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forces propres pour lui en donner qui lui foient étrangeres & dont il ne puiffe faire usage fans le fecours d'autrui. Plus ces forces naturelles font mortes & anéanties, plus les acquifes font grandes & durables, plus auffi l'institution eft folide & parfaite: Enforte que fi chaque Citoyen n'eft rien, ne peut rien, que par tous les autres, & que la force acquife par le tout foit égale ou fupérieure à la fomme des forces naturelles de tous les individus, on peut dire que la légiflation est au plus haut point de perfection qu'elle puiffe atteindre.

Le Législateur eft à tous égards un hom me extraordinaire dans l'État. S'il doit l'êtré par fon génie, il ne l'eft pas moins par fon emploi. Ce n'eft point magiftrature, ce n'eft point fouveraineté. Cet emploi, qui conftitue la République, n'entre point dans fa conftitution: c'est une fonction particuliere & fupérieure qui n'a rien de commun avec l'empire humain; car fi celui qui commande aux hommes, ne doit pas comman

der aux loix, celui qui commande aux loix ne doit pas non plus commander aux hommes; autrement fes loix, miniftres de fes paffions ne feroient fouvent que perpétuer ses injustices, & jamais il ne pourroit éviter que des vues particulieres n'altéraffent la fainteté de fon ouvrage.

Quand Lycurgue donna des loix à fa pa trie, il commença par abdiquer la Royauté. C'étoit la coutume de la plupart des vil les grecques de confier à des étrangers l'é tablissement des leurs. Les Républiques modernes de l'Italie imiterent fouvent cet ufa ge; celle de Geneve en fit autant & s'en trouva bien*. Rome dans fon plus bel âge vit renaître en fon fein tous les crimes de la Tyrannie, & se vit prête à perir, pour avoir réuni fous les mêmes têtes l'autorité

*Ceux qui ne confiderent Calvin que comme théologien, connoiffent mal l'étendue de fon génie. La redaction de nos fages Edits, à laquelle il eut beaucoup de part, lui fait autant d'honneur que fon inftitution. Quelque révolution que le temps puiffe amener dans notre culte, tant que l'amour de la patrie & de la liberté ne fera pa éteint parmi nous, jamais la mémoire de ce grand homme me ceffera d'y être en bénédiction,

législative & le pouvoir fouverain. Cependant les Décemvirs eux-mêmes në s'arroger ent jamais le droit de faire paffer aucune loi de leur feule autorité. Rien de ce que nous vous propofons, difoient-ils au peuple, ne peut paffer en Loi fans votre confentement. Romains, foyez-vous même les auteurs des Loix qui doivent faire votre bonheur.

Celui qui rédige les Loix, n'a donc ou ne doit avoir aucun droit législatif, & le peuple même ne peut, quand il le voudroit, fe dépouiller de ce droit incommunicable; par ce que felon le pacte fondamental il n'y a que la volonté générale qui oblige les par ticuliers, & qu'on ne peut jamais s'allurer qu'une volonté particuliere eft conforme à la volonté générale, qu'après l'avoir foumife aux fuffrages libres du peuple, J'ai dit cela, mais il n'eft pas inutile de le répéter.

Ainfi l'on trouve à la fois dans l'ouvra ge de la légiflation deux chofes qui femblent incompatibles; une entreprise au deffus de la force humaine, & pour l'exécuter une autorité qui n'eft rien,

Autre difficulté qui mérite attention. Les Lages qui veulent parler au vulgaire leur langage, au lieu du fien, n'en fçauroient être entendus. Or il y a mille fortes d'idées qu'il eft impoffible de traduire dans la langue du peuple. Les vues trop générales & les objets trop éloignés font également hors de fa portée; chaque individu ne goûtant d'autre plan de gouvernement que celui qui fe rapporte à fon intérêt particulier apperçoit difficilement les avantages qu'il doit retirer des privations continuelles qu'impofent les bonnes loix. Pour qu'un peuple maiflant pût goûter les faines maximes de la politique, & fuivre les regles fondamentales de la raifon d'Etat, il faudroit que l'effet pût devenir la caufe? que l'efprit focial, qui doit être l'ouvrage de l'inftitution, préfidât à l'institution même, & que les hommes fuffent avant les loix ce qu'ils doivent devenir par elles. Ainfi donc le Légiflateur ne pouvant employer ni la force ni le raisonnement, c'est une néceffité qu'il recoure à une autorité d'un autre ordre,

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qui puiffe entraîner la violence & perluas der fans convaincre.

Voilà ce qui força de tout tems les peres des nations de récourir à l'intervention du Ciel, & d'honorer les Dieux de leur pro pre sagesse; afin que les peuples,foumis aux loix de l'Etat, comme à celles de la natu re, & reconnoiffant le même pouvoir dans la formation de l'homme & dans celle de la Cité obéiffent avec liberté, & portaf fent docilement le joug de la félicité publi

que.

Cette raison fublime qui s'éleve au-deffus de la portée des hommes vulgaires, eft cel le dont le Légiflateur met les décisions dans la bouche des immortels, pour entraîner par l'autorité divine ceux que ne pourroir ébranler la prudence humaine *. Mais il n'appartient pas à tout homme de faire parler les Dieux, ni d'en être cru quand il s'an◄

*Everamente, dit Machiavel, mai non fù alcuno ordina tore di leggi ftraordinarie in un populo, che non ricorreffe a Dio, perche altrimenti non farebbero accettate; perche fono molti beni connosciuti da uno prudente, i quali non hanno in je raggioni eridenti da potergli perfuadere ad altrui. Difcorli fopra Tiro Livio. I. I. c. XI.

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