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mieux quel prix vous attachez à une bonne intention; cela même (puisque enfin l'on sait bien quel noble sens a dans votre esprit le mot d'utilité), cela même sera pour nos concitoyens un enseignement utile.

Je ne veux pas plus longtemps, monsieur, vous parler de vous-même; et mon respect ira jusqu'à supprimer tout ce que mon cœur, touché de vos précieuses bontés, voudrait vous exprimer ici de reconnaissance et d'attachement. Vous préférez, j'en suis sûr, à mes remerciments les idées générales, quelles qu'elles puissent être, que je joindrai à mon hommage. Elles concourent, ce me semble, au but de mon livre, en sont l'introduction naturelle, et pourront tirer quelque autorité de la place que vous me permettez de leur donner.

La littérature est encore aujourd'hui comptée parmi les objets de l'instruction supérieure; et, bien que sa notion soit devenue un peu vague, et se noie, à ses limites, dans tout ce qui l'entoure et devait la circonscrire, il reste encore dans la nouvelle idée assez de l'ancienne, assez de spécialité nette et saisissable, pour qu'on sache à peu près de quoi l'on va s'occuper quand on ouvre un livre sur la littérature. S'il est difficile de dire précisément ce qui appartient ou n'appartient pas à la littérature, cette difficulté, à vrai dire, a toujours plus ou moins existé ; la littérature vit de tout, lève sur toutes choses un tribut,

Et, semblable à l'abeille en nos jardins éclose,
De différentes fleurs elle assemble et compose
Le miel qu'elle produit.

Elle n'est pas tant une science à part que le lien commun, l'interprète mutuel de toutes les sciences; elle réduit toutes les idées à l'unité de sa forme, ou les passe toutes à son filtre, qui ne laisse traverser que ce qu'eiles ont de plus général et de plus simplement humain. A la lettre, on doit dire qu'elle humanise la science, ou qu'elle

rend propre à l'humanité ce qui n'était convenable d'abord qu'à une certaine partie de cette humanité, à tel ou tel groupe séparé des autres et resserré en soi par le fait d'un goût particulier, d'une faculté dominante, ou d'une étude à part. Elle extrait de chaque spécialité, apanage de quelques-uns, ce qui peut être à la portée et à l'avantage de tous. Je n'ai pas besoin de dire que ce mot tous doit se prendre en un sens relatif et restreint; j'aurais plutôt besoin de faire observer que ce sens ou cette application n'est pas aussi restreinte que bien des gens pourraient le penser.

Infatigable messagère, elle va donc de l'humanité vers ces groupes dont j'ai parlé, et de ces groupes vers l'humanité; elle demande à la science des idées générales, pour en grossir ce fonds que l'humanité entretient et renouvelle sans cesse, puis elle retourne vers la science, et lui porte des idées humaines dont la science profite à son tour. Elle rapporte aux dépôts du vrai et de l'utile, cet utile et co vrai traduits sous l'aspect du beau; du beau, qui est sa forme, son objet, l'émanation la plus pure de la pensée, et, peut-être, le vrai dans toute sa vérité, dans toute sa lumière, avec tous ses reflets. Car la pensée humaine ne se satisfait pas à moins; et le beau est à ses yeux, sinon la dernière cime, du moins le complément nécessaire du bon et du vrai.

La littérature donc ne défaillira point, tant que ne défailliront point la pensée, par qui elle vit, et la société, pour qui elle subsiste. La littérature est le résultat idéal de la civilisation, dont elle dit l'état intérieur, comme un parfum trahit la présence et la nature d'un objet odorant. Elle sera toujours l'asile, le lieu, le rendez-vous de toutes les pensées très-généralement humaines, dégagées d'applications trop spéciales, de détails trop techniques, et, s'il faut tout dire, d'utilités trop immédiates. Elle occu

pera toujours un coin dans l'intelligence, une place dans l'intérêt des sociétés civilisées. Elle achèvera toujours, et même elle commencera la culture de l'homme, en qui elle fera fleurir, avant tous les autres éléments, le pur élément humain. On pourra bien, à différentes époques, donner différents motifs à cette étude; on l'expliquera de différentes manières; et dans les meilleurs temps, on ne l'expliquera point; mais toujours cette étude aura son temps et son rang dans la vie ; et tel sera son charme, que les hommes mêmes qui auront trouvé ou seront sûrs de trouver ailleurs une gloire solide, envieront ou regretteront, comme la meilleure, celle que donne l'étude des lettres, humaniores literæ !

Il y aurait beaucoup à dire, beaucoup de choses tristes, inattendues peut-être, sur cette étude, sur son danger, sur l'amertume de ses fruits; on pourrait dire que par cela même qu'elle exprime la pure humanité, par cela seul qu'elle est l'homme même ( car ce que Buffon a dit du style peut se transporter à la littérature), elle doit présenter de cruels stigmates, révélateurs de notre déchéance. On devrait ajouter encore que, n'exerçant l'homme que sur lui-même, le faisant la substance de ses propres essais, l'agitant, le passionnant pour qu'il puisse peindre des agitations et des passions, elle remue et secoue en lui toute une nature mélangée, où le bien et le mal s'entrechoquent, où le bien est toujours corrompu par le mal; qu'elle irrite en lui tout ce qu'il faudrait apaiser, qu'elle exaspère sa sensibilité jusqu'à la rendre furieuse, son amour-propre jusqu'à le rendre féroce; que ses plus beaux dons sont presque toujours envenimés; que son nectar enivre tout premièrement ceux qui l'expriment et le distribuent; que peu de vies littéraires éclatantes ont été honorables, ou même simplement honnêtes, et que les plus grands parmi ces ministres du beau idéal, ont été

des martyrs de leur art, mais des martyrs vers qui se porte sans empressement une pitié boiteuse, une pitié sans respect.

Ces considérations, qui nous entraînent rapidement vers les grandes questions que l'Évangile a, d'un même coup, posées et résolues, m'éloigneraient du sujet que je me suis proposé de traiter, et auquel je n'ai à donner que peu de temps et d'espace. « Un vase impur aigrit la plus douce liqueur. » La littérature devient, dans le cœur de l'homme, tout ce qu'avec douleur nous avons fait entrevoir. Mais quoi que l'homme en fasse, elle est dans l'homme, elle est l'homme lui-même; refuser à l'homme cette partie de son activité intérieure, c'est lui refuser l'aliment qui le fait vivre, l'élément qui le complète ; une société sans lettres (si paradoxal que cela puisse sembler) serait une société sans lumières, sans morale, sans sociabilité, et même sans religion; non pas, à la vérité, que la littérature crée aucune de ces choses; mais elle les accompagne, et elle en est tellement la condition qu'on ne les conçoit point sans elle.

Je ne sais jusqu'à quel point on pourrait être savant sans être lettré; on ne trouvera pas, du moins, qu'aucun homme de premier rang dans la science ait été absolument sans lettres, et en revanche on rencontrera souvent le génie scientifique orné d'une grande supériorité littéraire. Du reste c'est bien de la littérature qu'on peut dire qu'elle court les rues, et qu'elle est dans l'air qu'on respire. Par sa nature, elle est plus propre que la science à se répandre et à couler dans la société; elle ne se contient pas comme la science dans certaines limites inviolables; l'algèbre ne se mêle pas « à l'air que l'on respire; » les lettres ont quelque chose de plus expansif et de plus volatil; elles s'unissent à tout; tout s'imprègne d'elles plus ou moins; il y a, dans la société, une sorte d'enseignement

littéraire en permanence, irrégulier, sans forme et même sans nom, réel pourtant, et qu'à une certaine hauteur sociale chacun subit plus ou moins. Aucun homme qui ne l'aurait point reçu ou point accepté, ne passerait pour cultivé; ce mot correspond à celui de littérature; et à vrai dire, la science enseigne, instruit ; mais il n'y a que l'application réfléchie et curieuse de la parole humaine, il n'y a que la littérature, qui cultive.

Régulariser, compléter, assurer cette culture, est un devoir de quiconque désire en soi-même ou chez les autres un développement complet et bien proportionné de toutes les forces de l'homme. A prendre même en un sens très-général, mais toujours vrai, ce mot de littérature, la littérature ne cultive pas les seules classes à qui la Providence a accordé des loisirs. L'instruction primaire a sa partie littéraire, qui, bien que trop peu développée encore, ne laisse pas de porter des fruits; la grammaire est sur le chemin de la littérature, dont elle est même le plus ancien nom; il ne faut la prolonger que de bien peu en ligne directe pour la faire devenir de la littérature; de limite proprement dite, au fait il n'y en a point; dès la grammaire, et au delà, c'est toujours, et toujours davantage, la parole humaine travaillant sur elle-même, exerçant ses forces, tirant, par sa magique puissance, tout l'homme de son secret, éclairant, vivifiant, créant tout un monde de faits par cela seul qu'elle les nomme, illuminant des profondeurs où l'homme, sans son secours, n'eût jamais plongé ses regards; décomposant, si l'on peut dire ainsi, ces masses de la vie intérieure, les divisant en rameaux flexibles, assouplissant l'àme, et la préparant à se mieux prêter à toutes les formes et aux contours les plus délicats des événements et des choses; douant l'homme, en un mot, d'une vie relative plus complète, plus exquise, dont le développement intime profite à tous ses autres développe

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