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L'ÉTAT ET LA NOTION DE L'ÉTAT. Aperçu historique; par Ernest Nys, correspondant de l'Académie.

DEUXIÈME PARTIE (1).

Au Ve et au VIe siècle de notre ère, des événements considérables se produisirent sur le continent européen. Avant même que Théodose l'eût partagé entre Arcadius et Honorius, l'empire romain s'était disloqué; la division opérée, les régions occidentales ne réussirent point à repousser les attaques et les incursions, et bientôt les peuples germaniques s'installèrent de toutes parts, préludant ainsi à la prochaine réapparition des races du midi asiatique et africain (2).

Nous n'avons point à rappeler toutes les caractéristiques de la période qui s'ouvrait, le passage de la vie nomade à la vie sédentaire, la fixation des populations immigrantes sur le territoire qu'elles s'étaient choisi, la mise en exploitation du sol européen, l'importance plus grande de la propriété foncière, la prédominance de l'élément rural sur l'élément urbain et les conséquences multiples qui résultaient du nouvel ordre de choses; ce qu'il nous faut surtout faire remarquer, c'est que si, dans l'organisation politique, la diversité des formes était grande,

(1) Pour la PREMIÈRE PARTIE, voir Bull. de l'Acad. roy. de Belgique (Classe des lettres, etc.), no 6, pp 667 et suiv., 1901.

(2) E. FOURNIER DE FLAIX, L'impôt dans les diverses civilisations, t. I, p. 194.

1901.

LETTRES, ETC.

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néanmoins dans le fond quelques traits étaient communs. Ainsi presque partout la corrélation des devoirs et des droits était établie; au besoin, des affirmations solennelles venaient la rappeler aux obligations des sujets correspondaient les obligations des souverains, et si ceux-là prêtaient le serment de fidélité, ceux-ci juraient de faire régner la justice. Quelques siècles plus tard, l'énergique formule des États d'Aragon devait exprimer la règle gouvernementale : « Nous, qui valons autant que vous, nous vous considérerons comme notre roi aussi longtemps que vous garderez nos libertés, sinon non. »

Il y aurait grand abus de mot à employer les dénominations modernes et à se servir du terme « Etat » pour désigner l'autorité centrale en ces temps reculés, et, certes, personne n'y songera en ce qui concerne plus particulièrement la période historique dans laquelle, ensuite de l'échec des tentatives faites pour ramener à l'unité l'Occident européen, se manifesta l'émiettement de toute puissance et s'établit le régime féodal. Alors, pour emprunter l'expression imagée de Michelet, «< la division se subdivisa, le grain de sable aspira à l'atome; chacun se fixa en s'isolant. Celui-ci percha avec l'aigle, l'autre se retrancha derrière le torrent; l'homme ne sut plus bientôt s'il existait un monde au delà de son canton, de sa vallée; il prit racine, il s'incorpora à la terre. » La possession du sol et les relations qu'elle créait devinrent la base de l'organisation sociale; comme on l'a dit, la seigneurie fut le pouvoir, elle fut le gouvernement; ou plutôt, pendant plusieurs siècles, l'occident et le centre de l'Europe ne connurent guère le gouvernement. Quand la tendance vers l'unité se manifesta de nouveau, chez les divers peuples se constitua peu à peu une autorité

centrale, et, sur un immense domaine, se développèrent les théories de la toute-puissance impériale et de la toutepuissance papale l'une voulait rétablir la domination des Césars; l'autre tentait d'instaurer une suprématie comme le monde n'en avait pas encore connue.

A vrai dire, tout ceci ne concerne que l'Europe occidentale et l'Europe centrale. A l'est de notre continent et sur de vastes régions de l'Asie s'était édifié l'empire byzantin; au sud-ouest de l'Europe, au nord de l'Afrique, sur une grande partie du continent asiatique s'élevaient les califats et les sultanats musulmans.

Peut-être bien Byzance fut-elle le modèle le mieux achevé de ces gouvernements absolutistes où se mêlent les deux caractères : la tyrannie laïque et l'omnipotence religieuse. Dans la notion byzantine, l'empereur était le vicaire de Dieu; au temporel, il était le dominateur suprême, l'« autocrate »; au spirituel, il était le << maître des croyances »; sa monarchie était à la fois laïque et sacerdotale; son peuple était le « peuple par excellence »; les habitants des pays qui ne reconnaissaient point sa volonté étaient les «< gentils ». Hors de l'empire, il ne pouvait y avoir ni vraie liberté ni réel bonheur; la guerre même se faisait dans l'intérêt et pour le salut éternel de l'adversaire. Au sein de l'empire, être appelé à l'exercice de la puissance publique, obtenir des fonctions, c'était recevoir un sacrement; se révolter, c'était se rendre coupable d'apostasie, c'était aussi encourir l'excommunication. Au surplus, nulle idée de liberté dans aucune des sphères de l'activité humaine. Partout l'incessante et jalouse intervention de l'autorité, partout la négation et l'écrasement de l'initiative individuelle. S'il convient de rappeler, à l'honneur de la puissante

organisation orientale, qu'elle sut élever à la culture grecque et chrétienne de nombreuses populations barbares, opposer une résistance séculaire à des invasions menaçantes pour la civilisation, fournir un champ d'action à ce Sénat de Constantinople qui, à travers les vicissitudes et les transformations, se montra l'héritier du Sénat de Rome, il faut néanmoins le proclamer: l'histoire de plus d'un peuple européen atteste comment le despotisme gouvernemental prit pour ainsi dire leçon auprès de l'autocratie byzantine et essaya de l'imiter jusque dans les aberrations de son système politique.

Dans les gouvernements musulmans, religion et direction politique sont confondues; s'appuyant sur la volonté de Dieu, ils embrassent dans leur sphère d'activité les intérêts spirituels et les intérêts temporels. Du moins dans la règle, le prince est, en même temps, le chef religieux; pour employer une expression moderne, l'État est soumis à l'Église. Ibn Khaldoun rappelle que « l'homme a été mis au monde pour pratiquer le culte qui doit le conduire au bonheur dans la vie future »; il enseigne que « l'union des cœurs et des volontés, qui seule fonde les empires, ne peut s'opérer que par la puissance divine et par le maintien de la religion »; il proclame que dans les pays musulmans la souveraineté temporelle est subordonnée au califat, office du lieutenant du législateur inspiré. Sous un pareil régime, la règle immuable préside à tout; dès lors, le progrès devient impossible; n'est-il pas condamné comme la violation de l'ordre de choses établi, qui seul est moral, juste, rationnel, conforme à la volonté divine? Et d'ailleurs, l'« Islam »> au sens littéral du mot n'est-il pas la «< soumission à Dieu »?

L'illustre auteur des Prolégomènes historiques s'est

chargé de définir ce qu'il appelle la science administrative et de faire connaître quels sont les devoirs d'un souverain. « La science politique, dit-il, a pour objet la manière de gouverner conformément aux exigences des bonnes mœurs et de la sagesse, de sorte que le peuple soit dans une voie qui puisse aboutir à la conservation et à la durée de l'espèce. » « Celui que Dieu a choisi pour gouverner ses créatures et ses serviteurs, dit-il encore, s'oblige à défendre ses sujets contre leurs ennemis, à repousser loin d'eux les dangers qui peuvent les menacer et à mettre à exécution des lois coercitives, afin d'empêcher les uns d'attaquer les autres. » Il constate à regret une déviation des principes qui animaient les grands empires des premiers lieutenants du prophète et il montre comment le califat, gouvernement spirituel et temporel à la fois, s'est changé en royauté, gouvernement purement temporel, par l'oubli de l'exemple des aïeux et par l'abandon au luxe, aux plaisirs et aux vanités du monde.

En fait, dans les communautés politiques des musulmans il est des exceptions à la règle d'uniformité; parfois des traces de la passion farouche pour la liberté qui animait les ancêtres persistent dans les organisations nouvelles; parfois aussi de hautes qualités intellectuelles prévalent, et l'on peut citer ainsi la civilisation persane et son merveilleux apport en tout ce qui concerne l'art, la littérature, la philosophie, la science, pour ne point. parler du mysticisme religieux. A tout prendre cependant, le despotisme l'emporte, despotisme éclairé en quelques cas, mais généralement sombre et fanatique.

Les premiers califes avaient fait des tribus de Bédouins d'Arabie une armée menaçante pour les pays voisins, et

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