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JOURNAL

DES SAVANTS.

AOUT 1846.

THÉÂTRE français au moyen âge, publié d'après les manuscrits de la Bibliothèque du Roi, par MM. L.-G.-N. Monmerqué et Francisque Michel (XI-XIVe siècle), Paris, Firmin Didot, 1839; un volume très-grand in-8° de 672 et XVI pages, sur deux colonnes.

TROISIÈME ARTICLE 1.

Nous avons, dans notre précédent article, soumis à un examen minutieux, trop minutieux peut-être, quelques offices dramatiques représentés au x1° siècle en musique et par personnages, dans l'intérieur des églises, par les soins ou sous la direction du clergé. De ces drames ecclésiastiques, les uns, ainsi qu'on l'a vu, étaient écrits tout en latin, comme les liturgies elles-mêmes, dont ils offraient à la foule ignorante une visible et édifiante paraphrase; les autres, grâce à une tolérance plus grande encore, admettaient au milieu du latin quelques versets en langue vulgaire, mélange que l'on appelait farciture, et qui avait un très-vif attrait pour la masse des fidèles, devenus peu peu étrangers à l'intelligence de la langue latine.

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Aujourd'hui, nous allons examiner les premiers drames écrits en français pendant les xir et xin siècles, ceux du moins qu'ont recueillis MM. Monmerqué et Francisque Michel. Ces monuments sont, par malheur, en assez petit nombre, et se divisent en deux classes fort diffé

1

Voir, pour les deux premiers articles, les cahiers de janvier, page 5, et de février 1846, page 76.

rentes. Ce sont 1° (dans l'ordre religieux) un mystère ou plutôt un fragment de mystère de la Résurrection, un Jeu de saint Nicolas, œuvre de Jean Bodel, trouvère de la ville d'Arras, et le Miracle de Théophile, dû au poëte Rutebeuf; 2° (dans l'ordre profane) une comédie satirique, composée par Adam de la Halle, plus connu sous le nom du Bossu d'Arras, intitulée li Jus Adam ou de la Feuillie, pleine de malice gauloise et de gaieté fantastique, enfin, une gracieuse et naïve pastorale, li Gieus de Robin et de Marion, composée, musique et paroles, par le même Adam de la Halle et précédée d'un petit drame anonyme, li Jus du pelerin, qui lui sert de prologue et contient un éloge posthume du célèbre trouvère artésien, mort vers l'année 1286, à la cour française de Naples.

Avant d'étudier en particulier ces divers monuments du xıro et du XIIIe siècle, il convient de déterminer la part qui appartient parmi eux à la poésie du xi siècle, et de voir si même il y en a une.

Le mystère de la Résurrection, écrit en vers de huit syllabes, et presque toujours en rimes plates 1, nous a été transmis par le manuscrit de la Bibliothèque royale (n° 7,268, 3, 3, A.) et a été publié pour la première fois par M. Achille Jubinal 2. L'âge de ce manuscrit est fixé de manière à ne laisser place à aucune incertitude. Outre les indices paléographiques, qui dénotent une écriture anglo-normande du xm® siècle, on rencontre parmi d'autres pièces une ballade sur le meurtre ou la passion du jeune Hugues de Lincoln 3, le pauvre enfant qu'on prétendit avoir été assassiné par des juifs vers l'année 1255; et, comme l'auteur de cette complainte fait des vœux pour Henri III, roi d'Angleterre, mort en 1272, il est certain que le volume n'a pu être écrit que dans la seconde moitié du x1° siècle. Faut-il conclure de l'âge de la copie l'époque de la rédaction? Je ne le pense pas. En considérant avec attention le texte de ce fragment, je crois reconnaître, dans le langage et dans le dessin, une sorte de raideur et de concision liturgiques, bien éloignées des libertés prolixes qu'on remarque dans les ouvrages laïcs un peu plus récents, et en particulier dans le Jeu de saint Nicolas, qui vient

:

'Je dis presque toujours, parce que, outre les rimes suivies que le hasard amène, plusieurs courtes tirades monorimes paraissent avoir été composées dans une intention rhythmique déterminée. La Résurrection du Sauveur, fragment d'un mystère inédit, avec une traduction en regard. Paris, Techener, 1834, in-8° de 35 pages. -3 M. Francisque Michel a publié cette ballade dans les Mémoires de la Société des antiquaires de France, t. X, p. 158-392, et une seconde fois avec des annexes plus étendues, dans un volume in-8° intitulé: Hugues de Lincoln, recueil de ballades anglo-normandes et écossaises, relatives au meurtre de cet enfant. Paris, Silvestre, et Londres, Pickering, 1834.

immédiatement après suivant l'ordre des dates. Ce morceau offre encore d'autres indices d'antériorité : il est anonyme, il est incomplet; il ne porte pas de titre, ni celui de jeu, ni celui de mystère. Je crois donc, contrairement à l'avis d'un critique exercé1, pouvoir, sans témérité, faire remonter la rédaction de ce fragment aux dernières années du XII° siècle. Dans tous les cas, il est impossible de ne pas voir avec respect dans ce monument le précieux débris du plus ancien mystère français qui ait échappé aux outrages du temps.

Une importante question se présente à nous tout d'abord. Le clergé qui, au milieu du x1° siècle, à l'époque de sa plus grande puissance, a souvent offert à la piété des fidèles des offices dramatiques et même des drames liturgiques mêlés de quelques parties en langue vulgaire, comme il s'en trouve dans la parabole, mi-partie de latin et de provençal, des vierges sages et des vierges folles 2, et dans plusieurs autres monuments analogues, appartenant aux diverses contrées de l'Europe3, le clergé, dis-je, a-t-il poussé la condescendance au delà, et introduit ou toléré dans les lieux saints la représentation d'offices figuratifs, composés tout entiers en langue vulgaire? Si l'on s'en rapportait à la seule analogie, on n'hésiterait pas à se prononcer pour l'affirmative. En effet, on a chanté dans un grand nombre d'églises et dans certaines processions, au x1o et au xìío siècle, des hymnes, des proses, des cantiques en langue vulgaire, à la gloire des saints les plus chers à la dévotion locale, ou bien encore la veille ou le jour des fêtes les plus vénérées, à Noël, à Pâques, à l'Ascension. Les exemples de ces effusions lyriques tolérées dans plusieurs diocèses, surtout dans ceux du midi, malgré les prohibitions réitérées des conciles, sont irrécusables et nombreux; mais il n'en a pas été de même des liturgies dramatiques. Du moins, n'ai-je pu jusqu'ici acquérir la certitude qu'un mystère composé tout en langue moderne ait été célébré dans l'intérieur d'une église. Il me semble même, et je suis porté à admettre, jusqu'à preuve contraire, que cette forme nouvelle et beaucoup plus populaire du drame religieux a été l'occasion des premières représentations pieuses données hors des lieux saints, d'abord dans les parvis ou les cimetières, puis dans les places publiques, sur des

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M. Chabaille. Voir le Mystère de saint Crespin et saint Crespinien. Paris, Silvestre, 1836; introduction, p. 7. Journal des Savants, cahier de février 1846, page 76.3 Le savant Bern. Pez, dans son Thesaurus anecdotorum novissimus (t. II, pars III, p. LIII), a donné un court extrait d'un mystère latin farci d'allemand, d'après un manuscrit des premières années du XIII° siècle. Voyez encore un mystère du même genre, publié par Docen dans le recueil du baron d'Aretin, Beyträge zur Geschichte und Literatur, novembre 1806, p. 497 et suiv.

échafauds dressés par des laïcs, membres des confréries alors naissantes1; ce qui n'empêcha pas les mystères latins ou farcis d'être longtemps encore représentés dans l'enceinte des couvents et même dans l'intérieur des cathédrales.

Quant au mystère de la Résurrection, en particulier, on ne peut douter qu'il n'ait été joué sur des establies (as estals), en un lieu profane. Dans une sorte d'argument ou de prologue, composé de 28 vers et placé au-devant de la pièce, l'auteur, après avoir indiqué toute la disposition du théâtre, ajoute :

E cum la gent est tute asise
Et la pes de tutez parz mise,
Dan Joseph, cil d'Arimachie,
Venge a Pilate, si lui die...

« Et quand tout le monde est assis, et que la paix est mise partout, dom Joseph d'Arimathie va trouver Pilate et lui dit: ...

Ce tumulte auquel il faut donner le temps de se calmer, cette foule qui murmure et s'agite avant de prendre place, ne prouvent-ils pas jusqu'à l'évidence que le mystère que nous étudions a été joué à ciel découvert, dans le voisinage d'une église peut-être, mais non pas certainement sous les voûtes d'une église, où il aurait trouvé, à n'en pas douter, une assemblée plus respectueuse et des auditeurs moins turbulents?

Le prologue dont nous venons de transcrire les derniers vers contient, sur la disposition des échafauds, sur les décorations, sur la place et le nombre des acteurs et des comparses, en un mot, sur tout ce que nous appellerions aujourd'hui la mise en scène du drame demi-religieux et demi-populaire au xi et au XIIIe siècles, des renseignements instructifs et, chose remarquable! presque entièrement conformes à ceux que nous possédons sur les dernières représentations de ce genre au xva et au xvr° siècle 3. Nous pensons qu'on lira ici avec intérêt ce court et intéressant passage:

En ceste manere recitom

La seinte Resurreccion.
Primerement apareillons

On lit cependant, dans Le Mercure de France de décembre 1729: « Un mystère de saint Germain fut joué à Auxerre, le jour de la Pentecôte 1452, dans l'église des Cordeliers, en présence de toute la ville. » Ce mystère, dont Le Mercure ne cite rien, était-il écrit en français ou en latin farci? ou bien encore l'église des Cordeliers servait-elle alors au culte? - 2 M. Jubinal a lu partout Arunachie, à tort, je crois. Un arrêt du Parlement du 17 novembre 1548 supprima la représentation des mystères dans Paris; mais les pièces de ce genre furent jouées longtemps encore dans les provinces, et le sont même aujourd'hui dans quelques villes ou villages de la Bretagne, des Pyrénées et de la Flandre.

Tus les lius e les mansions:

Le crucifix (le calvaire) primerement

Et puis apres le monument (le sépulcre).
Une jaiole i deit aver

Pur les prisons (prisonniers) enprisoner.
Enfer seit mis de cele part,

Es mansions de l'altre part,

E puis le ciel; et as estals,

Primes Pilate od (avec) ces vassals,
Sis u set chivaliers aura.
Caiphas en l'altre serra;
Od lui seit la juerie :

Puis Joseph, cil d'Arimachie.
El quart liu seit danz Nichodemes :
Chescons i ad od sei les soens.
El quint les deciples Crist.
Les treis Maries saient el sist.
Si seit pourvéu que l'om face
Galilée enmi la place;
Jemaus uncore i seit fait,
U Jhesu' fut al hostel trait.
E cum la gent est tute asise

E la pes de tutez parz mise...

Il est curieux de comparer les indications scéniques fournies par ce fragment du plus ancien de nos mystères avec les informations du même genre qu'on trouve notamment dans une note en prose, placée au dernier feuillet du mystère imprimé de l'Incarnation et de la Nativité de Notre Seigneur Jésus-Christ, laquelle fat montrée par personnages, 1474, les festes de Noël, en la cité de Rouen 2. C'est le même système de mise en scène; seulement il est ici moins développé.

l'an

Quant à l'allocution qu'on vient de lire, elle a dû, comme la parabase et le prologue antiques, être adressée aux spectateurs par l'auteur ou le meneur du jeu, usage qui s'est continué jusqu'au delà du xv° siècle, témoin les divers prologues qui précèdent et suivent3 chaque partie ou journée des grands mystères de cette époque. Ouvrez, par exemple, le mystère manuscrit de la Passion d'Arnoud Gréban, vous y lirez :

1

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Au Limbe nous commencerons
Et puis après nous traiterons

Les nouveaux éditeurs ont eu tort d'ajouter ici le mot Crist, qui rompt la mesure du vers.- Un volume in-folio gothique de 228 feuillets, sans nom d'imprimeur ni date. Les détails sur l'exécution matérielle de ce mystère ont été cités par les frères Parfait dans leur Histoire du théâtre français, d'abord, t. I, p. 51, 52, puis, d'une manière plus complète, au tome II, p. 455 et suivantes. -Les mystères des xv et xv° siècles se terminent souvent par ce que leurs auteurs appellent improprement le prologue final.

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