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cette affaire, nous apprend que les propositions condamnées appartetenaient principalement à la doctrine d'Epicure devenue à la mode, ditil, grâce aux écrits de Gassendi. Condamner Gassendi n'était-ce pas déjà menacer Locke?

En 1745, le professeur de philosophie morale de l'université d'Édimbourg, le célèbre médecin John Pringle, ayant résigné son emploi, il se présenta pour lui succéder un Écossais illustre, métaphysicien de génie et homme excellent, mais disciple conséquent de Locke, le sceptique David Hume. Il échoua. Les magistrats appelèrent Hutcheson, alors professeur à Glascow; et, à son refus, ils préférèrent choisir un homme obscur, William Cleghorn, plutôt que de livrer au scepticisme la jeunesse écossaise 1.

De tous ces faits, de ce tableau fidèle des mœurs, des croyances et de l'enseignement public en Ecosse, ne faut-il pas conclure que la philosophie qui devait sortir d'un tel état social et religieux, et d'universités animées et gouvernées par cet esprit, devait être ce qu'elle a été en effet, c'est-à-dire une protestation du sens commun et de la conscience contre les conséquences extrêmes de la philosophie de Locke, protestation plus ou moins élevée dans l'ordre scientifique selon qu'elle avait pour organes des hommes d'un génie plus ou moins rare, mais en elle-même excellente et bienfaisante, digne de s'étendre au delà du pays qui l'a produite et de paraître enfin sur la scène de la philosophie européenne?

Quatre hommes, différents et semblables, forment pour ainsi dire la trame et la chaine de l'école écossaise, la contiennent et l'expriment à peu près tout entière : Hutcheson, Smith, Ferguson et Reid. A ces beaux noms la postérité joindra sans doute celui de M. Dugald-Stewart; mais l'illustre auteur des Éléments de la philosophie de l'esprit humain est trop près de nous pour entrer déjà dans le domaine de l'histoire.

Hutcheson est le fondateur de l'école, Smith et Ferguson la développent et lui donnent l'éclat de leur renommée; Reid en est le métaphysicien; il la renouvelle, et en quelque sorte il la recrée en lui

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J'ai suivi en cela le récit de M. Bower, qui doit avoir été bien informé. Cependan! M. Ritchie, auteur de la Vie de Hume (Londres, 1807), affirme (p. 49) que ce n'est pas à la mort de Pringle, mais à celle de Cleghorn, que Hume se présenta pour la chaire de philosophie morale de l'université d'Edimbourg, et qu'il eut pour concurrent et pour vainqueur James Balfour, auteur d'un ouvrage intitulé: Esquisse de la nature et des obligations de la moralité, avec des Réflexions sur les recherches de M. Hume touchant les principes de la morale. Les deux récits font également pour la conclusion que j'en veux tirer.

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imprimant un caractère à la fois plus précis et plus élevé. Avec Hutcheson l'école écossaise se distingue de celle de Locke; avec Reid elle s'en sépare. C'est que successivement toutes les conséquences de la philo sophie de Locke s'étaient fait jour. Il ne s'agissait plus seulement, comme au début, de combattre un matérialisme et un fatalisme grossier, que repoussaient aisément le sens commun, le sens moral, les nobles instincts de l'humanité; on avait vu paraître l'ingénieux et brillant idéalisme de Berkeley, puis le scepticisme raffiné de Hume. C'est le scepticisme de Hume qui tira l'école écossaise de son berceau et la contraignit de rassembler toutes ses forces pour faire face au plus redoutable adversaire qu'elle eût jusqu'alors rencontré. De là cette polémique vigoureuse où se manifeste enfin dans toute son énergie l'esprit écossais. Reid est le héros de cette polémique, il est le représentant accompli du caractère de son pays. Il n'y a pas une qualité du génie écossais qui manque à Reid. On peut dire de lui, sans aucune exagération, qu'il est le sens commun lui-même. Quelquefois le sens commun est un peu superficiel, quelquefois il y est profond, jamais il ne fait défaut. Le bon sens écossais est plein de finesse aussi Reid a-t-il infiniment d'esprit. Son premier ouvrage Recherches sur l'entendement humain d'après les lumières du sens commun, est semé des traits les plus heureux. La malice et l'ironie y paraîtraient davantage, si elles n'étaient constamment tempérées par la sérénité et la bienveillance. Encore au-dessus de ces rares qualités est une méthode admirable qui, à elle seule, ferait de Reid un philosophe du premier ordre. Lui aussi il n'admet d'autre méthode que celle à laquelle les sciences physiques doivent leurs progrès, la méthode expérimentale; mais il la pratique sincèrement et selon les règles immortelles tracées par Bacon et par Newton. A l'aide de cette méthode il ruine le sensualisme et le scepticisme qui osaient l'invoquer. Pour détruire Hume, il le combat dans Locke lui-même; il attaque les conséquences dans leurs principes. Cette grande controverse a plus d'une ressemblance avec celle de Socrate contre les sophistes. On y sent partout un amour profond de la vérité servi par une des raisons les plus saines et les plus fermes qui furent jamais. Ce n'est pas dire assez. Dans Reid, comme dans Socrate, ce qui anime et soutient ce philosophe, c'est l'homme de bien, l'ami de la vertu et de l'humanité. L'âme de Reid repousse le scepticisme de Hume comme son esprit en repousse le scepticisme métaphysique. A ces traits, il est aisé de reconnaître le ministre presbytérien, le fils et le représentant des vieilles et fortes générations de 1640 et de 1688.

Aussi l'influence de Reid a-t-elle été immense en Écosse. Autour de

lui se forma une sérieuse et vaste école composée d'ecclésiastiques éclairés, de savants vertueux, de lettrés sensibles à la vraie beauté, qui n'est pas séparée de la beauté morale; et cette école partout répandue, dans les universités et dans le monde, a produit une noble jeunesse de laquelle sont sortis plusieurs des hommes d'État du parti whig, l'analogue, en Angleterre, de notre parti libéral français. Je rappellerai avec un juste sentiment d'orgueil pour la philosophie que, quand les whigs, Fox à leur tête, entrèrent aux affaires vers 1806, leur première pensée fut d'arrêter la guerre insensée et impie que s'étaient faite l'Angleterre et la France ils envoyèrent à Paris un digne ami de M. Dugald-Stewart, lord Luderdalee, et avec lui M. Dugald-Stewart lui-même comme attaché à cette noble ambassade, à laquelle étaient suspendus les vœux de tous les amis de l'humanité.

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Est-ce donc que je considère la philosophie écossaise comme le dernier mot de la philosophie? Non, assurément. Il en est des systèmes comme des hommes les meilleurs sont les moins imparfaits, et l'excellence de l'école écossaise n'empêche pas qu'elle n'ait ses défauts. Elle en a, et même de fort considérables. Satisfaite du sens commun, elle s'y repose, et ne sent guère le besoin de pénétrer dans les profondeurs de la vérité. En possession de la vraie méthode, elle fuit avec soin l'hypothèse, mais elle manque trop souvent de souffle et de force, et s'arrête avant d'avoir atteint et touché les limites de la carrière. Circonspecte à bon droit, elle est quelquefois, comme la raison, un peu pusillanime. Sa gloire est d'avoir rappelé et pratiqué la méthode expérimentale; mais elle ne s'est point assez souvenue que de l'expérience, fécondée par l'induction et le calcul, Newton a tiré le système du monde. Elle s'est trop souvent contentée d'un recueil d'observations; elle s'est bornée à rassembler des matériaux éprouvés et solides, sans entreprendre d'élever l'édifice. C'est sagesse et faiblesse tout ensemble; c'est l'excès de cette prudence écossaise qui a ses écueils aussi, comme la profondeur des spéculations allemandes est venue trop souvent aboutir à des chimères.

Reconnaissons-le: l'école écossaise n'a la grandeur imposante ni de l'école cartésienne en France, ni de l'école de Kant en Allemagne. En toutes choses, la première admiration des hommes est pour le génie qui s'élance à la poursuite d'un objet infini, alors même qu'il ne l'atteint point. Mais quelle estime n'est pas due à ces esprits, éminents aussi en leur exquise justesse, qui, moins confiants dans leurs forces et dans celles de la nature humaine, refusent de s'aventurer à travers des précipices, loin des faits et de la réalité !

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Ne pouvant embrasser l'école écossaise tout entière, sur les quatre philosophes célèbres qui la représentent, nous en choisirons deux pour les étudier de près et en détail, celui qui a fondé l'école et celui qui lui a donné son vrai caractère, le commencement et la fin, les deux bouts de la chaîne, Hutcheson et Reid.

V. COUSIN.

REVUE des éditions de l'Histoire de l'Académie des sciences par Fontenelle.

QUATRIÈME ET DERNIER ARTICLE 1.

DE FONTENELLE PAR RAPPORT A DESCARTES ET A NEWTON.

Descartes a détruit la philosophie scolastique: ce sera toujours là son grand titre.

La philosophie scolastique portait sur deux méprises. La première était de croire que les anciens avaient tout su. Le respect aveugle pour l'antiquité arrêtait tout. Descartes vint; il pensa et apprit aux hommes à penser.

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«Il n'est pas surprenant, dit Fontenelle, que les anciens n'aient pas été plus loin; mais on ne saurait assez s'étonner que de grands hommes, et sans doute d'aussi grands hommes que les anciens, en soient si longtemps demeurés là..... Tous les travaux de plusieurs siècles n'ont abouti qu'à remplir le monde de respectueux commentaires et de traductions répétées d'originaux souvent assez méprisables.... Tel fut l'état des mathématiques, et surtout de la philosophie jusqu'à Descartes. Ce grand homme, poussé par son génie et par la supériorité qu'il se sentait, quitta les anciens pour ne suivre que cette même raison que les anciens avaient suivie; et cette heureuse hardiesse, qui fut traitée de révolte, nous valut une infinité de vues nouvelles et utiles sur la physique et sur la géométrie. Alors on ouvrit les yeux, et l'on s'avisa de penser 2. »

La seconde méprise de la philosophie scolastique était de mettre

1 Voir les cahiers d'avril (page 193), de mai (page 270) et de juin 1846 (page 329) Préface de l'analyse des infiniment petits du marquis de l'Hôpital.

partout des mots à la place des choses. A chaque difficulté, on imaginait une qualité occulte, c'est-à-dire un mot. Les formes substantielles, les espèces intentionnelles, etc., ne sont que des mots.

Conçoit-on bien aujourd'hui qu'il ait fallu du courage, et tant de courage, le courage de Descartes, pour attaquer des mots? Et cependant Descartes lui-même blàmait son disciple Regius d'y aller trop vite.

« ... Par exemple, lui dit-il, sur les formes substantielles et sur les qualités réelles, quelle nécessité de les rejeter ouvertement? Vous pouvez vous souvenir que, dans mes Météores..., j'ai dit, en termes exprès, que je ne les rejetais ni ne les niais aucunement, mais seulement que je ne les croyais pas nécessaires pour expliquer mes sentiments1. Si vous eussiez tenu cette conduite, aucun de vos auditeurs ne les aurait admises, quand il se serait aperçu qu'elles ne sont d'aucun usage, et vous ne vous seriez pas chargé de l'envie de vos collègues; mais ce qui est fait est fait 2. »

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Mais ce qui est fait est fait et Descartes en prend aisément son parti.

Bientôt même il prépare un projet de Réponse pour Regius contre Voëtius, où il dit : « Nous déclarons que nous n'avons pas besoin de ces êtres qu'on appelle formes substantielles et qualités réelles pour rendre raison des choses naturelles, et nous croyons que nos sentiments sont particulièrement recommandables en ce qu'ils sont indépendants de ces êtres supposes, incertains, et dont on ignore la nature3;... » et encore: «On peut bien plutôt avoir appris les vérités que j'enseigne et trouver son esprit satisfait touchant les principales difficultés de la philosophie, qu'on ne peut avoir appris tous les termes dont les autres se servent pour expliquer leurs opinions touchant les mêmes difficultés de la philosophie *. »

Enfin la Réponse de Regius paraît; et, quelques jours après, Des

'Il est vrai que, dans les Météores, Descartes se borne à dire : « Pour ne point rompre la paix avec les philosophes, je ne veux rien du tout nier de ce qu'ils imaginent dans les corps de plus que je n'ai dit, comme leurs formes substantielles, leurs qualités réelles, et choses semblables; mais il me semble que mes raisons devront être d'autant plus approuvées, que je les ferai dépendre de moins de choses. T. V, p. 166. Mais il oublie qu'il avait dit dans sa Dioptrique, et même d'une manière assez plaisante: ... Par ce moyen, votre esprit sera délivré de toutes ces petites images voltigeant par l'air, nommées des espèces intentionnelles, qui travaillent tant l'imagination des philosophes; et, dans le Discours de la méthode (v partie): «...Je supposai expressément qu'il n'y avait en elle (dans la matière) aucune de ces formes ou qualités dont on dispute dans les écoles... » — 3 T. VIII, p. 607. — T. VIII, p. 392. - T. VIII, p. 590.

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