Sans que de deux amants au tyran immolés, Il te reste aucun fruit que la honte et la rage Qu'un remords inutile allume en ton courage.
Euphorbe, c'est l'effet de tes lâches conseils; Mais que peut-on attendre enfin de tes pareils? Jamais un affranchi n'est qu'un esclave infâme; Bien qu'il change d'état, il ne change point d'âme; 1410 La tienne, encor servile, avec la liberté
N'a pu prendre un rayon de générosité:
Tu m'as fait relever une injuste puissance;
Tu m'as fait démentir l'honneur de ma naissance;
Mon cœur te résistait, et tu l'as combattu Jusqu'à ce que ta fourbe ait souillé sa vertu. Il m'en coûte la vie, il m'en coûte la gloire, Et j'ai tout mérité pour t'avoir voulu croire; Mais les Dieux permettront à mes ressentiments De te sacrifier aux yeux des deux amants, Et j'ose m'assurer qu'en dépit de mon crime Mon sang leur servira d'assez pure victime, Si dans le tien mon bras, justement irrité, Peut laver le forfait de t'avoir écouté.
Prends un siège, Cinna, prends, et sur toute chose 1425 Observe exactement la loi que je t'impose:
Prête, sans me troubler, l'oreille à mes discours; D'aucun mot, d'aucun cri, n'en interromps le cours; Tiens ta langue captive; et si ce grand silence
A ton émotion fait quelque violence,
Tu pourras me répondre après tout à loisir: Sur ce point seulement contente mon désir.
Je vous obéirai, Seigneur.
De garder ta parole, et je tiendrai la mienne.
Tu vois le jour, Cinna; mais ceux dont tu le tiens 1435 Furent les ennemis de mon père, et les miens: Au milieu de leur camp tu reçus la naissance;
Et lorsque après leur mort tu vins en ma puissance, Leur haine enracinée au milieu de ton sein
T'avait mis contre moi les armes à la main; Tu fus mon ennemi même avant que de naître, Et tu le fus encor quand tu me pus connaître, Et l'inclination jamais n'a démenti
Ce sang qui t'avait fait du contraire parti: Autant que tu l'as pu, les effets l'ont suivie. Je ne m'en suis vengé qu'en te donnant la vie; Je te fis prisonnier pour te combler de biens: Ma cour fut ta prison, mes faveurs tes liens; Je te restituai d'abord ton patrimoine; Je t'enrichis après des dépouilles d'Antoine, Et tu sais que depuis, à chaque occasion, Je suis tombé pour toi dans la profusion. Toutes les dignités que tu m'as demandées, Je te les ai sur l'heure et sans peine accordées; Je t'ai préféré même à ceux dont les parents
Ont jadis dans mon camp tenu les premiers rangs, A ceux qui de leur sang m'ont acheté l'empire, Et qui m'ont conservé le jour que je respire. De la façon enfin qu'avec toi j'ai vécu,
Les vainqueurs sont jaloux du bonheur du vaincu. 1460 Quand le ciel me voulut, en rappelant Mécène, Après tant de faveur montrer un peu de haine, Je te donnai sa place en ce triste accident, Et te fis, après lui, mon plus cher confident. Aujourd'hui même encor, mon âme irrésolue Me pressant de quitter ma puissance absolue, De Maxime et de toi j'ai pris les seuls avis, Et ce sont, malgré lui, les tiens que j'ai suivis. Bien plus, ce même jour je te donne Émilie, Le digne objet des vœux de toute l'Italie, Et qu'ont mise si haut mon amour et mes soins,
Qu'en te couronnant roi je t'aurais donné moins. Tu t'en souviens, Cinna: tant d'heur et tant de gloire Ne peuvent pas si tôt sortir de ta mémoire ; Mais ce qu'on ne pourrait jamais s'imaginer, Cinna, tu t'en souviens, et veux m'assassiner.
Moi, Seigneur! moi, que j'eusse une âme si traîtresse; Qu'un si lâche dessein...
Tu tiens mal ta promesse :
Sieds-toi, je n'ai pas dit encor ce que je veux; Tu te justifieras après, si tu le peux. Écoute cependant, et tiens mieux ta parole.
Tu veux m'assassiner demain, au Capitole, Pendant le sacrifice, et ta main pour signal Me doit, au lieu d'encens, donner le coup fatal; La moitié de tes gens doit occuper la porte, L'autre moitié te suivre et te prêter main-forte. Ai-je de bons avis, ou de mauvais soupçons? De tous ces meurtriers te dirai-je les noms? Procule, Glabrion, Virginian, Rutile, Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile, Maxime, qu'après toi j'avais le plus aimé; Le reste ne vaut pas l'honneur d'être nommé : Un tas d'hommes perdus de dettes et de crimes, Que pressent de mes lois les ordres légitimes, Et qui désespérant de les plus éviter,
Si tout n'est renversé, ne sauraient subsister. Tu te tais maintenant, et gardes le silence, Plus par confusion que par obéissance.
Quel était ton dessein, et que prétendais-tu Après m'avoir au temple à tes pieds abattu? Affranchir ton pays d'un pouvoir monarchique? Si j'ai bien entendu tantôt ta politique, Son salut désormais dépend d'un souverain Qui pour tout conserver tienne tout en sa main; Et si sa liberté te faisait entreprendre,
Tu ne m'eusses jamais empêché de la rendre;
Tu l'aurais acceptée au nom de tout l'État,
Sans vouloir l'acquérir par un assassinat.
Quel était donc ton but? D'y régner en ma place? D'un étrange malheur son destin le menace,
Si pour monter au trône et lui donner la loi Tu ne trouves dans Rome autre obstacle que moi, Si jusques à ce point son sort est déplorable, Que tu sois après moi le plus considérable, Et que ce grand fardeau de l'empire romain Ne puisse après ma mort tomber mieux qu'en ta main. Apprends à te connaître, et descends en toi-même : On t'honore dans Rome, on te courtise, on t'aime, Chacun tremble sous toi, chacun t'offre des voeux, Ta fortune est bien haut, tu peux ce que tu veux; Mais tu ferais pitié même à ceux qu'elle irrite, Si je t'abandonnais à ton peu de mérite. Ose me démentir, dis-moi ce que tu vaux, Conte-moi tes vertus, tes glorieux travaux, Les rares qualités par où tu m'as dû plaire, Et tout ce qui t'élève au-dessus du vulgaire. Ma faveur fait ta gloire, et ton pouvoir en vient: Elle seule t'élève, et seule te soutient;
C'est elle qu'on adore, et non pas ta personne:
Tu n'as crédit ni rang qu'autant qu'elle t'en donne, 1530
« PreviousContinue » |