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INTRODUCTION.

NOTIONS GÉNÉRALES SUR L'ART D'ÉCRIRE, SUR LA RÉALITÉ ET LA NÉCESSITÉ DE CET ART, SUR LA NATURE DES PRÉCEPTES, SUR L'ALLIANCE DE LA PHILOSOPHIE ET DES ARTS DE L'IMAGINATION, SUR 5 L'ACCEPTION DES MOTS GOÛT ET GÉNIE.

ES modèles en tout genre ont devancé les pré

L ceptes le génie a considéré la nature et l'a

embellie en l'imitant: des esprits observateurs ont considéré le génie, et ont dévoilé par l'analyse le 10 secret de ses merveilles en voyant ce qu'on avait fait, ils ont dit aux autres hommes: voilà ce qu'il faut faire; ainsi la poésie et l'éloquence ont précédé la poétique et la rhétorique. Euripide et Sophocle avaient fait leurs chefs-d'œuvre, et la Grèce comptait près de 15 deux cents écrivains dramatiques, lorsque Aristote traçait les règles de la tragédie; et Homère avait été sublime bien des siècles avant que Longin essayât de définir le sublime.

Quand l'imagination créatrice eut élevé ses premiers 20 monuments, qu'est-il arrivé? Le sentiment général fut d'abord, sans doute, celui de l'admiration. Les hommes rassemblés durent concevoir une grande idée de celui qui leur faisait connaître de nouveaux plaisirs. Dès lors pourtant dut commencer à se manifester la diversité 25 naturelle des impressions et des jugements. Si le premier jour fut celui de la reconnaissance, le second dut être celui de la critique. Les différentes parties d'un

:

même ouvrage, différemment goûtées, donnèrent lieu aux comparaisons, aux préférences, aux exclusions. Alors s'établit pour la première fois la distinction du bon et du mauvais, c'est-à-dire de ce qui plaisait ou déplaisait 5 plus ou moins; car la multitude que l'homme de génie voit à une si grande distance, s'en rapproche cependant par l'inévitable puissance qu'elle exerce sur lui. Telle est la balance qui subsiste éternellement entre l'un et l'autre il produit, elle juge; elle lui demande des 10 plaisirs, il lui demande des suffrages; c'est lui qui brigue la gloire, c'est elle qui la dispense. Mais si cette même multitude, en n'écoutant que son instinct, en exprimant ses sensations, a pu déjà, au moment dont nous parlons, éclairer le talent, l'avertir de ce qu'il a de 15 plus heureux, et l'inquiéter sur ce qui lui manque ; combien ont dû faire davantage ces esprits justes et lumineux qui voulurent se rendre compte de leurs jouissances, et fixer leurs idées sur ce qu'ils pouvaient attendre des artistes! Car bientôt ils parurent en foule : les pre20 miers inventeurs trouvèrent des imitateurs sans nombre et quelques rivaux. Déjà les idées s'étendent et se propagent, on découvre de nouveaux moyens; on tente de nouveaux procédés; on développe toutes ses ressources pour se varier et se reproduire : c'est le moment où 25 l'esprit philosophique peut faire de l'art un tout régulier, l'assujettir à une méthode, distribuer ses parties, classer ses genres, s'appuyer sur l'expérience des faits pour établir la certitude des principes, et porter jusqu'à l'évidence l'opinion des vrais connaisseurs, qui confirme 30 les impressions de la multitude, quand elle n'écoute que celles de la nature; les rectifie quand elle s'est égarée par précipitation, ignorance ou séduction; et forme à la longue ces cent voix de la Renommée qui retentissent dans tous les siècles.

Il y a donc un art d'écrire : oui, sans doute. Cet art ne peut exister sans talent; mais il peut manquer au talent: ce qui le prouve, c'est qu'on peut citer des auteurs nés avec de très heureuses dispositions pour la poésie, et qui pourtant n'ont jamais connu l'art d'écrire 5 en vers. Tels étaient sans contredit Brébeuf et Lemoine, l'un traducteur de Lucain, l'autre auteur du poème de Saint Louis. C'est de l'un que Voltaire a dit, en citant un morceau de lui: Il y a toujours quelques vers heureux dans Brébeuf; c'est de l'autre qu'il a vanté l'imagination 10 en déplorant son mauvais goût. Tous deux avaient beaucoup de ce qu'on appelle esprit poétique; tous deux ont des morceaux d'une beauté remarquable, et tous deux ont éprouvé depuis cent ans la réprobation la plus complète, celle de n'avoir point de lecteurs. 15 Combien cet exemple doit frapper ceux qui se persuadent qu'avec quelques vers bien tournés, quelques morceaux frappants, mais perdus dans de très mauvais et de très ennuyeux ouvrages, ils doivent attirer les regards de leur siècle et de la postérité ! Ils ne doivent 20 attendre tout au plus que la place de Brébeuf et de Lemoine, c'est-à-dire d'auteurs dont on sait les noms, mais qu'on ne lit pas. Je dis tout au plus; car pour ne pas faire beaucoup mieux qu'eux aujourd'hui, il faut être fort au-dessous d'eux.

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Mais cet art, qui l'a révélé aux premiers hommes qui ont écrit ?-Je réponds qu'ils ne l'ont pas connu. Les premiers essais en tout genre ont dû être et ont été très imparfaits. Cet art, comme tous les autres, s'est formé par la succession et la comparaison des idées, 30 par l'expérience, par l'imitation, par l'émulation. Combien de poètes que nous ne connaissons pas avaient écrit avant qu'Homère fît une Iliade! combien d'orateurs et de rhéteurs, avant qu'on eût un Démosthène, un

Périclès et les

Grecs n'ont-ils pas tout appris aux Romains? et les uns et les autres ne nous ont-ils pas tout enseigné? Voilà les faits; c'est la meilleure réponse à ceux qui s'imaginent honorer le génie en 5 niant l'existence de l'art, et qui font voir seulement qu'ils ne connaissent ni l'un ni l'autre.

Il n'y a point de sophismes que l'on n'ait accumulés de nos jours à l'appui de ce paradoxe insensé. On a cité des écrivains qui ont réussi, dit-on, sans connaître 10 ou sans observer les règles de l'art, tels que Dante, Shakespeare, Milton et autres. C'est s'exprimer d'une manière très fausse. Dante et Milton connaissaient les Anciens, et s'ils se sont fait un nom avec des ouvrages monstrueux, c'est parce qu'il y a dans ces monstres 15 quelques belles parties, exécutées selon les principes. Ils ont manqué de la conception d'un ensemble; mais leur génie leur a fourni des détails où règne le sentiment du beau, et les règles ne sont autre chose que ce sentiment réduit en méthode. Ils ont donc connu et observé ces 20 règles, soit par instinct, soit par réflexion, dans les parties de leurs ouvrages où ils ont produit de l'effet. Shakespeare lui-même, tout grossier qu'il était, n'était pas sans lecture et sans connaissances: ses œuvres en

fournissent la preuve. On allègue encore, dans de 25 grands écrivains, la violation de certaines règles qu'ils ne pouvaient pas ignorer, et les beautés qu'ils ont tirées de cette violation même; et l'on ne voit pas qu'ils n'ont négligé quelques-unes de ces règles que pour suivre la première de toutes, celle de sacrifier le moins pour 30 obtenir le plus. Quand il y a tel ordre de beautés où l'on ne peut atteindre qu'en commettant telle faute, quel est alors le calcul de la raison et du goût? C'est de voir si les beautés sont de nature à faire oublier la faute; et dans ce cas il n'y a pas à balancer. Cela est

si peu contraire aux principes, que les législateurs les
plus sévères l'ont prévu et prescrit. C'est le sens de ces
vers de Despréaux :

Quelquefois dans sa course un esprit vigoureux,
Trop resserré par l'art, sort des règles prescrites,
Et de l'art même apprend à franchir les limites.

5

Il en est de même dans tous les genres. Combien de fois un grand général n'a-t-il pas manqué sciemment à quelqu'un des principes reçus, quand il a cru voir un moyen de succès dans un cas d'exception? Dira-t-on 10 pour cela qu'il n'y a point d'art militaire et qu'il ne faut pas l'étudier ?

Mais 20

Une autre erreur, qui est la suite de celle-là, c'est de prétendre justifier ses fautes en alléguant celles des meilleurs écrivains: on a même été plus loin, et l'on a 15 dit qu'il était de l'essence du génie de faire des fautes. Cela n'est vrai que dans le sens de Quintilien, quand il dit: Ils sont grands, mais pourtant ils sont hommes ;1 et dans le sens d'Horace, quand il a dit qu'Homère, tout Homère qu'il est, sommeille quelquefois. ce qui caractérise véritablement le génie, c'est d'avoir assez de beautés pour faire pardonner les fautes; et de plus, l'indulgence se mesure encore sur le temps où l'on a écrit, et sur le plus ou moins de modèles que avait. Quand une fois ils sont en grand nombre, les 25 fautes ne sont plus rachetables qu'à force de beautés. C'est donc là-dessus qu'il faut s'examiner sérieusement, et se demander si l'on n'est point dans le cas de dire comme Hippolyte, quand il se compare à Thésée :

Aucuns monstres par moi domptés jusqu'aujourd'hui,
Ne m'ont acquis le droit de faillir comme lui.

l'on

Les ennemis des règles de l'art, ne sachant à qui s'en

1 Summi sunt, homines tamen.

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