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Lorsqu'Attale dans Nicomède refuse d'appuyer auprès du roi les calomnies d'Arsinoé, et de profiter de la faiblesse de Prusias pour perdre son frère, elle lui dit :

Vous êtes peu du monde et savez mal la cour,

On dirait que c'est un principe reçu que pour être du 5 monde et savoir la cour, il faut trouver tous les moyens bons pour perdre son frère. Ceux qui le pensent ne le disent pas. Cette violation des bienséances morales revient à tout moment dans des pièces de nos jours, où l'on n'imite que les fautes de Corneille : c'est pour cela 10 qu'on voudrait les consacrer, et c'est pour cela que je démontre combien elles sont condamnables.

Le style est dans Corneille aussi inégal que tout le reste. Il a donné le premier de la noblesse à notre versification; le premier, il a élevé notre langue à la 15 dignité de la tragédie; et dans ses beaux morceaux il semble imprimer au langage la force de ses idées. Il a des vers d'une beauté au-dessus de laquelle il n'y a rien, Ce n'est pas qu'on ne puisse, sans se contredire, faire le même éloge de Racine et de Voltaire, parce que dès 20 qu'il s'agit de beautés de différents genres, elles peuvent être toutes également au plus haut degré sans admettre de comparaison. A l'égard de la pureté, de l'élégance, de l'harmonie, du tour poétique, de toutes les convenances du style, il faut voir dans l'excellent Commentaire 25 de Voltaire tout ce qui a manqué à Corneille, et tout ce qu'il laissait à faire à Racine.

Fontenelle a la discrétion de ne point parler de cet article dans la Vie de Corneille. Il se contente d'affirmer, sans restriction quelconque, que Corneille a 30 porté le théâtre français à son plus haut point de perfection. Je doute que ses panégyristes les plus passionnés osassent aujourd'hui en dire autant. Il ajoute : Il a laissé son secret à qui s'en pourra servir. Nous verrons que Racine ne s'en est point servi, et qu'il en a trouvé un autre.

Je n'ai pas relevé, à beaucoup près, toutes les erreurs et toutes les injustices de Fontenelle. J'en achèverai la réfutation dans l'examen du théâtre de Racine, où elle trouvera naturellement sa place. J'aurai aussi l'occasion

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d'y joindre de nouvelles observations sur Corneille, qui naîtront du contraste de leurs différents caractères. Ils sont opposés de tant de manières, qu'il est impossible de parler de l'un sans se souvenir de l'autre. Il semble qu'ils se rapprochent sans cesse dans notre pensée, comme ils s'éloignent dans leurs ouvrages.

CHAPITRE III.

RACINE.

"Ce serait sans doute un homme très extraordinaire 10 que celui qui aurait conçu tout l'art de la tragédie, telle qu'elle parut dans les beaux jours d'Athènes, et qui en aurait tracé à la fois le premier plan et le premier modèle. Mais de si beaux efforts ne sont pas donnés à l'humanité; elle n'a pas de conceptions si vastes.

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"Il n'existe aucun art qui n'ait été développé par degrés, et tous ne se sont perfectionnés qu'avec le temps. Un homme a ajouté aux travaux d'un homme, un siècle a ajouté aux lumières d'un siècle, et c'est ainsi qu'en réunissant et perpétuant leurs efforts, les générations, qui 20 se reproduisent sans cesse, ont balancé la faiblesse de notre nature, et que l'homme, qui n'a qu'un moment d'existence, a prolongé dans l'étendue des siècles la chaîne de ses connaissances et de ses travaux qui doit atteindre aux bornes de la durée.

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La

"L'invention du dialogue a sans doute été le premier pas de l'art dramatique. Celui qui imagina d'y joindre une action, fit un second pas bien important. Cette action se modifia de différentes manières, devint plus ou moins attachante, plus ou moins vraisemblable. 30 musique et la danse vinrent embellir cette imitation. On connut l'illusion de l'optique et la pompe théâtrale. Le premier qui, de la combinaison de tous ces arts réunis, fit sortir de grands effets et des beautés pathétiques, mérita d'être appelé le Père de la tragédie. Ce nom était dû à Eschyle, mais Eschyle apprit à Euripide et à Sophocle à le

surpasser, et l'art fut porté à sa perfection dans la Grèce. Cette perfection était pourtant relative et en quelque sorte nationale. En effet, s'il y a dans les tragiques anciens des beautés de tous les temps et de tous les lieux, il n'en est pas moins vrai qu'une bonne tragédie 5 grecque, fidèlement transportée sur notre théâtre, ne suffirait pas à faire une bonne tragédie française ; et si l'on peut citer quelque exception à ce principe général, cette exception même prouverait du moins que cinq actes des Grecs ne peuvent nous en donner que trois. 10 Nous avons ordinairement à fournir une tâche plus longue et plus pénible. Melpomène, chez les Anciens, paraissait sur la scène, entourée des attributs de Terpsichore et de Polymnie. Chez nous, elle est seule et sans autre secours que son art, sans autres appuis que la 15 terreur et la pitié. Les chants et la grande poésie des chœurs relevaient l'extrême simplicité des sujets grecs, et ne laissaient apercevoir aucun vide dans la représentation. Ici, pour remplir la carrière de cinq actes, il nous faut mettre en œuvre les ressorts d'une intrigue 20 toujours attachante et les mouvements d'une éloquence toujours plus ou moins passionnée. L'harmonie des vers grecs enchantait les oreilles avides et sensibles d'un peuple poète; ici le mérite de la diction, si important à la lecture, si décisif pour la réputation, ne peut, sur la 25 scène, ni excuser les fautes, ni remplir les vides, ni suppléer à l'intérêt, devant une assemblée d'hommes qui tous ont un égal besoin d'émotion, mais qui ne sont pas tous, à beaucoup près, également juges du style. Enfin chez les Athéniens, les spectacles donnés en 30 certains temps de l'année, étaient des fêtes religieuses et magnifiques, où se signalait la brillante rivalité de tous les arts, et où les sens séduits de toutes les manières rendaient l'esprit des juges moins sévère et moins exigeant. Ici la satiété, qui naît d'une jouissance de 35 tous les jours, doit ajouter beaucoup à la sévérité du spectateur, lui donner un besoin plus impérieux d'émotions fortes et nouvelles; et de toutes ces considérations on peut conclure que l'art des Corneille et des Racine devait être plus étendu, plus varié, plus 40 difficile que celui des Euripide et des Sophocle.

"Ces derniers avaient encore un avantage que n'ont pas eu parmi nous leurs imitateurs et leurs rivaux : ils offraient à leurs concitoyens les grands événements de leur histoire, les triomphes de leurs héros, les malheurs 5 de leurs ennemis, les infortunes de leurs ancêtres, les crimes et les vengeances de leurs dieux. Ils réveillaient des idées imposantes, des souvenirs touchants ou flatteurs, et parlaient à la fois à l'homme et au citoyen.

"La tragédie, soumise, comme tout le reste, au carac 10 tère patriotique, fut donc chez les Grecs leur religion et leur histoire en action et en spectacle. Corneille dominé par son génie et n'empruntant aux Anciens que les premières règles de l'art, sans prendre leur manière pour modèle, fit de la tragédie une école d'héroïsme et 15 de vertu, Mais combien il y avait encore à faire ! combien l'art dramatique, qui doit être le résultat de tant de mérites différents, était loin de les réunir ! combien y avait-il encore, je ne dis pas seulement à perfectionner, mais à créer! Car l'assemblage de tant de beautés neuves 20 et tragiques qui étincelèrent dans le premier chef-d'œuvre de Racine, dans Andromaque, n'est-il pas une véritable création ? C'est à partir de ce point que Racine, plus profond dans la connaissance de l'art que personne ne l'avait encore été, s'ouvrit une route nouvelle, et 25 la tragédie fut alors l'histoire des passions et le tableau du cœur humain."-(Eloge de Racine.)

ANDROMAQUE.

Racine, peu content de ce qu'il avait produit jusqu'alors (car le talent sait juger ce qu'il a fait, 30 en le comparant à ce qu'il peut faire), ne trouvant pas dans ses premiers essais l'aliment que cherchait son âme, s'interrogea dans le silence de la réflexion. Il vit que des conversations politiques n'étaient pas la tragédie.' Averti par son propre cœur, il vit 35 qu'il fallait la puiser dans le cœur humain, et dès ce moment il put dire: "La tragédie m'appartient." Il conçut que le plus grand besoin qu'apportent les spec

1 Allusion à deux tragédies précédentes : les Frères ennemis et Alexandre.

tateurs au théâtre, le plus grand plaisir qu'ils y cherchent, c'est de se retrouver dans ce qu'ils voient; que si l'homme aime à être élevé, il aime encore mieux être attendri, peut-être parce qu'il est plus sûr de sa faiblesse que de sa vertu; que le sentiment de l'admiration 5 s'émousse et s'affaiblit trop aisément pour soutenir seul une pièce entière; que les larmes douces qu'elle fait répandre quelquefois sont bientôt séchées, au lieu que la pitié pénètre plus avant dans le cœur, y porte une émotion qui croît sans cesse et que l'on aime à nourrir, 10 fait couler des larmes délicieuses que l'on ne se lasse point de répandre, et dont l'auteur tragique peut sans cesse rouvrir la source, quand une fois il l'a trouvée. Ces idées furent des traits de lumière pour cette âme si sensible et si féconde, qui, en s'examinant elle-même, y 15 trouvait les mouvements de toutes nos passions, les secrets de tous nos penchants. Combien un seul principe lumineux, embrassé par le génie, avance en peu de temps sa marche vers la perfection!

:

Le Cid avait été la première époque de la gloire du 20 théâtre français, et cette époque était brillante. Andromaque fut la seconde, et n'eut pas moins d'éclat ce fut une espèce de révolution. On s'aperçut que c'étaient là des beautés absolument neuves. Celles du Cid étaient dues en grande partie à l'auteur espagnol : 25 Racine, dans Andromaque, ne devait rien qu'à lui-même. La pièce d'Euripide n'a de commun avec la sienne que le titre le sujet est tout différent, et ce n'est pas encore ici que commencent les obligations que Racine,eut aux Grecs. Quelques vers du troisième livre de l'Enéïde lui 30 firent naître l'idée de son Andromaque. Ils contiennent une partie du sujet, l'amour de Pyrrhus pour Andromaque, et le meurtre de ce prince tué de la main d'Oreste aux pieds des autels. Il y a cette différence que, dans Virgile, Pyrrhus a abandonné Andromaque 35 pour épouser Hermione dont Oreste est amoureux. Voilà tout ce que la fable a fourni au poète, et si l'on excepte les sujets absolument d'invention, il y en a peu où l'auteur ait plus mis du sien.

Quel que fût le succès d'Andromaque, Corneille et

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