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cherché á faire périr le consul Marc-Antoine; il avait partagé le crime des proscriptions. Mais, dans la suite, et lorsqu'il avait passé l'âge de quarante ans, pendant un séjour qu'il fit dans la Gaule, on vint lui rapporter que L. Cinna, homme d'un esprit 5 ferme, conspirait contre lui. Il sut en quel lieu, en quel moment et de quelle façon l'on se proposait de l'attaquer: c'était un complice qui était le dénonciateur. Il résolut de se venger, il fit venir ses amis pour les consulter.

Dans cet intervalle, il passe une nuit fort agitée, en réfléchissant 10 qu'il allait condamner à la mort un jeune homme d'une naissance illustre, d'ailleurs irréprochable, et petit-fils du grand Pompée. Quel changement! On l'avait vu, triumvir avec Marc-Antoine, donner à table des édits de proscriptions, et maintenant il lui en coûtait pour faire périr un seul homme. Il s'entretenait avec lui15 même en gémissant, et pronor çait de temps à autre des paroles qui se contredisaient : "Quoi donc laisserai-je vivre mon assassin! Serat-il en repos tandis que je serai dans les alarmes! Il ne serait pas puni, lui qui dans un temps où j'ai rétabli la paix dans le monde entier, veut, je ne dis pas seulement frapper, mais immoler aux pieds 20 des autels une tête échappée à tant de combuts sur terre et sur mer, et que tant de guerres cuiles ont vainement attaquée ?" Ensuite, après quelques instants de silence, et s'emportant contre lui-même plus que contre Cinna: "Pourquoi vivre si tant de gens ont intérêt que tu meures ? Quel sera le terme des supplices? Combien de sang faut-il 25 encore verser? Ma tête est donc en butte aux coups de toute la jeune noblesse de Rome! C'est contre moi qu'ils aiguisent leurs poignards! Ma vie n'est pas d'un si grand prix qu'il faille que tant d'autres périssent pour la conserver!" "Son épouse Livie l'interrompit enfin: "Voulez-vous recevoir, dit-elle, le conseil d une femme ? imitez les médecins : 30 quand les remèdes usités ne réussissent pas, ils essayent les contraires. Jusqu'ici la sévérité ne vous a servi de rien. Lépide a pris la place de Salvidiénus, Murena celle de Lépide, Cepion celle de Murena, Egnatius celle de Cepion, pour ne pas parler d'ennemis plus obscurs que j'aurais honte de citer après de pareils noms. Essayez aujourd'hui si 35 la clémence vous réussira. Pardonnez à Cinna. Il est découvert : il ne peut plus vous nuire. Il peut vous servir en vous faisant une réputation de bonté." Charmé de ce conseil, Auguste en rendit grâce à Lavie, fit contremander ses amis, et ordonna que Cinna se renaît chez lui. Alors ayant fait sortir tout le monde de sa chambre, et 40 approcher un siège pour Cinna: "Je te prie avant tout, lui dit-il, de me laisser parler sans m'interrompre, de ne pas même troubler mes discours par le moindre cri: tu auras après toute liberté de parler. Tu as été mon ennemi en naissant; je t'ai trouvé dans le camp de mes ennemis, et e t'ai laissé vivre. Je t'ai laissé tous tes buns. Aujourd'hui 45 ta richesse et ton bonheur sont au point que les vainqueurs sont jaloux des vaincus. Tu as désiré la dignité de grand pontife: tu l'as obtenue au préjudice de ceux dont les parents ont combattu sous mes enseignes. Voilà les obligations que tu m'as,et tu veux m'assassiner ?” A ce mot Cinna se récria que cet e fuieur insensée était loin de son

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esprit: "Tu tiens mal ta parole, reprit l'empereur. Nous étions convenus que tu ne m'interromprais pas. Tu veux m'assassiner..." et tout de suite il lui détailla les circonstances du complot, le nom des conjurés, le lieu, l'heure, les mesures prises, celui qui devait tenir le glaive, et voyant Cinna muet moins par obéissance que par 5 confusion: "Quel est ton dessein? poursuit-il? Est-ce de régner? Je plans la république, s'il faut qu'excepté moi, il n'y ait rien qui t'empêche d'y tenir le premier rang. Ce n'est pas ta considération qui en impose. Tu n'as pas même assez de crédit our tes affaires domestiques, et en dernier lieu tu as perau un procès contre un affranchi. Crois-tu qu il te soit plus facile de te porter pour concurrent de César ? Je le veux bien, si je suis le seul obstacle à tes prétentions. Mais t'imagines-tu que les Paul-Émile, les Cossus, les Servilius, les Fabius, tant d'autres citoyens illustres qui n'ont pas seulement de grand noms, mais qui les soutiennent et les honorent, 15 t'imagines-tu qu ils consentiront à t'avoir pour maître ?" trop long de répéter tout son discours, car on dit qu'il parla deux heures, comme s'il eût voulu prolonger ce seul châtiment qu'il lui imposait. Il finit ainsi: "Je te donne la vie, Cinna, une seconde fois. Je te l'avais donnée comme à mon ennemi : je te la donne comme à mon 20 assassin. Commençons dès ce moment à être amis, et voyons lequel de nous deux sera de meilleure foi avec l'autre, ou moi qui te laisse la vie, ou toi qui me la devras." Bientôt après il lui déféra le consulat, se plaignant que Cinna ne l'eût pas osé demander. Il le compta depuis au nombre de ses plus fidèles amis, et fut institué son unique 25 héritier. Depuis cette époque, il n'y eut plus aucune conspiration contre lui.

Il serait

Quoiqu'on ait dû reconnaître dans ce morceau toutes les idées principales, et souvent même les expressions dont Corneille s'est servi dans le monologue d'Auguste 30 et dans la fameuse scène du cinquième acte, je ne crois pas qu'on me soupçonne d'avoir voulu diminuer en rien le mérite de l'ouvrage ni celui de l'auteur. Je me suis au contraire assez souvent expliqué sur l'honneur attaché à ces heureux emprunts, qui ne profitent que dans des 35 mains habiles. Il y a loin d'une conversation à une tragédie. J'ai voulu faire connaître bien précisément le fond que Corneille a fait valoir, ce qui est à autrui et ce qui n'est qu'à lui. Cette connaissance est nécessaire pour apprécier le degré d'invention qu'il a mis dans 40 chacun de ses ouvrages; et cet exemple peut servir en même temps à repousser les reproches injustes tant répétés par les détracteurs de Racine et de Voltaire, qui, pour leur refuser le génie, rappellent sans cesse ce qu'ils nomment leurs larcins, comme s'il n'y avait qu'eux qui

s'en fussent permis de semblables, comme s'il eût existé depuis la renaissance des lettres un esprit qui ne dût rien à l'esprit des autres, enfin comme si cette importation des richesses anciennes ou étrangères n'était pas, à 5 proprement parler, le commerce du talent, espèce de commerce qui ne peut, comme beaucoup d'autres, se faire avec succès que par des hommes déjà fort riches de leur propre fonds et capables d'améliorer celui d'autrui. N'oublions pas surtout de remarquer combien 10 l'auteur de Cinna a embelli les détails qu'il a puisés dans Sénèque. Tel est l'avantage inappréciable des beaux vers, telle est la supériorité qu'ils ont sur la meilleure prose, que la mesure et l'harmonie ont gravé dans tous les esprits et mis dans toutes les bouches ce qui demeurait 15 comme enseveli dans les écrits d'un philosophe, et n'existait que pour un petit nombre de lecteurs. Cette précision commandée par le rythme poétique, a tellement consacré les paroles que Corneille prête à Auguste, qu'on croirait qu'il n'a pu s'exprimer autrement, et la 20 conversation d'Auguste et de Cinna ne sera jamais autre chose que les vers qu'on a retenus de Corneille.

Après avoir exposé ce qui a fait la réputation et le succès de Cinna, il faut voir ce que Voltaire, et avec lui tous les bons juges, ont trouvé d'essentiellement vicieux 25 dans l'intrigue et les caractères.

Le premier acte présente une conspiration contre Auguste formée par Cinna, petit-fils du grand Pompée ; par Maxime, ami de Cinna; par Émilie, fille de Toranius, qui était le tuteur d'Octave et qui fut proscrit par 30 son pupille. Émilie aime Cinna et en est aimée; mais elle ne veut consentir à l'épouser qu'après qu'il l'aura vengée du meurtrier de son père, et sa main est à ce prix. Cinna paraît animé contre Auguste, et par l'horreur qu'un Romain a naturellement pour la tyrannie, 35 et par l'indignation que doit inspirer le souvenir des cruautés d'Octave. C'est la peinture énergique de ces sanglantes proscriptions, et des crimes du triumvirat, qui lui a servi plus que tout le reste à exciter la fureur des conjurés qu'il vient de rassembler pour prendre les dernières mesures, et déterminer le moment de l'exécu

tion. Cet effrayant tableau tracé par Cinna, dans la troisième scène du premier acte, met dans son parti les spectateurs qui ne voient dans son entreprise qu'une vengeance légitime, et le dessein toujours imposant de rendre la liberté à Rome et de punir un tyran qui a été 5 barbare. Il importe de se rendre un compte fidèle de ces premières impressions qui s'établissent dans l'exposition du sujet elles sont les fondements nécessaires de l'intérêt que la pièce doit produire : elles dépendent absolument du poète, et le spectateur les reçoit telles 10 qu'on veut les lui donner, pour peu qu'elles aient un degré suffisant de probabilité morale, et sans doute elles l'ont ici. C'est un principe de l'art, fondé sur la nature du cœur humain, que tout le reste du drame ne doit être que le développement successif de ces premières dis- 15 positions que l'art du poète a fait naître dès le commencement, et c'est ce qui constitue l'unité d'intérêt. Voyons comment cette règle si essentielle est observée dans Cinna.

L'ouverture du second acte nous fait voir Auguste 20 entre les deux chefs de la conspiration, qui sont en même temps ses deux confidents les plus intimes, délibérant avec eux sur le dessein qu'il a d'abdiquer. Il s'en rapporte entièrement à leur avis sur le parti qu'il prendra de déposer ou de garder la souveraine puissance. 25 Cette idée est grande et dramatique: elle est d'un homme de génie, et il n'y a personne qui n'en ait été frappé. Voltaire voudrait que ce projet d'abdication ne fût pas si subit, parce que rien ne doit l'être au théâtre; il voudrait que cette délibération fût 30 amenée par quelque motif particulier, et qu'Auguste rappelât à ses confidents qu'il a déjà eu plusieurs fois la même pensée; et en effet dans l'histoire, lorsqu'Auguste traite cette question avec Agrippa et Mécène, c'est à propos d'une nouvelle conspiration qu'il vient de 35 découvrir, et des périls dont sa vie est continuellement menacée. La remarque du commentateur est juste; mais il est le premier à reconnaître que ce défaut n'affaiblit point le grand intérêt de curiosité que produit cette belle scène; et 1 on peut ajouter que c'est Racine

qui a connu le premier cette observation exacte de toutes les convenances, qui ne laisse lieu à aucune objection: c'est le complément de la théorie dramatique, et il appartient naturellement au génie de perfectionner ce 5 que le génie a créé.

Voilà donc Cinna et Maxime, deux républicains décidés, maîtres du sort de Rome et de celui d'Auguste. Que vont-ils faire? Maxime ne balance pas à conseiller à l'empereur de renoncer à un pouvoir toujours odieux 10 aux Romains et toujours dangereux pour lui. Cinna prend le parti contraire, et le soutient par les meilleures raisons possibles; et ce qui est très remarquable, c'est qu'il ne les appuie pas sur l intérêt particulier d'Auguste, mais sur celui de Rome qui a besoin de lui. Il 15 démontre que dans l'état où sont les choses, l'empire ne peut se passer d'un maître, et qu'il ne peut en avoir un meilleur qu'Auguste. Il soutient que l'autorité de l'empereur est légitimement acquise, qu'il ne la doit qu'à ses vertus, il affirme que le gouvernement démocra20 tique est le plus mauvais de tous; enfin il le conjure à genoux, comme le génie tutélaire de Rome, de veiller à sa conservation, et de ne pas l'abandonner aux guerres civiles et à l'anarchie. Il va jusqu'à dire que les dieux mêmes ont voulu que Rome perdit sa liberté; et sa politique 25 est si bien raisonnée, si persuasive, qu'elle entraîne Octave, qui finit par lui dire :

Cinna, par vos conseils je retiendrai l'empire;

Mais je le retiendrai pour vous en faire part.

Il lui donne pour épouse Émilie, à laquelle il tient lieu so de père, depuis qu'il lui a ôté le sien.

On est déjà un peu étonné du parti que prend Cinna et des discours qu'il tient; de voir le même homme que tout à l'heure il a peint comme un monstre exécrable, comme un tigre enivré de sang, devenu tout à coup 35 pour lui un souverain légitime, le bienfaiteur des Romains et leur appui nécessaire. Mais ce n'est pas encore le moment d'examiner s'il a dit ce qu'il devait dire, si ses paroles s'accordent avec le caractère de son rôle. Je n'en suis pas à l'examen des caractères : je ne

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