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vous avez donné l'ordre de chercher ce pays de la Guinée, vous savez que c'est dans cette ville (Lagos) que vous avez équipé la plupart de vos expéditions, pour lesquelles nous vous avons rendu tous les services qui étaient en notre pouvoir (1).

Inutile d'insister sur la portée de ce passage.

Parcourons encore une fois la chronique d'Azurara et que trouvons-nous? La plupart des expéditions que l'infant envoie à la découverte de la Guinée partent de Lagos et y reviennent; quelques-unes ont Lisbonne pour point de départ; enfin, pour d'autres, le point de départ ou d'arrivée n'est pas indiqué.

Ce serait vraiment une coïncidence singulière, pour ne pas dire impossible, de voir ces dernières avoir pour centre une ville, à savoir celle de l'infant, alors qu'elle n'est citée à propos d'aucun voyage. Cadamosto, il est vrai, part en 1455 du cap Saint-Vincent, mais son vaisseau avait été équipé à Lagos, et quand, l'année suivante, il entreprend son second voyage, c'est de cette dernière ville qu'il met à la voile. D'ailleurs cet exemple est unique dans les annales de cette époque et, certes, il ne suffit pas pour donner à Sagres le rôle qu'on lui attribue. C'est à Lagos que l'infant prépare la plupart de ses voyages; c'est de cette ville que lui viennent ses meilleurs et ses plus hardis capitaines; c'est donc elle aussi, nous le répétons, qui a été le centre de l'activité maritime de cette grande époque de découvertes. Après la mort de Henri le Navigateur, ce centre se déplace. Lisbonne, qui déjà du vivant de l'infant n'avait pas été sans importance, va recueillir la succession de Lagos.

(1) AZURARA, ch. 49.

Quant à la Villa do Infante, que devient-elle après la mort de son fondateur? Les sources n'en parlent plus." Sans doute elle fut abandonnée peu après, ce qui n'a rien d'étonnant; c'était une ville artificielle, bâtie dans une contrée déserte et stérile, où D. Henrique s'était retiré à la fin de ses jours (1).

Jamais la Villa do Infante ne s'éleva au rang de ville commerciale, comme l'avait espéré son fondateur, et elle ne joua aucun rôle dans les découvertes portugaises; encore moins a-t-elle été le siège d'une académie.

Ce sont là, nous semble-t-il, des conclusions qui s'imposent par un examen approfondi et impartial des sources, et nous avions done raison de dire, en commençant cette étude, que la vie de Henri le Navigateur a été obscurcie par les légendes. Ces légendes s'enchainent l'une l'autre, ce qui nous permettra de les étudier

ensemble.

Par une étrange vicissitude du sort, les chroniques. contemporaines de l'infant sont restées dans l'oubli jusque dans les derniers temps; c'est ce qui explique l'ignorance des chroniqueurs portugais postérieurs pour, un grand nombre de faits. Barros, qu'on a surnommé le Tite-Live du Portugal, déplore la perte de la Chronica

(1) Dans sa relation du voyage de Pietro de Sintra (4462), Cadamosto nous raconte que les Portugais donnèrent le nom de Sagres à un cap de la Guinée, « en souvenir d'une forteresse que le seigneur dom Henri fit construire sur une des pointes du cap Saint-Vincent, à laquelle on donna le nom de Sagres ». (Ramusio, éd. 1563, fol. 110 vo.) Ne pourrait-on pas voir dans l'ouvrage fortifié, indiqué par Germond de Lavigne (cfr. p. 42), les restes de cette forteresse dont parle ici. Cadamosto?

do descobrimento e conquista de Guiné, dont il n'a eu en mains que quelques papeis rotos, et supplée par l'imagination au manque de détails précis. Un seul passage de ses décades est relatif à la ville de Sagres (1). Il y dit que, suivant quelques-uns, ce n'est qu'à la suite d'une révélation que l'infant commença ses découvertes. « Il se trouvait dans une ville qu'il venait de fonder récemment dans le royaume d'Algarve, dans la baie de Sagres, à laquelle il donna le nom de Terçanabal et qui s'appelle maintenant la Villa do Infante. Un jour, en se levant, et sans avoir jamais fait autre chose que recueillir avec empressement des renseignements sur ces terres (de la Guinée), il fit armer deux navires les premiers qui furent envoyés avec tant de diligence comme si, dans cette nuit-là, il lui avait été dit d'envoyer ses navires à la découverte sans retard et sans autres informations. »> Ces mots, si vagues qu'ils soient, renferment deux affirmations, qu'on peut formuler ainsi : D. Henrique était déjà établi à Sagres avant d'entreprendre son œuvre et c'est de cette ville que ses navires vont affronter les périls de l'océan. L'historien ne fait sans doute ici que recueillir une tradition du peuple, qui aime à entourer de merveilleux les grands événements.

Quelques années après l'apparition de l'Asia de João de Barros, Damian de Goes (2), s'inspirant probablement de ce dernier, formule la légende d'une manière plus précise. Il dit clairement qu'après son retour de Ceuta,

(1) BARROS, Asia, dec. I, cap. II.

(2) Damian de Goes n'est pas inconnu dans notre histoire nationale: il a pris une part mémorable à la défense de Louvain, assiégée par Martin de Rossum en 1542.

dom Henri s'établit au cap Saint-Vincent pour pouvoir s'adonner mieux à l'étude des lettres, de l'astrologie (1) et de la cosmographie; il y fonda une nouvelle ville, « d'où il résolut d'envoyer ses navires le long de la côte d'Afrique (2) ».

Voilà la légende formulée en termes précis; elle va être reprise par tous les historiens, et nous ne croyons pas que jusqu'à ce jour un doute se soit élevé quant à sa véracité. Or nous nous demandons quelle est la valeur de ces deux chroniqueurs, qui ont écrit plus de cent ans après les événements, qui déplorent la rareté des renseignements parvenus jusqu'à eux, et en faveur desquels on n'a pas même le droit d'invoquer l'argument des sources perdues. Il faut avouer qu'elle est quasi nulle, et si nous devions critiquer une à une leurs pages relatives à cette époque, nous verrions les nombreuses erreurs qui s'y

rencontrent.

Remarquons que jusqu'ici il n'a pas encore été question d'une académie ou école nautique; la croyance à son existence n'est pas aussi ancienne qu'on pourrait bien le croire, et ce ne sont pas les écrivains portugais postérieurs à Barros et à Goes qui l'ont propagée, car ils n'en soufflent mot (3).

La légende n'a pris naissance qu'au XVIIIe siècle, et nous la trouvons pour la première fois au grand complet

(1) C'est sans doute la mention que l'infant s'appliquait à l'étude de l'astrologie, qui a fait croire à la fondation d'un observatoire au cap Saint-Vincent.

(2) Damian de GOES, Chronica do Serenissimo Principe D. João. Lisbonne, 1567, fol. 5 ro.

(3) Notamment Galvam, Fructuoso, Cordeiro, Candido Lusitano.

dans l'essai historico-apologétique de Lampillas, qui veut prouver contre Tiraboschi la supériorité des Espagnols sur les Italiens. Cependant, elle semble plutôt avoir été inventée par « les auteurs anglais de l'histoire des voyages », car c'est sur ces derniers que Lampillas s'appuie pour démontrer que les Espagnols et non les Italiens ont été les maîtres de Henri le Navigateur. Il fit venir de Majorque, dit-il, toujours d'après ces mêmes auteurs, un célèbre mathématicien, habile dans la navigation et dans l'art de faire des instruments et des cartes marines. Il fonda une école ou académie et l'en nomma directeur (1).

Ce qui a donné lieu à cette interprétation, c'est un passage de Barros dont voici la traduction : « Pour cette découverte d'Afrique, l'infant fit venir de l'ile Majorque un maitre Jacques, homme très savant dans l'art de la navigation, qui faisait des cartes et des instruments; il

(1) LAMPILLAS, Ensayo historico-apologetico de la litteratura Española. Traducido del Italiano por Doña Josefa Amar y Borbon. Madrid, 1789, t. III, p. 188. Le texte italien a paru à Gênes de 1778-1781, en six volumes in-8°. Il nous a été impossible de trouver l'ouvrage sur lequel Lampillas s'appuie ici; c'est probablement une des nombreuses collections de voyages qui parurent en Angleterre aux XVII• et XVIIIe siècles, notamment celles de Hakluyt, Osborne, Astley, Purchas, Churchill et Knapton, qui commencent d'ordinaire par une introduction sur l'histoire des découvertes et le progrès des connaissances géographiques. Nous n'avons pu consulter les trois dernières, et peut être l'une d'elles renferme-t-elle la notice qui aura servi de source à Lampillas. Robertson, également cité par Lampillas, parle aussi, mais d'une manière très vague, d'une école de navigation dans son History of America, vol. VI de l'édition complète de ses œuvres. Londres, 1827, p. 38.

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