Page images
PDF
EPUB

le peuple François ne vécut heureux & nombreux dans une honnête & libre aifance. Autrefois la Grece fleuriffoit au fein des plus cruelles guerres; le fang y couloit à flots, & tout le Pays étoit couvert d'hommes. Il fembloit, dit Machiavel, qu'au milieu des meurtres, des profcriptions, des guerres civiles, notre République en devint plus puiffante; la vertu de fes Citoyens, leurs mœurs, leur indépendance avoient plus d'effet pour la renforcer, que toutes fes diffentions n'en avoient pour l'affoiblir. Un peu d'agitation donne du reffort aux ames, & ce qui fait vraiment profperer l'efpéce, eft moins la paix que la liberté.

CHAPITRE

X.

De l'abus du Gouvernement, & de fa pento

COMME

à dégénérer.

COMME la volonté particuliere agit fans cefle contre la volonté générale, ainfi le Gouvernement fait un effort continuel contre la Sonveraineté. Plus cet effort augmen te, plus la conftitution s'altére, & comme I n'y a point ici d'autre volonté de corps qui réfiftant à celle du Prince faffe équilibre avec elle, il doit arriver tôt ou tard que le Prince opprime enfin le Souverain & rompe le traité focial. C'est-là le vice inhérent & inévitable qui dès la naiffance du corps politique, tend fans relâche à le détruire, de même que la vieilleffe & la mort détruisent enfin le corps de l'homme.

Il y a deux voies générales par lesquelles un gouvernement degenere; fçavoir, quand il fe refferre, ou quand l'État fe diffout.

Le Gouvernement fe refferre, quand il passe du grand nombre au petit, c'est-à-dire

de la Démocratie à l'Ariftocratie, & de l'A riftocratie à la Royauté. C'est-là son incli naison naturelle *. S'il rétrogradoit du petit nombre au grand, on pourroit dire qu'il se

* La formation lente & le progrès de la Ré publique de Venife dans fes langues, offre un exemple notable de cette fucceffion; & il eft bien étonnant que depuis plus de douze cens ans les Vénitiens femblent n'en être encore qu'au fecond terme, lequel commençà au Serrar di Configlio, en 1198. Quand aux anciens Ducs qu'on leur reproche, quoiqu'on puiffe dire le Squirinio della liberta Veneto, il eft prouvé qu'ils n'ont point été leurs Souverains.

On ne manquera pas de m'objecter la Répu blique Romaine qui fuivit, dira-t'on, un progrès tout contraire, paffant de la Monarchie à l'Ariftocratie, & de l'Ariftocratie à la Démocratie. Je fuis bien éloigné d'en penfer ainfi.

Le premier établiffement de Romulus fut un Gouvernement mixte qui degénera promptement en Defpotifme. Par des caufes particulieres l'Etat périt avant le temps, comme on voit mourir un nouveau-né avant d'avoir atteint liâge d'homme. Lexpulfion des Tarquins fut la véritable époque de la naiffance de la République. Mais elle ne prit pas d'abord une forme conftante, parce qu'on ne fit que la moitié de l'ouvrage en n'aboliffant pas le patriciat. Car de cette maniere l'Ariftocratie hereditaire, qui eft le pire des adminiftrations légitimes, reftant en conflit avec la Démocratie, la forme du Gouvernement toujours incertaine & flotante ne

[ocr errors][ocr errors]

relâche, mais ce progrès inverse est impos fible.

En effet, jamais le gouvernement ne chang

:

fut fixée, comme l'a prouvé Machiavel, qu'à l'établiffement des Tribuns; alors feulement il eut un vrai Gouvernement & une véritable Démocratie en effet, le peuple alors n'étoit pas feulement Souverain, mais auffi magiftrat & juge; le Sénat n'étoit qu'un tribunal en fousordre pour tempérer ou concentrer le Gouvernement, & les confuls eux-mêmes, bien que Patriciens, bien que premiers Magiftrats, bien que Généraux abfolus à la guerre, n'étoient à Rome que les Préfidents du peuple.

Dès lors on vit aufli le Gouvernement prendre fa pente naturelle & tendre fortement à l'Ariftocratie. Le Patriciat s'aboliffant comme de lui-même, l'Ariftocratie n'étoit plus dans le corps des Patriciens comme elle eft à Venise & à Genes, mais dans le corps du Sénat compofé de Patriciens & de Plébéiens, même dans le corps des Tribuns quand ils commencerent d'ufurper une puiffance active : [ car les mots ne font rien aux chofes ], & quand le peuple a des chefs qui gouvernent pour lui, quelque nom que portent ces chefs, c'est toujours une Ariftocratie.

De l'abus de l'Ariftocratie nâquirent les guerres civiles & le Triumvirat. Sylla, JulesCefar, Augufte devinrent dans le fait de véri tables Monarques, & enfin fous le Defpotifine de Tibere l'Etat fut diffout. L'Hiftoire Romaine ne dément donc pas mon principe; elle le confirme.

ge de forme que quand fon reffort ufé le laiffe trop affoiblir pour pouvoir conferver la fienne. Or, s'il se relâchoit encore en s'étendant, fa force deviendroit tout-à-fait nulle, & il fubfifteroit encore moins. Il faut donc remonter & ferrer le reffort à mesure qu'il céde, autrement l'État qu'il soutient, tomberoit en ruine.

Le cas de la diffolution de l'État peut are river de deux manieres.

Premierement quand le Prince n'adminif tre plus l'État felon les loix & qu'il ufurpe le pouvoir fouverain. Alors, il se fait un changement remarquable, c'est que, non pas le Gouvernement, mais l'État fe refferre; je veux dire que le grand État fe diffout, & qu'il s'en forme un autre dans celui-là, compofé feulement des membres du Gouvernement, & qui n'eft plus rien au reste du peuple que fon maître & fon tyran. De forte qu'à l'instant que le Gouvernement ufurpe la Souveraineté, le pacte focial eft rompu, & tous les fimples Citoyens, rentrés de droit dans leur liberté naturelle, font forcés, mais non pas obligés d'obéir.

« PreviousContinue »