Page images
PDF
EPUB

entendu pendant cinq actes, et l'on ne pouvait terminer plus dignement un ouvrage où la tragédie a paru dans toute sa majesté.

J'oserai avancer pour dernier résultat, qu'Athalie, bien 5 loin de blesser la morale, montre la religion dans son plus beau jour, protectrice de l'innocence et de la faiblesse, et vengeresse du crime; comme Mahomet montre le fanatisme tel qu'il est, destructif de toute humanité, et principe de tous les forfaits.

10 On convient aujourd'hui assez généralement, que jamais le talent de Racine ne s'était élevé si haut, et malheureusement on sait que jamais il ne fut plus méconnu. Ce ne fut pas, comme à Phèdre, une injustice passagère et bientôt réparée; ce fut un aveuglement 15 universel et durable, et les yeux du public ne s'ouvrirent que longtemps après que ceux de Racine furent fermés. On demande quelquefois avec surprise comment on put se méprendre à ce point, pendant plus de vingt ans, sur un ouvrage d'une beauté unique. Cela paraît d'abord 20 inconcevable; cependant, lorsqu'on y réfléchit, deux causes réunies peuvent en rendre raison: la nature même de la pièce, et le malheur qu'elle eut de ne pas être représentée. Athalie était une production absolument originale, et qui ne ressemblait à rien de ce que 25 l'on connaissait. Quand les créations du génie déconcertent toutes les idées reçues, il commence par ôter aux hommes la mesure la plus ordinaire de leurs jugements, la comparaison. En effet, à quoi comparer ce qui ne se rapproche de rien? Il ne reste d'autre règle que le 30 sentiment; mais dans la poésie dramatique, le sentiment ne peut guère prononcer qu'au théâtre, et Athalie ne fut pas jouée. Si c'eût été un de ces sujets qui ont un grand intérêt de passion, et qui ouvrent une source abondante de larmes, ce mérite, à la portée de tout le 35 monde, eût pu être senti, même à la lecture; mais ce n'est pas celui d'Athalie. Il fallait qu'elle fût placée dans son cadre, pour que la multitude sentit que ce tableau religieux pouvait être touchant, et les connaisseurs même ne pouvaient voir que sur la scène tout ce qu'il a d'auguste et d'admirable. Arnauld qui aimait

Racine et qui estimait Athalie, la plaçait pourtant audessous d'Esther, à qui elle est si supérieure. Le grand succès qu'Esther avait eu à Saint-Cyr nuisit encore à Athalie: soit que ce succès eût irrité les ennemis de Racine, soit qu'un scrupule réel fit parler ceux qui 5 trouvaient peu convenable que de jeunes personnes se montrassent sur la scène aux yeux de toute la cour, on alarma la piété de madame de Maintenon, et la pièce qu'elle avait demandée à l'auteur ne fut pas représentée. Ôn profita de cette circonstance pour le blâmer d'avoir 10 fait une seconde tentative dans le même genre: on prétendit que ces sortes de choses ne réussissaient pas deux fois.' Personne ne concevait alors qu'une pièce sans amour put être théâtrale. On répandit dans le public que Racine avait voulu faire une tragédie avec un prêtre 15 et un enfant, et l'on décida qu'un semblable ouvrage ne pouvait être fait que pour des enfants. Quand la pièce fut imprimée, la prévention était déjà établi, et il était convenu qu'Athalie devait ennuyer. On n'ignore pas combien ces sortes de préjugés sont rapides et conta- 20 gieux, quand il y a des gens intéressés à leur donner le mouvement, et il n'y en avait que trop.

Boileau seul lutta contre le torrent qui avait entraîné tout, jusqu'à Racine lui-même; car les mémoires du temps nous apprennent qu'il parut croire un moment 25 qu'il s'était trompé. Au moins est-il certain qu'il se reprocha avec amertume sa complaisance pour madame de Maintenon, et qu'il se repentit d'avoir fait Athalie. Despréaux le rassura, et prédit que le jour de la justice arriverait. Il arriva; mais ni l'un ni l'autre

ne l'a vu.

30

Une anecdote très connue, c'est que dans plusieurs sociétés on avait établi, par forme de plaisanterie, de donner pour pénitence la lecture d'un certain nombre de vers d'Athalie. Ainsi donc Racine fut traité une fois en 35 sa vie comme Chapelain ! Un jeune officier condamné à lire la première scène, lut toute la pièce, et la relut surle-champ une seconde fois; ensuite il remercia la com

1 Voyez les Lettres de madame de Sévigne.

pagnie de lui avoir donné un plaisir auquel il ne s'attendait guère. Ce petit événement qui fit du bruit par sa singularité, commença la révolution. Ce fut en 1716, que la voix des connaisseurs parvint jusqu'au Régent, 5 qui était fait pour l'entendre, et qui donna ordre de jouer Athalie. Elle eut quinze représentations, suivies avec affluence et applaudies avec transport, et depuis elle s'est soutenue sur la scène avec le même éclat.

10

CHAPITRE IV.

RÉSUMÉ SUR CORNEILLE ET RACINE.

Plusieurs écrivains ont dit, et l'on a répété après eux, que l'esprit factieux qui régna en France sous le ministère de Richelieu et pendant les troubles de la Fronde, avait déterminé le choix et la nature des 15 sujets que Corneille a traités, et que la politesse et la galanterie qui dominèrent ensuite sous un règne heureux et brillant, avaient conduit la plume de Racine. On a été jusqu'à dire de ce dernier, qu'il avait fait la tragédie de la tragédie de la cour de 20 Louis XIV. C'est restreindre étrangement un génie tel que le sien. Je sais qu'il fit Bérénice pour madame Henriette; mais j'ose croire que ce fut pour les bons esprits de toutes les nations éclairées qu'il fit Britannicus, Andromaque, Iphigénie, Phèdre et Athalie. Il n'a point 25 fait la tragédie de la cour; il a fait celle du cœur humain. Tout homme supérieur reçoit de la nature un caractère d'esprit plus ou moins marqué, et c'est cela même qui fait sa supériorité: c'est dans ce caractère qu'il faut d'abord chercher celui de ses ouvrages. Sans doute, 30 l'esprit général et les mœurs publiques y ont aussi quelque influence, et le modifient plus ou moins; mais le type originel s'y retrouve toujours. Les grands écrivains agissent beaucoup plus sur leur siècle que leur siècle

n'agit sur eux, et lui donnent beaucoup plus qu'ils n'en reçoivent.

Corneille avait une trempe d'esprit naturellement vigoureuse et une imagination élevée. Le raisonnement, les pensées, les grands traits d'éloquence 5 dominent dans sa composition, et il aurait porté ces mêmes qualités dans quelque genre d'écrire qu'il eût choisi. Il eût été un grand orateur dans le sénat romain ou dans le parlement d'Angleterre ; mais il y aurait plus ressemblé à Démosthène qu'à 10 Cicéron. Comme l'art dramatique est le résultat d'une foule de talents réunis, il a donné le premier modèle de ceux qui tiennent à l'élévation de l'âme et des idées, à la force des combinaisons, et il a eu les défauts qui en sont voisins. Ses lectures de préférence, ses études de 15 prédilection étaient, si l'on veut y prendre garde, analogues à la tournure de son esprit. On sait que ses auteurs favoris furent Lucain, Sénèque et les poètes espagnols. Comme Lucain, l'amour du grand le conduisit jusqu'à l'enflure; comme Sénèque, il fut raison- 20 neur jusqu'à la subtilité et la sécheresse; comme les tragiques espagnols, il força les vraisemblances pour obtenir des effets. Mais les beautés qu'il ne devait qu'à son talent naturel, le placèrent pendant trente ans si fort au-dessus de ses contemporains, qu'il lui fut impos- 25 sible de revenir sur lui-même et d'apercevoir ce qui lui manquait. Rien n'est si dangereux que de n'avoir pour objet de comparaison que ses propres ouvrages et des ouvrages applaudis: c'est à la fois le malheur et l'excuse d'un artiste qui se trouve tout à coup au-dessus de tout ce qui l'a précédé. Dans ces circonstances, il est assez naturel au génie d'aller d'abord en fort peu de temps aussi loin qu'il peut aller. Mais arrivé à cette hauteur, où veut-on qu'il porte la vue, lorsque rien n'est plus haut que lui, lors même que personne n'est en état de 35 lui faire soupçonner qu'il y a quelque chose au delà ? C'est surtout en comparant l'époque d'un siècle naissant à celle d'un siècle formé, que l'on peut comprendre les rapports et les dépendances entre l'homme supérieur qui crée et la multitude qui juge. Dans la première époque

30

le génie est seul, et ses juges même tiennent de lui tout ce qu'ils savent dans la seconde, un certain nombre de différents modèles a déjà composé une masse de lumières et de connaissances nécessairement supérieure à ce que 5 peut produire l'esprit le plus vaste. Ce qui a été fait apprend tout ce qu'on peut faire, et pour apprécier les productions de l'art, toutes les forces de l'esprit humain sont dans la balance, en contrepoids avec celui d'un seul homme. La première de ces époques est la plus avan10 tageuse pour la gloire; la seconde, pour le talent. Jamais il ne va plus loin dans la carrière des arts, que lorsqu'il voit toujours le but au delà de sa course. Jamais il ne s'accoutume à marcher plus ferme, que lorsqu'il ne peut faire impunément un faux pas. C'est peu 15 d'effacer ses contemporains; il faut qu'il songe à lutter contre le passé et à répondre à l'avenir. S'il fait mieux que ses concurrents, ses juges en savent plus que lui: Ils peuvent toujours lui demander plus qu'il n'a fait, parce que d'autres ont fait davantage. S'il excelle dans 20 quelques parties, on lui marque celles qui lui manquent. On lui révèle toutes ses fautes, on discute toutes ses beautés; on inquiète sans cesse la confiance de ses forces, et cet aiguillon continuel l'oblige à les déployer toutes.

Ce fut l'avantage de Racine: né avec cette imagina25 tion vive, cette sensibilité tendre, cette flexibilité d'esprit et d'âme, qualités les plus essentielles pour la tragédie, et que n'avait pas Corneille; né avec le sentiment le plus vif et le plus délicat de l'harmonie et de l'élégance, avec la plus heureuse facilité d'élocution, qualités les 30 plus essentielles à toute poésie, et que Corneille n'avait pas non plus; il eut affaire à des juges que Corneille avait instruit pendant trente ans par ses succès et par ses fautes; il écrivit dans un temps où tous les genres de littérature se perfectionnaient, où le goût s'épurait en 35 tout genre; enfin il eut pour ami et pour censeur l'esprit le plus judicieux et le plus sévère de son siècle, Despréaux. Ainsi la nature et les circonstances avaient tout réuni pour faire de Racine un écrivain parfait, et il le fut.

La marche progressive de son talent prouve ses

« PreviousContinue »