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sorte fondée en raison. Nos jugements sont si incertains, si sujets à l'erreur, qu'ils ont besoin de la sanction du temps, et ce seul motif, sans parler de tous les autres, suffit pour rappeler sans cesse à l'homme d'un talent supérieur cette sentence de Voltaire: 5 "L'or et la boue sont confondus pendant la vie des artistes, et la mort les sépare."

LES HORACES.

Le sujet des Horaces, qu'entreprit Corneille après celui du Cid, était bien moins heureux et bien plus difficile 10 à manier. Il ne s'agit que d'un combat, d'un événement très simple, qu'à la vérité le nom de Rome a rendu fameux, mais dont il semble impossible de tirer une fable dramatique. C'est aussi de tous les ouvrages de Corneille celui où il a dû le plus à son seul génie. 15 Ni les Anciens, ni les Modernes ne lui ont rien fourni : tout est de création. Les trois premiers actes, pris séparément, sont peut-être, malgré les défauts qui s'y mêlent, ce qu'il a fait de plus sublime; et en même temps c'est là qu'il a mis le plus d'art. Fontenelle, 20 dans ses Réflexions sur l'art poétique, dont le principal objet est l'éloge de Corneille et la critique de Racine, a très bien développé cet art employé par l'auteur des Horaces, pour produire de la variété et des suspensions dans une situation qui est en elle-même si 25 simple, et qui tient à un seul événement à l'issue d'un combat. Il faut l'entendre; car, malgré sa partialité ordinaire, tout ce qu'il dit en cet endroit est très vrai :

Les trois Horaces combattent pour Rome, les trois Curiaces pour 30 Albe: deux Horaces sont tués, et le troisième, quoique resté seul, trouve moyen de vaincre les trois Curiaces: voilà ce que l'histoire fournit. Que l'on examine quels ornements, et combien d'ornements différents le poète y a ajoutés; plus on l'examinera, plus on en sera surpris. Il fait les Horaces et les Curiaces alliés et prêts à s'allier encore. 35 L'un des Horaces a épousé Sabine, sœur des Curiaces, et l'un des Curiaces aime Camille, sœur des Horaces. Lorsque le théâtre s'ouvre, Albe et Rome sont en guerre, et ce jour-là même il se doit donner une bataille décisive. Sabine se plaint d'avoir ses frères dans une armée et son mari dans l'autre, et de n'être en état de se

réjouir des succès de l'un ni de l'autre parti. Camille espérait la paix ce jour-là même, et croyait devoir épouser Curiace, sur la foi d'un oracle qui lui avait été rendu ; mais un songe a renouvelé ses craintes. Cependant Curiace lui vient annoncer que les chefs 5 d'Albe et de Rome, sur le point de donner bataille, ont eu horreur de tout le sang qui s'allait répandre, et ont résolu de finir cette guerre par un combat de trois contre trois, et qu'en attendant ils ont fait une trêve. Camille reçoit avec transport une si heureuse nouvelle, et Sabine ne doit pas être moins contente. Ensuite les 10 trois Horaces sont choisis pour être les combattants de Rome, et Curiace les félicite de cet honneur, et se plaint en même temps de ce qu'il faut que ses beaux-frères périssent ou qu'Albe sa patrie soit sujette de Rome. Mais quel redoublement de douleur pour lui, quand il apprend que ses deux fières et lui sont choisis pour être 15 les combattants d'Albe! Quel trouble recommence entre tous les personnages! La guerre n'était pas si terrible pour eux. Sabine et Camille sont plus alarmées que jamais. Il faut que l'une perde ou son mari ou ses frères, l'autre ses frères ou son amant, et cela par les mains les uns des autres. Les combattants eux-mêmes sont 20 émus et attendris; cependant il faut partir, et ils vont sur le champ de bataille. Quand les deux armées les voient, elles ne peuvent souffrir que des personnes si proches combattent ensemble, et l'on fait un sacrifice pour savoir la volonté des dieux. L'espérance renaît dans le cœur de Sabine; mais Camille n'augure rien de bon. 25 On leur vient dire qu'il n'y a plus rien à espérer, que les dieux approuvent le combat et que les combattants sont aux mains. Nouveau désespoir; trouble plus grand que jamais. Ensuite vient la nouvelle que deux Horaces sont tués, le troisième en fuite, et les trois Curiaces maîtres du champ de bataille. Camille regrette ses 30 deux frères, et a une joie secrète de ce que son amant est vivant et vainqueur; Sabine qui ne perd ni ses frères ni son mari, est contente; mais le père des Horaces, uniquement touché de l'intérêt de Rome qui va être sujette d'Albe, et de la honte qui rejaillit sur lui par la fuite de son fils, jure qu'il le punira de sa 35 lâcheté et lui ôtera la vie de ses propres mains, ce qui redonne une nouvelle inquiétude à Sabine. Mais on apporte enfin au vieil Horace une nouvelle toute contraire. La fuite de son fils n'était qu'un stratagème dont il s'est servi pour vaincre les trois Curiaces qui sont demeurés morts sur le champ de bataille.-Rien n'est plus 40 admirable que la manière dont cette action est menée: on n'en trouvera ni l'original chez les Anciens, ni la copie chez les Modernes.

Rien n'est plus juste: toutes ces alternatives de douleur et de joie, d'espérance et de crainte sont l'âme 45 de la tragédie et sont ici de l'invention de Corneille. Sur cet exposé l'on croirait que la pièce est parfaite : il s'en faut pourtant de beaucoup, et l'auteur lui-même en convient avec cette noble candeur qui ajoute à la gloire

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du talent, en contribuant au progrès de l'art et à l'instruction des artistes. Fontenelle, qui n'est pas tout à fait de si bonne foi, a ici un petit tort assez commun, soit qu'on veuille louer, soit qu'on veuille blâmer, c'est de ne montrer qu'un côté des objets. En effet, d'où 5 vient que Voltaire dont les observations s'accordent jusqu'ici avec celles de Fontenelle, et qui, de plus, parle des beautés de détail avec cet enthousiasme d'admiration et ce sentiment profond qui n'appartient qu'à un grand artiste, finit cependant par conclure en termes 10 exprès que le sujet des HORACES n'était pas fait pour le théâtre? C'est qu'il considère l'ensemble dont Fontenelle n'avait considéré que quelques parties. Et d'abord tout ce que nous venons de voir ne forme que trois actes et finit au commencement du quatrième. pièce est donc terminée. Le sujet est rempli. Il s'agissait de savoir qui l'emporterait de Rome ou d'Albe: les Curiaces sont morts; Horace est vainqueur; tout est consommé. Ce qui suit forme non seulement deux autres pièces, ce qui est un vice capital, mais par 20 un effet malheureusement rétroactif, nuit beaucoup à la première en ternissant le caractère qu'on vient d'admirer, et rendant odieux gratuitement le personnage d'Horace, qui avait excité de l'intérêt. L'une de ces deux actions ajoutées à l'action principale, est le meurtre de 25 Camille, qui est atroce et inexcusable; l'autre est le péril d'Horace mis en jugement, et accusé devant le roi par un Valère qu'on n'a pas encore vu dans la pièce; et cette dernière action est infiniment moins attachante que la première, parce qu'on sent trop bien qu'Horace, 30 qui vient de rendre un si grand service à sa patrie, ne peut pas être condamné. Ces trois actions bien distinctes, qui, ne pouvant se lier, ne peuvent que se nuire, composent un tout extrêmement vicieux, et il est bien sûr que sans le juste respect que l'on a pour le nom du 35 Père du théâtre, on n'entendrait pas ces deux derniers actes, aussi inférieurs aux trois premiers qu'ils en sont indépendants.

Mais du moins l'auteur, en se réduisant à ces trois actes, pouvait-il faire un tout régulier? je ne le crois

pas, car il n'y avait pas de dénoûment possible; et c'est ici qu'il faut examiner le côté des objets que n'a pas présenté Fontenelle. Nous y verrons que les ressources si ingénieuses qu'a trouvées Corneille pour relever la 5 simplicité de son sujet, ont un grand inconvénient : c'est de mettre des personnages principaux dans une situation dont il ne peut les tirer heureusement. Car je suppose qu'il voulût finir à la victoire d'Horace, comme la nature du sujet le lui prescrivait, que deviendra cette 10 Camille qui vient de perdre son amant? C'est un principe convenu que le dénoûment doit décider de l'état de tous les personnages d'une manière satisfaisante. Que faire de Camille ? la laisser résignée à son malheur était bien froid, et, de plus, contraire à l'histoire qui est si 15 connue. La tuer, flétrit le caractère d'Horace, et, de plus, commence nécessairement une seconde action; car on ne peut pas finir la pièce par un meurtre si révoltant. Et Sabine? elle n'est pas si importante que Camille; mais il faut donc la laisser aussi pleurant ses 20 trois frères ? Rien de tout cela ne comporte un dénoûment convenable, et quoiqu'il y ait de l'art à mettre les personnages dans des situations difficiles, cet art ne suffit pas l'essentiel est de savoir les en faire sortir. Corneille n'en trouvant pas le moyen, a pris le parti de 25 suivre jusqu'au bout toute l'histoire d'Horace, sans se mettre en peine de la multiplicité d'actions. Ce ne fut pas ignorance des règles; elles étaient connues, et il avait observé l'unité d'objet dans le Cid, et même à peu près celle de temps et de lieu : ce fut impossibilité de 30 faire autrement, et c'est pour cela, sans doute, que son illustre commentateur pense que ce sujet ne pouvait pas fournir une tragédie. Ce n'est pas tout, et voici ce que Fontenelle, en louant l'invention des personnages de Sabine et de Camille, n'a pas vu ou n'a pas voulu voir. 35 Ces deux rôles, que l'auteur a imaginés pour remplir le vide du sujet, ne laissent pas de le faire sentir quelquefois, même dans ces trois premiers actes, si admirables d'ailleurs. Ils occupent la scène, mais plus d'une fois ils la font languir; enfin ils n'excitent guère qu'un intérêt de curiosité. Cette langueur se fait sentir dès les

premières scènes; par exemple, lorsque Sabine, après avoir ouvert la pièce avec sa confidente Julie, la quitte sans aucune raison apparente, en voyant paraître Camille, et dit à celle-ci :

Ma sœur, entretenez Julie;

et lorsque Camille dit à cette confidente:

Qu'elle a tort de vouloir que je vous entretienne!

Il est reconnu que des personnages dramatiques ne doivent pas venir sur le théâtre uniquement pour s'entretenir, et que chaque scène doit avoir un motif. Ce 10 défaut est encore plus sensible au troisième acte, que Sabine commence par un monologue inutile, et dans la quatrième scène de ce même acte, où Sabine et Camille disputent à qui des deux est la plus malheureuse :

Quand il faut que l'un meure et par les mains de l'autre,
C'est un raisonnement bien mauvais que le vôtre.

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Il est clair que ces raisonnements sont nécessairement froids, et qu'une sœur et une amante, pendant que le frère et l'amant sont aux mains, doivent faire autre chose que raisonner. On sent ici le côté faible du sujet. 20 Sabine, quoique plus liée à l'action que l'Infante du Cid, quoique dans la première scène elle dise de très belles choses, est pourtant un rôle purement passif et qui ne sert essentiellement à rien. Elle ne peut que s'affliger de la guerre qui sépare les deux familles, et 25 l'on est trop sûr qu'elle n'empêchera pas son époux Horace d'aller au combat, et que Camille n'aura pas plus de pouvoir sur Curiace son amant. Le caractère de ces deux guerriers est trop prononcé pour qu'on puisse en douter. Les voilà donc réduites à attendre 30 l'événement sans pouvoir y influer en rien, et toutes les fois que l'on établit sur la scène un combat d'intérêts opposés, c'est un principe de l'art que l'issue doit en être douteuse, et que les contrepoids réciproques doivent se balancer de manière qu'on ne sache qui des 35 deux l'emportera. Quand Sabine vient proposer à son frère et à son mari de lui donner la mort et qu'elle leur dit:

Que l'un de vous me tue, et que l'autre me venge,

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