefort a soupçonné, comme moi, que ces deux pièces étaient étrangères au miracle, du moins pour une partie. Voy. Glossaire de la langue romane, t. II, p. 770, col. 2, n° 55 et 56.

Écosse, les dissidents étaient, ce semble, les indépendants ou les puritains. Le père de Hutcheson était aussi ecclésiastique et pasteur d'une congrégation de dissidents. Tel est le berceau de Francis Hutcheson.

Il naquit dans le nord de l'Irlande, en 1694. Il fut élevé sous les yeux et sous la direction de son grand-père. En 1710, on l'envoya en Écosse, à l'université de Glasgow, pour y achever ses études. Il y demeura six ans, cultivant à peu près toutes les parties des connaissances humaines, la philosophie, la physique, les littératures latine et grecque auxquelles il s'appliqua avec le plus grand succès. Ensuite il se tourna vers la théologie, dont il voulait faire sa profession.

C'était alors le temps où le livre de Clarke sur l'existence et les attributs de Dieu soulevait une ardente polémique. Hutcheson lut avidement ce livre; mais, tout en approuvant les conclusions, il lui vint peu à peu des doutes sur la solidité du principal argument appelé l'argument a priori; et il écrivit au célèbre docteur pour lui soumettre ses doutes et lui demander des éclaircissements. Il ne paraît pas que Clarke lui ait répondu, ou du moins il ne le convertit pas à sa métaphysique. Hutcheson la trouva plus sublime que solide, et il chercha l'évidence dans une route plus humble et plus sûre. Nous verrons Hutcheson demeurer fidèle à cette pensée de sa jeunesse, et, à son exemple, toute l'école écossaise répugner aux preuves a priori de l'existence de Dieu, de quelque côté qu'elles viennent, soit de Descartes, soit même de Newton dont Clarke était le disciple et l'interprète. L'école entière, comme son fondateur, s'élève à Dieu en partant de l'homme et du monde, et non d'une idée quelle qu'elle soit, oubliant qu'une idée, si elle est naturelle et nécessaire, si elle fait partie de la constitution intellectuelle et morale de l'homme, est aussi un phénomène qu'il s'agit d'expliquer, et qui peut nous conduire à Dieu tout aussi légitimement que les phénomènes de notre constitution physique et ceux du monde extérieur. Nous aurons bientôt à examiner cette opinion de l'école écossaise en ce moment bornons-nous à la reconnaître, en 1717, dans le jeune étudiant de Glasgow.

De retour en Irlande, Hutcheson passa les examens nécessaires pour entrer dans le saint ministère, et il allait être appelé pasteur d'une petite congrégation de dissidents quand on lui offrit de venir à Dublin diriger un établissement particulier d'éducation. Il accepta, et dans cette carrière nouvelle il obtint les plus grands succès; mais il en paya le prix. Son biographe nous apprend que de pieux personnages le dénoncèrent charitablement comme un dissident qui n'avait pas le droit de tenir une maison d'éducation, n'ayant pas souscrit les canons de l'Eglise

anglicane, ni obtenu l'autorisation nécessaire de l'autorité ecclésiastique. Heureusement il y avait un théologien philosophe sur le siége archiépiscopal de Dublin, le docteur King, l'auteur du livre de origine mali, qui s'honora lui-même en défendant Hutcheson. Son mérite et ses opinions lui valurent d'illustres amitiés dans le parti attaché à la cause de la révolution. Il se lia plus étroitement encore avec ce parti en épousant la fille d'un ancien capitaine qui s'était distingué au service du roi Guillaume.

C'est à Dublin qu'il composa les Recherches sur l'origine de nos idées de beauté et de vertu. Cet ouvrage parut anonyme en 1725: son succès fut tel, qu'il y en avait déjà en 1729 une troisième édition1. En 1728 parut l'Essai sur la nature et la conduite des passions et des affections, avec des éclaircissements sur le sens moral, par l'auteur des Recherches sur nos idées de beauté et de vertu 2. Ces deux écrits sont étroitement liés ensemble et composent en quelque sorte un seul et même ouvrage. Presque en même temps Hutcheson inséra dans un recueil périodique de Dublin des Réflexions sur le ridicule, dans un tout autre esprit que celui de Hobbes, ainsi que des Remarques sur la fable des abeilles contre Mandeville3. Un journal de Londres ayant publié des lettres signées Philarète, renfermant des objections à quelques parties de la doctrine des Recherches, il épondit à ces lettres dans le même journal, et il en résulta un débat intéressant auquel mit fin la mort de Philarète“.

Ces divers écrits portèrent promptement au delà de l'Irlande la réputation d'Hutcheson. L'université de Glasgow, qui l'avait formé, le revendiqua, et l'appela à la chaire de philosophie morale, devenue vacante à la mort du savant éditeur de Puffendorf, Gerschom Cormichaël : c'est de là que date la philosophie en Écosse. Jusque-là, il n'avait paru en Écosse ni un écrivain ni un professeur de philosophie un peu remarquable. C'est Hutcheson qui a produit tout ce qui s'est fait depuis. Il avait apporté à Glasgow une belle renommée; il l'agrandit par ses cours et par ses nouveaux écrits.

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C'est l'édition que j'ai sous les yeux : An inquiry into the originul of our ideas of beauty and virtue, etc. The third edition corrected. London, 1729. La dédicace est datée de Dublin, 1725. La préface de cette troisième édition rend compte des changements qu'elle renferme. An essay on the nature and conduct of the passions and affections with illustrations on the moral sense, by the autor of the inquiry, etc. Je possède une édition de Londres, 1730, sans désignation de seconde ni de troisieme édition. Recueillies plus tard: Reflections upon Langhter and Remarks on the fable of the Bees. Glasgow, 1750. Leechman nous dit que cette correspondance est de 1728.. Hutcheson y fait allusion dans la préface de l'Essai sur les passions, p. 20 de notre édition. Elle a été recueillie assez tard: Letters concerning the true foundation of virtue or moral goodness. Glasgow, 1772.

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Il se dévoua tout entier à ses fonctions et sacrifia la gloire au devoir. Il ne publia à Glasgow que des manuels latins à l'usage de ses auditeurs, un Abrégé de logique, une Esquisse de métaphysique, un Manuel de philosophic morale 2. Hutcheson a fait lui-même de ce dernier ouvrage une traduction anglaise 3. Il travaillait à une grande composition qui devait présenter son système entier de philosophie morale dans sa forme dernière. Elle a été publiée après sa mort par son fils avec la biographie de M. Leechman: c'est le Manuel de philosophie morale, non plus seulement traduit, mais amplifié; mêmes divisions générales, même ordre de chapitres et de paragraphes; rien de nouveau. Hutcheson est tout entier dans les Recherches sur l'origine de nos idées de beauté et de verta; ce sont elles qui ont fait sa réputation. Elles ont été traduites dans toutes les langues ; elles sont auprès de la postérité le titre d'Hutcheson, et on les doit considérer comme le premier monument de la philosophie écossaisc.

Depuis 1729 jusqu'à sa mort, arrivée en 1747, Hutcheson n'a donc été qu'un professeur, mais un professeur éminent, qui jeta un éclat inaccoutumé dans la carrière académique en Écosse.

M. Leechman, qui écrivait en 1755, et quand Adam Smith professait depuis plusieurs années, n'hésite point à déclarer Hutcheson un des maîtres les plus puissants et les plus aimables qui aient paru de son temps. I possédait une grande quantité de connaissances diverses qui lui permettaient d'appliquer sa doctrine aux différentes matières enseignées dans l'Université. Il n'était pas étranger aux sciences mathématiques et physiques; il était très-versé dans les littératures anciennes; sa morale touchait de toutes parts à la jurisprudence; il avait fait une sérieuse étude de la théologie, de sorte que les élèves des quatre facultés pouvaient profiter à ses leçons. Ils y venaient presque tous puiser

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Logice compendium et synopsis metaphysica. Glasgow, 1742. Philosophia moralis institutio compendiaria, ethices et jurisprudentiæ naturalis elementu continens, etc. Glasgow, 1742. Il y en a eu bien des éditions. J'en ai sous les yeux une troisième, imprimée par les Foulis, en 1755. — A short introduction to moral philosophy in three books, containing the elements of Ethics and the law of nature with the principles of economics and politiks. Glasgow, 1747. A system of moral philosophy in three books written by the late Francis Hutcheson, L. L. D. etc., to which is prefixed an Account of the life, writings and character of the author, by the reverend William Leechman, professor of divinity in the same university. Glasgow, 1755, 2 vol. in-4°. 5 Il y en a une traduction française (par Eidous): Recherches sur l'origine des idées que nous avons de la beauté et de la vertu, 2 vol. in-12. Amsterdam, 1749. P. xxx. One of the most masterly and engaging teachers that has apparead in our Lage.

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