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ÉTUDE ANATOMIQUE SUR LES EXPRESSIONS DE LA PASSION,

Messieurs,

Par M. le docteur DEBROU.

Lorsqu'on examine la nature de l'esprit humain, l'on est frappé de certaines différences qui existent entre les facultés dont il est doué. En même temps qu'il est libre et raisonnable, il est assiégé par des impulsions organiques puissantes, et devient le jouet de passions qui luttent contre sa raison et sa liberté. Dans le langage de la religion, on représente cette lutte comme une sorte de combat entre la chair et l'esprit. Si, au premier abord, cette comparaison semble être une simple image, elle n'en exprime pas moins une vérité, en ce sens que nos passions naissent de l'union de notre esprit avec notre corps, et que celui-ci est la cause et la source des impulsions énergiques, quelquefois terribles, qui tendent à asservir notre liberté morale.

Les premiers penseurs qui ont étudié l'âme humaine n'ont pas cru devoir rapporter à un seul principe tous les élémens qui la composent. Platon et Aristote, en admettant une âme intelligente et raisonnable, lui associent en nous une autre âme animale ou sensitive, chargée de diriger les actions de notre corps. Ce n'est pas cependant que ces deux hommes de génie aient méconnu le caractère incorporel de l'âme pensante, Platon au moins, mais en accordant cet attribut au principe intellectuel, ils ne savaient comment distinguer ce principe de celui de la vie.

Il a fallu l'influence du christianisme pour apprendre à séparer nettement ce qui est esprit de ce qui est matière. La scholastique qui, à travers le moyen-âge, commentait, avec une ardeur presque païenne, les écrits de la philoso10

T. IX.

phie grecque, servit de transition entre les idées anciennes et les nouvelles; et long-temps après la Renaissance, sous l'action combinée du christianisme et de la métaphysique rationnelle, un homme qui est la gloire de notre pays et qui fut le restaurateur de la philosophie moderne, Descartes, retrouva et écrivit en termes admirables les droits imprescriptibles de l'être pensant à la spiritualité pure.

Aujourd'hui, la saine métaphysique est d'accord avec le christianisme, et malgré les réserves timides de l'école Écossaise, elle reconnaît le principe de la pensée comme étant une substance spirituelle. Elle a même écarté le nuage qui enveloppait les idées d'Aristote et de Platon, et elle proclame l'unité et la spiritualité, non-seulement pour le vous des Grecs et le mens des Latins, mais pour la Jux et l'animus ou l'anima, c'est-à-dire pour la partie affective de l'âme aussi bien que pour la partie intellectuelle et raisonnable. Elle a démontré que la perception de la sensation et de la passion exige l'unité spirituelle au même titre que la pensée.

L'erreur des premiers philosophes étant ainsi reconnue, il est vrai néanmoins que le sentiment et les affections qui dérivent de lui ne se comportent pas, relativement à notre corps, comme la pensée et l'entendement. La pensée est essentiellement libre, tandis que le sentiment est étroitement lié, et jusqu'à un certain point asservi aux organes. Pour exprimer cette dépendance, on a imaginé le mot instinct, que l'on oppose à esprit, et qui, à proprement parler, est le rôle que joue en nous la nature organique. Cet instinct, que l'on regarde comme aveugle, et qui est réellement l'âme sensitive ou animale d'Aristote, représente donc assez bien l'ensemble des actions morales qui ne reconnaissent pas la liberté du moi.

Les métaphysiciens et les naturalistes ont diversement raisonné sur la nature de l'instinct; mais nonobstant les fforts des uns et des autres, soit au profit d'une école spi

ritualiste, soit au profit de l'école dite de la philosophie de la nature, laquelle a ses principaux adeptes dans la moderne Allemagne, on hésite à le considérer comme le résultat d'un pur mécanisme avec Descartes et ses nombreux adhérens, ou comme un principe identique à l'intelligence avec les philosophes de l'antiquité et du moyen-âge. En l'envisageant comme un pur mécanisme, on méconnaîtrait mille preuves évidentes d'une sagacité profonde qu'il révèle dans notre organisation et dans celle des animaux; et en l'acceptant comme une sorte d'âme incomplète, inférieure à l'esprit proprement dit, on retombe dans la multiplicité des âmes admises par les premiers philosophes; ou bien, si l'on veut être conséquent, on efface les limites difficiles à poser entre ces âmes multiples, et, à l'exemple de Stahl, et par une monstrueuse alliance, on admet une seule âme qui dirige à la fois les opérations de notre esprit et celles de notre corps. Des hommes graves et convaincus croient éluder la difficulté en faisant appel à un principe vital qui ne serait ni l'esprit ni la matière, et qui gouvernerait les actions organiques. Mais, outre que l'on discute encore sur l'existence de ce principe, il faudrait expliquer comment, une fois admis, il agirait sur l'esprit, de manière à produire des effets semblables à ce que l'on appelle les affections ou les passions. Il est donc raisonnable de croire simplement que les passions résultent de l'union qui existe entre l'esprit et le corps qui lui sert d'in

strument.

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Néanmoins, ainsi que nous l'avons déjà reconnu, la partie affective de notre âme a des liens plus intimes avec les organes que la partie pensante ou intellectuelle. Là est la cause d'une différence qui n'a pas été suffisamment remarquée et que voici : L'esprit, même dans ses momens de plus grande tension, ne donne lieu à aucun signe extérieur involontaire. Chez l'homme qui se livre à une méditation profonde, le cerveau participe seul, dans le silence, à un travail que rien ne décèle au-dehors. Le sen

timent au contraire réagit sur le corps et lui imprime une secousse, quelquefois violente, qui s'annonce et se trahit spontanément par mille indices de trouble et d'agitation. A voir celui qui éprouve une vive émotion, on sent que tout son corps palpite avec son âme ; et comme toute émotion forte amène une perturbation dans nos organes, on a donné à l'état moral qui la produit le nom de passion, en témoignage de la souffrance qui en est la suite inévitable.

Messieurs, je n'ai pas la prétention de faire ici une étude complète des passions, qui dans leur essence et leurs effets relèvent du philosophe et du moraliste. Ce rôle conviendrait mieux à ceux de mes collègues qui représentent la section des lettres. Mais il m'a semblé qu'il était permis au médecin de décrire la manière dont s'expriment les passions, et de raconter le langage au moyen duquel elles se traduisent en nous. Etude moins élevée que la précédente, sans doute, mais encore pleine d'intérêt, et que l'anatomie peut éclairér, comme il est possible à l'art matériel du dessin et de la couleur de représenter ce qu'il y a de plus pur dans les émotions de l'esprit. Que ce mot d'anatomie que je viens de prononcer ne vous effraie point. Eloignez de vous l'idée du sang et l'aspect de la mort, qui en sont le cortége ordinaire. L'anatomie peut se débarrasser d'images funèbres et se montrer souriante. J'avoue cependant que je n'aurais pas osé me faire aujourd'hui son interprète devant vous, si je n'avais compté sur la curiosité de vos esprits, capable de s'arrêter un instant sur un sujet peu étudié et digne des méditations de tous ceux qui veulent connaître l'homme dans son ensemble mystérieux de matière et de propriétés sublimes; si je n'avais compté surtout sur votre indulgence, qui voudra bien me pardonner de venir parler ici une langue qui ne vous est pas familière, et que mon inhabileté, je le crains, ne saura pas suffisamment embellir.

S Ier.

Bien que les passions puissent manifester leurs effets sur le corps entier, il est cependant certaines parties qui ont le privilége de les représenter d'une manière plus fidèle et plus complète. Parmi elles, le visage ou la face occupe le premier rang.

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A quoi tient cette préférence, trop vulgairement admise pour qu'il soit nécessaire de la démontrer? Pourquoi, entre toutes les parties du corps, le visage a-t-il été choisi pour être le miroir de l'âme? Serait-ce parce qu'il est le siége principal des sens, instrumens délicats que la nature nous a donnés pour entrer en communication avec le monde extérieur? Mais parmi les organes des sens, les yeux seuls sont capables de peindre nos émotions, et la pensée ne se trahit-elle pas aussi par la peau du front, des joues, des lèvres et de toute la figure? Pourquoi la peau qui recouvre ces parties est-elle un interprète plus fidèle et plus assidu de nos sentimens que celle qui couvre le tronc et les membres? Là est la question; et si on voulait y répondre en invoquant le voisinage et la proximité du centre des opérations de l'âme, c'est-à-dire du cerveau, ce motif serait insuffisant, puisque dans les expressions des passions à la surface du corps, la fidélité et l'intensité de l'image ne sont jamais proportionnelles à l'éloignement ou au rapprochement du cerveau. Il faut donc chercher une autre cause, et celle-ci se rencontre dans la disposition des muscles du visage. Au tronc et aux membres, la peau est séparée des muscles par une couche de graisse et par des lamelles dépourvues de mouvement. A la face, aú contraire, les muscles sont sous la peau et s'implantent sur elle, même chez les individus chargés d'embonpoint. Par conséquent la peau du visage est soumise à un mouvement propre et direct; et comme les muscles qui le produisent sont nombreux et répandus partout, il n'est

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