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Ce fut Chapelain qui la rédigea, et cet ouvrage fait honneur à ses connaissances et à son esprit. Malgré quelques expressions, quelques tournures qui ont vieilli, malgré quelques traits qui sentent l'affectation et la recherche, alors trop à la mode, en général les pensées 5 et le style ont de la dignité, et les motifs et les principes de l'Académie sont noblement développés. On y rend un légitime hommage au talent de Corneille le cardinal de Richelieu en fut très mécontent, et c'était en faire l'éloge. Quant aux erreurs qui s'y trouvent, et 10 dont Voltaire, qu'on accuse d'être le détracteur de Corneille, a déjà relevé une partie, elles sont très excusables, parce que l'art ne faisait que de naître. Il y a peu de mérite à les rectifier aujourd'hui, après cent cinquante ans d'expérience. Mais il n'est pas indifférent 15 à la gloire de Corneille de faire voir qu'il lui arriva ce qui arrive toujours aux esprits créateurs, c'est que non seulement il faisait mieux que tous ses rivaux, mais qu'il en savait plus que tous ses juges.

Les reproches incontestables que l'on peut faire au 20 Cid, sont: 1°. Le rôle de l'Infante qui a le double inconvénient d'être absolument inutile et de venir se mêler mal à propos aux situations les plus intéressantes. (Ce rôle fut retranché lorsque Rousseau le lyrique arrangea le Cid de la manière dont on le joue main. 25 tenant; mais j'examine l'ouvrage tel qu'il fut composé.)

2o. L'imprudence du roi de Castille qui ne prend aucune mesure pour prévenir la descente des Maures, quoiqu'il en soit instruit à temps, et qui par conséquent joue un rôle peu digne de la royauté.

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3°. L'invraisemblance de la scène où Don Sanche apporte son épée à Chimène, qui se persuade que Rodrigue est mort et persiste dans une méprise beaucoup trop prolongée et dont un seul mot pouvait la tirer. On voit que l'auteur s'est servi de ce moyen forcé pour 35 amener le désespoir de Chimène jusqu'à l'aveu public de son amour pour Rodrigue, et affaiblir ainsi la résistance qu'elle oppose au roi, qui veut l'unir à son amant. Mais il ne paraît pas que ce ressort fût nécessaire, et la passion de Chimène était suffisamment connue.

4°. La violation fréquente de cette règle essentielle qui défend de laisser jamais la scène vide, et que les acteurs entrent et sortent sans se parler ou sans se voir.

5 5°. La monotonie qui se fait sentir dans toutes les scènes entre Chimène et Rodrigue, où ce dernier offre continuellement de mourir. J'ignore si dans le plan de l'ouvrage il était possible de faire autrement; j'avouerai aussi que Corneille a mis beaucoup d'esprit et d'adresse 10 à varier, autant qu'il le pouvait, par les détails, cette uniformité de fond; mais enfin elle se fait sentir, et Voltaire ajoute avec raison que Rodrigue, offrant toujours sa vie à sa maîtresse, a une tournure un peu trop romanesque.

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Voilà, ce me semble, les vrais défauts qu'on peut blâmer dans la conduite du Cid: ils sont assez graves. Remarquons pourtant qu'il n'y en a pas un qui soit capital, c'est-à-dire qui fasse crouler l'ouvrage par les fondements, ou qui détruise l'intérêt. Car un rôle inutile 20 peut être retranché, et nous en avons plus d'un exemple. Il est possible à toute force que le roi de Castille manque de prudence et de précaution, et que Don Sanche, étourdi de l'emportement de Chimène, n'ose point l'interrompre pour la détromper: ce sont des 25 invraisemblances, mais non pas des absurdités. Cette distinction est très importante.

Il résulte de cet exposé que le Cid n'est pas une pièce régulièrement bonne. Mais est-il vrai, comme le prétendait l'Académie, que le sujet n'en soit pas bon? Un 30 siècle et demi de succès a répondu d'avance à cette question; mais il peut être utile de la discuter, pour l'intérêt de l'art et l'instruction des amateurs.

Pour condamner le sujet du Cid, l'Académie se fonde sur ce qu'il est moralement invraisemblable que Chimène 35 consente à épouser le meurtrier de son père, le même jour où il l'a tué. Il y a, si j'ose le dire, une double erreur dans ce jugement. D'abord il n'est pas vrai que Chimène consente expressément à épouser Rodrigue. Le spectateur voit bien qu'elle y consentira un jour, et il le faut pour qu'il emporte cette espérance qui est la

suite et le complément de l'intérêt qu'il a pris à leur amour. Mais écoutons la dernière réponse de Chimène au roi de Castille, qui n'a consenti au combat de Rodrigue contre Don Sanche que sous la condition qu'elle épouserait le vainqueur.

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Il faut l'avouer, sire,
Mon amour a paru, je ne m'en puis dédire.
Rodrigue a des vertus que je ne puis hair,
Et vous êtes mon roi, je vous dois obéir.
Mais à quoi que déjà vous m'ayez condamnée,
Pourrez-vous à vos yeux souffrir cet hyménée ?
Et, quand de mon devoir vous voulez cet effort,
Toute votre justice en est-elle d'accord?
Si Rodrigue à l' tat devient si nécessaire,
De ce qu'il fait pour vous dois-je être le salaire,
Et me livrer moi-même au reproche éternel
D'avoir trempé mes mains dans le sang paternel?

Je ne puis mieux faire que de joindre à ce passage la note de Voltaire :

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Il me semble que ces beaux vers que dit Chimène la justifient 20 entièrement. Elle n'épouse point Rodrigue: elle fait même des remontrances au roi. J'avoue que je ne conçois pas comment on a pu l'accuser d'indécence, au lieu de la plaindre et de l'admirer. Elle dit à la vérité au roi : je dois obéir; mais elle ne dit point: j'obéirai; le spectateur sent bien pourtant qu'elle obéira; et c'est 25 en cela, ce me semble, que consiste la beauté du dénoûment.

C'est ainsi que le grand ennemi de Corneille le défend contre l'Académie. S'il est permis d'ajouter quelque chose à l'opinion d'un si grand maître, j'observerai que celui qui rédigea le jugement de l'Académie se méprend 30 dans les idées et dans les termes, quand il dit que le sujet du Cid est son mariage avec Chimène. Ce mariage, dans le cas où il aurait lieu, serait le dénoûment et non pas le sujet. Puisqu'il faut revenir à la rigueur des termes techniques, le sujet de la pièce 35 de Corneille est l'amour que Rodrigue et Chimène ont l'un pour l'autre, traversé par la querelle de Don Diègue et du comte, et par la mort de ce dernier tué par le Cid. La situation violente de Chimène entre son amour et son devoir forme le noeud qui doit se trouver dans 40 toute action dramatique, et ce noeud est en lui-même un des plus beaux qu'on ait imaginés, indépendamment de la péripétie qui peut terminer la pièce.

Cette

péripétie ou changement d'état est la double victoire de Rodrigue, l'une sur les Maures, qui sauve l'État et met son libérateur à l'abri de la punition, l'autre sur Don Sanche, laquelle, dans les règles de la chevalerie, doit 5 satisfaire à la vengeance de Chimène. Jusque-là le sujet est irréprochable dans tous les principes de l'art, puisqu'il est conforme à la nature et aux mœurs. Il est, de plus, très intéressant, puisqu'il excite à la fois l'admiration et la pitié; l'admiration pour Rodrigue, 10 qui ne balance pas à combattre le comte, dont il adore la fille; l'admiration pour Chimène, qui poursuit la vengeance de son père, en adorant celui qui l'a tué; et la pitié pour les deux amants, qui sacrifient l'intérêt de leur passion aux lois de l'honneur. 15 Je dis l'intérêt de leur passion, et non pas leur passion même; car, si Chimène cessait d'aimer Rodrigue, parce qu'il a fait le devoir d'un fils en vengeant son père, comme le veut cet ignorant de Scudéry qui n'y entend rien, la pièce ne ferait pas le moindre effet. Laissons ce 20 pauvre homme traiter Chimène de dénaturée, de parricide, de monstre, de Furie, de Danaïde, et s'étonner que la foudre ne tombe pas sur elle. Ces plates déclamations font pitié on s'attend bien que ce n'est pas là le style, de l'Académie : il est aussi honnête que celui de 25 Scudéry est indécent. Elle avoue que l'amour de Chimène n'est point condamnable.

Nous n'entendons pas, dit-elle, condamner Chimène de ce qu'elle aime le meurtrier de son père, puisque son engagement, avec Rodrigue avait précédé la mort du comte, et qu'il n'est pas en 30 la puissance d'une personne de cesser d'aimer quand il lui plaît.

Voilà donc l'Académie qui approuve ce qui est vraiment le sujet de la pièce : l'amour combattu par le devoir. Le dénoûment, qui n'est que la dernière partie de ce sujet, était délicat et difficile. On peut 35 affirmer aujourd'hui avec Voltaire, avec toute la France, qui applaudit le Cid depuis tant d'années, que Corneille s'en est tiré très heureusement, et qu'il a su accorder ce qui était dû à la décence avec l'intérêt qu'on prend aux deux amants.

Si l'on eût été alors plus avancé dans la connaissance

du théâtre, l'Académie aurait été plus loin. Elle aurait dit que ce qu'il y a de plus admirable dans le Cid est précisément cette passion de Chimène pour celui qu'elle poursuit et qu'elle doit poursuivre. Elle aurait reconnu ces combats, qui sont l'âme de la tragédie, dans ces 5 vers de Chimène :

Ah! Rodrigue, il est vrai, quoique ton ennemie,
Je ne puis te blâmer d'avoir fui l'infamie ;
Et de quelque façon qu'éclatent mes douleurs,
Je ne t'accuse point, je pleure mes malheurs.
Je sais ce que l'honneur, après un tel outrage,
Demandait à l'ardeur d'un généreux courage.
Tu n'as fait le devoir1 que d'un homme de bien;
Mais aussi, le faisant, tu m'as appris le mien.
Ta funeste valeur m'instruit par ta victoire ;
Elle a vengé ton père et soutenu ta gloire ;
Même soin me regarde, et j'ai, pour m'affliger,
Ma gloire à soutenir et mon père à venger.
Hélas! ton intérêt ici me désespère.

Si quelque autre malheur m'avait ravi mon père,
Mon âme aurait trouvé dans le bien de te voir,
L'unique allègement qu'elle eût pu recevoir,
Et contre ma douleur j'aurais senti des charmes,
Quand une main si chère eût essuyé mes larmes.
Mais il me faut te perdre après l'avoir perdu;
Cet effort sur ma flamme à mon honneur est dû,
Et cet affreux devoir, dont l'ordre m'assassine,
Me force à travailler moi-même à ta ruine.
Car enfin n'attends pas de mon affection
De lâches sentiments pour ta punition.

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De quoi qu'en ta faveur mon amour m'entretienne,
Ma générosité doit répondre à la tienne.

Tu t'es, en m'offensant, montré digne de moi :
Je me dois, par ta mort, montrer digne de toi.

La versification laisse ici beaucoup à désirer; mais 35 les sentiments sont vrais, et c'est toujours le ton de la tragédie.

L'Académie tombe ici dans une sorte de contradiction, lorsque après avoir approuvé l'amour de Chimène, elle dit :

Nous la blâmons seulement de ce que son amour l'emporte sur son devoir, et qu'en même temps qu'elle poursuit Rodrigue, elle fait des vœux en sa faveur.

1 Il fallait : tu n'as fait que le devoir d'un homme de bien.

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