Page images
PDF
EPUB

quartier. C'est cette disconvenance qui choque dans la pièce de Mairet. Et le dialogue n'est-il pas entièrement de la comédie? Il est vrai que cette séparation si essentielle et si indispensable entre le langage familier 5 et celui de la tragédie, ne peut s'établir qu'à mesure que l'idiome s'épure et s'ennoblit. Il fallait faire à la.

fois ce double travail. Mais heureusement l'un tient à l'autre, et c'est l'habitude de penser noblement qui donne de la noblesse au langage. Voilà le premier ser10 vice que Corneille rendit à la langue et au théâtre. C'est lui qui le premier marqua des limites entre la diction tragique et le discours ordinaire. En faisant de suite un grand nombre de beaux vers, il apprit aux Français que la dignité du style achève de caractériser les personnages 15 de la tragédie, comme le costume et les attitudes caractérisent les figures sur la toile et sous le ciseau. Que serait-ce en effet si un peintre nous représentait Achille vêtu comme Sosie, et mettant la poing sous le nez d'Agamemnon? C'est précisément ce que faisaient 20 les poètes tragiques avant Corneille. Des expressions ignobles dans la bouche d'un grand personnage sont des haillons qui couvrent un roi. Corneille écarta ces lambeaux qui rendaient Melpomène méconnaissable, et la revêtit d'une robe majestueuse : il y laissa encore 25 quelques taches; et après lui Racine la couvrit d'or et de diamants.

Mais, dit-on, comment, avec cette noblesse continue d'expression et cette harmonie nécessaire au vers, conserver un air de vérité qui ressemble à la nature? A 30 cette question il faut répondre comme Zénon à ceux qui niaient le mouvement: il marcha. Lisez nos bons écrivains dramatiques, et voyez si leur élégance ôte rien au naturel. C'est ici le moment de citer Corneille, puisqu'il a donné parmi nous le premier modèle de ce 35 grand art du style tragique. Ecoutez Don Diègue défendant son fils accusé par Chimène :

Qu'on est digne d'envie

Lorsqu'en perdant la force, on perd aussi la vie,
Sire, et que l'âge apporte aux hommes généreux
Au bout de leur carrière un destin rigoureux!

Moi, dont les longs travaux ont acquis tant de gloire,
Moi, que jadis partout a suivi la victoire,

Je me vois aujourd'hui, pour avoir trop vécu,

Recevoir un affront et demeurer vaincu.

Ce que n'a pu jamais combat, siège, embuscade,
Ce que n'a pu jamais Aragon, ni Grenade,
Ni tous vos ennemis, ni tous mes envieux,

5

Le comte en votre cour l'a fait presque à vos yeux,
Jaloux de votre choix, et fier de l'avantage
Que lui donnait sur moi la faiblesse de l'âge.
Sire, ainsi ces cheveux blanchis sous le harnois,
Ce sang, pour vous servir prodigué tant de fois,
Ce bras, jadis l'effroi d'une armée ennemie,
Descendaient au tombeau tout chargés d'infamie,
Si je n'eusse produit un fils digne de moi,
Digne de son pays et digne de son roi.
Il m'a prê é sa main, il a tué le comte,
Il m'a rendu l'honneur, il a lavé ma honte.
Si montrer du courage et du ressentiment,
Si venger un soufflet, mérite un châtiment,

[ocr errors]

Si Chimène se plaint qu'il a tué son père,
Il ne l'eût jamais fait si j'avais pu le faire.
Immolez donc ce chef que les ans vont ravir,
Et conservez pour vous le bras qui peut servir.
Aux dépens de mon sang satisfaites Chimène ;
Je n'y résiste point, je consens à ma peine,
Et loin de murmurer contre un injuste arrêt,
Mourant sans déshonneur, je mourrai sans regret.

10

15

20

25

Eh bien ! (excepté le mot de chef qui a vieilli dans le sens de tête, probablement parce qu'il est sujet à l'équi- 30 voque,) y a-t-il dans tout ce morceau si vigoureux, si animé, si pathétique, un seul mot au-dessous du style noble? et en même temps y en a-t-il un seul qui ne soit dans la nature et dans la vérité? On entend un beau langage, des vers nombreux, et en même temps que 35 l'oreille et l'imagination sont flattées, l'âme est toujours satisfaite et jamais trompée: elle avoue, elle reconnaît tout ce qu'elle entend. C'était là l'heureux secret qu'il fallait découvrir, le problème qu'il fallait résoudre; et peut-on s'étonner de l'effet prodigieux qu'éprouva toute 40 la France, des transports de l'admiration universelle, la première fois qu'on entendit un langage si nouveau, si supérieur à tout ce qui existait auparavant ? Quelle distance des pièces de Scudéry, de Benserade, de

Duryer, de Mairet, de Tristan, de Rotrou, à cette merveille du Cid! Rotrou s'en rapprocha depuis dans Venceslas; mais quoique Corneille eût la déférence de l'appeler son père, parce qu'il n'était entré qu'après lui 5 dans la carrière du théâtre, cependant, comme Rotrou n'avait rien produit jusque-là qui ne fût au-dessous du médiocre, et que le seul ouvrage qui lui ait survécu ne parut que six ans après le Cid, la justice veut qu'on le range parmi ceux qui profitèrent à l'école du grand 10 Corneille.

Pour développer d'abord le grand changement que l'auteur du Cid introduisit dans le style tragique, j'ai un peu anticipé sur ce que j'avais à dire de cette mémorable époque de notre théâtre, et avant de m'y arrêter, je dois 15 dire un mot de Médée, qui la précéda; car on me dispensera, sans doute, de parler des premières comédies de Corneille. On se souvient seulement qu'il les a faites, et que, sans rien valoir, elles valaient mieux que toutes celles de son temps. C'est quand il donna 20 le Menteur, qu'il eut encore la gloire de précéder Molière dans les pièces de caractère. Maintenant je ne considère en lui que le Père de la tragédie.

25

CHAPITRE II.

CORNEILLE.

Son coup d'essai fut Médée: le sujet n'était pas très heureux: elle n'eut qu'un succès médiocre. Il n'est pas surprenant que Longepierre, qui travailla sur le même sujet environ soixante ans après, l'ait manié avec plus d'art, et soit parvenu à y répandre assez d'intérêt pour la 30 faire voir de temps en temps avec quelque plaisir, malgré ses défauts, quand il se trouve une actrice propre à faire valoir le rôle de Médée. Soixante ans de lumières et de modèles sont d'un grand secours, même pour un talent médiocre. Mais le talent sublime de Corneille

s'annonçait déjà dans sa Médée (quoique mal conçue et mal écrite), par quelques morceaux d'une force et d'une élévation de style inconnue avant lui. Tel est ce monologue de Médée, imité de Sénèque. Ailleurs ce pourrait être une déclamation; mais il faut songer que c'est une 5 magicienne qui parle.

Souverains protecteurs des lois de l'hyménée,
Dieux, garants de la foi que Jason m'a donnée,
Vous qu'il prit à témoin d'une immortelle ardeur,
Quand par un faux serment il vainquit ma pudeur,
Voyez de quel mépris vous traite son parjure,
Et m'aidez à venger cette commune injure.
S'il me peut aujourd'hui chasser impunément,
Vous êtes sans pouvoir ou sans ressentiment.
Et vous, troupe savante en noires barbaries,
Filles de l'Achéron: Spectres, Larves, Furies,
Fières sœurs, si jamais notre commerce étroit
Sur vous et vos serpents me donna quelque droit,
Sortez de vos cachots avec les mêmes flammes
Et les mêmes tourments dont vous gênez les âmes;
Laissez-les quelque temps reposer dans leurs fers
Pour mieux agir pour moi, faites trêve aux enfers.
Apportez-moi du fond des antres de Cerbère
La mort de ma rivale et celle de son père,
Et si vous ne voulez mal servir mon courroux,
Quelque chose de pis pour mon perfide époux.
Qu'il coure vagabond de province en province !
Qu'il fasse lâchement la cour à chaque prince!
Banni de tous côtés, sans bien et sans appui,
Accablé de malheur, de misère et d'ennui,
Qu'à ses plus grands malheurs aucun ne compatisse !
Qu'il ait regret à moi pour son dernier supplice,
Et que mon souvenir, jusque dans le tombeau,
Attache à son esprit un éternel bourreau !
Jason me répudie, et qui l'aurait pu croire !
S'il a manqué d'amour, manque-t-il de mémoire?
Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits?
Sachant ce que je puis, ayant vu ce que j'ose,
Croit-il que m'offenser ce soit si peu de chose?
Quoi! mon père trahi, les éléments forcés,
D'un frère dans la mer les membres dispersés,
Lui font-ils présumer mon audace épuisée ?
Lui font-ils présumer qu'à mon tour méprisée,
Ma rage contre lui n'ait par où s'assouvir,
Et que tout mon pouvoir se borne à le servir?

On peut relever quelques fautes de langage; mais en

10

15

20

20

25

30

30

335

40

45

5

total ce morceau est d'un style infiniment élevé audessus de tout ce qu'on écrivait dans le même temps. Ces deux vers surtout:

Me peut-il bien quitter après tant de bienfaits?
M'ose-t-il bien quitter après tant de forfaits?

offrent un rapprochement d'idées de la plus grande
énergie: il est impossible de dire plus en peu de mots;
c'est le vrai sublime.

La littérature espagnole était alors en vogue parmi 10 nous. Nous avions emprunté beaucoup de pièces du théâtre de cette nation, mais nous n'en avions guère imité que les défauts. Corneille, en s'appropriant le sujet du Cid, traité d'abord en Espagne par Diamanté et ensuite par Guilain de Castro, ne fit pas un larcin, 15 comme l'envie le lui reprocha très injustement, mais une de ces conquêtes qui n'appartiennent qu'au génie. Il embellit beaucoup ce qu'il prenait, en ôta beaucoup de défauts, et réduisit le tout aux règles principales du théâtre. Il ne les observa pas toutes: qui peut tout 20 faire en commençant ?

On connaît depuis longtemps ce qu'il y a de défectueux dans le Cid; mais ce qui est très remarquable, et ce qu'il importe de démontrer, c'est que dans la nouveauté de l'ouvrage, ce qui lui fut reproché comme 25 le plus répréhensible, est véritablement ce qu'il y a de plus beau. Cet exemple prouve que le génie précède nécessairement le goût et qu'il devine par instinct avant que nous sachions juger par principes. Je ne parle pas de Scudéry qui était aveuglé par la haine; mais 30 l'Académie en corps condamna le sujet du Cid et déclara expressément qu'il n'était pas bon. Je sais de quelle estime jouit la critique qui parut alors sous le titre de Sentiment de l'Académie sur LE CID : cette estime est méritée à beaucoup d'égards; mais je crois pouvoir 35 dire, sans blesser le respect que je dois à nos prédécesseurs, que cette critique est fautive en bien des points; qu'on a été trop loin quand on l'a qualifiée de chef-d'œuvre, et qu'elle est plutôt un modèle d'impartialité et de modération que de justesse et de bon goût.

« PreviousContinue »