Page images
PDF
EPUB

ments plus extérieurs. L'enseignement grammatical, en le réduisant à une explication plus psychologique et tout aussi simple, non des règles, comme on dit toujours, mais des faits de la langue maternelle, forme, avec l'enseignement de la religion (car rien n'est plus harmonique, mieux apparenté que ces deux études), la base vraie de la culture de notre peuple et de tout peuple. Une société qui ne sent pas sa religion et qui ne sait pas sa langue, n'est pas dans les termes d'une civilisation véritable.

Cette question, rencontrée en passant, me touche assez pour qu'elle pût aisément me faire oublier tout le reste. Pourtant mon objet principal est la littérature proprement dite; et c'est une classe particulière de la société que j'ai en vue, et même dans cette classe, un certain nombre de personnes, les jeunes gens que leur destination applique à toutes les branches générales de l'instruction académique. La littérature en est une principale ; et cette branche elle-même, ramifiée, porte à la fois leur étude vers les productions littéraires du génie antique et du génic français. C'est à ce dernier rameau que je m'attache aujourd'hui.

Nous étonnerons peut-être ces jeunes hommes en leur disant que cet enseignement littéraire, tout empirique et tout de hasard, dont nous parlions tout à l'heure, et auquel, dans une certaine région sociale, aucun homme n'échappe, est précisément l'enseignement que se donnent la plupart d'entre eux. Avec un peu plus de prétention que l'homme de comptoir, mais non pas, je crois, avec plus de sûreté, ils font de la littérature, et ne l'étudient point. S'ils se croient peut-être mieux gardés que cet homme contre les séductions de leurs lectures, ils se trompent. L'influence de leurs connaissances acquises et des habitudes de leur vie est moins forte à leur avantage que ne l'est, au sien une vie habituellement retenue sur

ses ancres par le maniement d'affaires positives, d'intérêts matériels, de devoirs qui ont un nom. Leurs devoirs, à cux, c'est à peine s'ils ont un nom; s'instruire, se cultiver, voilà leur obligation générale, trop générale peut-être ; et comme pour des esprits d'un certain ordre, ce devoir est un plaisir, il est à craindre que le devoir ne s'absorbe dans le plaisir, et qu'une vie ainsi occupée ne se dépouille de cette empreinte sévère et précise que toute vie doit avoir. Un certain vague dans la notion de la vie et du devoir est certainement l'un des écueils de cette première jeunesse; on ne saurait y remédier par trop de moyens; et puisque les emplois de la vie académique sont dictés, et ne peuvent faire place à d'autres, on ne saurait du moins, en les conservant, leur donner trop de lest, par la sévérité des formes et par la régularité du travail.

A cet age donc (à moins qu'un guide ne soit là), le goût littéraire se détourne, s'égare vers des jouissances qui ne sont qu'à moitié littéraires. Dans la première effervescence de l'âme et des passions, penser n'est que la plus faible moitié de vivre; et dans la pensée même, c'est la vie qu'on cherche, c'est-à-dire l'émotion, une émotion vive, fût-elle même douloureuse. Ceci déjà, mes chers amis, déborde la littérature; elle n'a pas, elle n'accepte pas de telles émotions; et quoique vous les deviez à des productions littéraires, je ne tiens pas ces émotions pour littéraires à cause de cela. Il y a deux choses dans la littérature du temps: la littérature, soit, mais le temps aussi, le temps surtout; c'est-à-dire tout ce qu'on aime, on sent, on souffre, on espère autour de vous; tout ce que vousmêmes vous aimez, vous sentez, vous souffrez et vous espérez; une vie trop réelle, trop saisissante, pour être de la littérature. Les émotions littéraires sont d'une autre sorte; humaines, j'en conviens, et comment non, puisque la littérature c'est l'homme? humaines, mais non contem

poraines, présentes, individuelles ; ce qui reçoit en nous l'impression littéraire, c'est moins l'individu que l'homme; c'est dans les parties les plus générales de notre être que nous sommes atteints; et une émotion qui trouble l'âme, qui y jette l'incertitude et le désordre, qui réagit trop immédiatement sur la vie, n'est pas une émotion purement littéraire.

Ce n'est pas que je prétende condamner les autres émotions, bien au contraire; ce n'est pas que je veuille composer la vie d'impressions sans conséquence, et d'intuitions sans résultat; mais je ne veux pas non plus, cette vie, la livrer dès son aurore à toutes les impressions que l'art, fortifié des préoccupations actuelles, peut produire sur de jeunes àmes; mais je ne veux pas davantage dénaturer le sens littéraire, en lui faisant mêler ce qui ne doit pas être mêlé, l'humain et l'individuel, l'actuel et l'immuable; mais je ne veux pas qu'il prenne pour un moyen de culture tout ce qui l'impressionne vivement; je ne veux pas qu'il se jette dans cette hérésie où périt tout art, dans l'erreur qui consiste à mesurer le mérite d'une production littéraire à la violence des sensations qu'elle excite. Le propre de l'émotion vraiment littéraire, c'est de laisser de la place et de l'emploi à la pensée; c'est de s'aider même du concours de la pensée. La jouissance littéraire est humaine, je le répète encore; elle intéresse, elle remue tout l'homme; elle n'en laisse rien d'oisif et d'inoccupé : mais elle est éminemment intellectuelle; et par-dessus toutes les impressions, elle fait planer, sereine et dominante, la pensée, environnée et soutenue de toutes ses puissances.

A ce compte, me direz-vous, la littérature du jour ne serait donc pas de la littérature. Je n'ai pas dit cela, mais je dis qu'elle n'est pas purement littéraire au moment où elle apparaît; je dis qu'elle ne peut pas l'être, et qu'au

:

cune i.ttérature ne l'a été au temps même où elle s'établissait elle le devient peu à peu; elle l'est à distance; alors que, peu à peu refroidie, elle se laisse manier sans risque; ou plutôt alors qu'ayant laissé tomber tout ce qui la retenait trop étroitement, trop vivement unie au temps qui la vit naître, elle cesse d'être actuelle et n'est plus qu'humaine. Il fallait bien, sans doute, qu'elle fût actuelle; une littérature abstraite ne se conçoit pas; elle n'est vraie, elle n'est humaine qu'à condition de n'être pas abstraite; et le caractère dont elle se dépouille plus tard par le seul effet du temps, lui fut nécessaire d'abord; autrement elle ne naissait pas viable. Notre littérature aussi deviendra littéraire; et alors elle sera, mais pour nos petits-fils seulement, un moyen de culture. Aujourd'hui, elle n'est guère, pour nos jeunes gens, qu'un moyen de jouissance. Et ce que je désire aujourd'hui, ce n'est pas absolument de les y faire renoncer; je suis loin d'exiger qu'ils ne soient pas de leur temps, et que l'actuel soit sans valeur à leurs yeux; ma prétention ne va pas plus loin qu'à fixer le point de vue d'où ils doivent envisager la littérature vivante; et je croirais avoir gagné beaucoup en leur persuadant que lire, savourer, et même peut-être imiter les romans et les poëmes du jour, ce n'est pas faire, encore moins étudier, de la littérature.

Laissons donc ceux qui viendront après nous chercher une partie de leur culture littéraire dans cette littérature qui nait et palpite sous nos yeux; séparée alors des passions et des intérêts actuels qui lui donnent sur nous une dangereuse puissance et par là même affaiblissent son caractère littéraire, elle pourra leur profiter à certains égards; mais, par le même principe, cherchons plus haut, plus loin, notre littérature d'étude, notre étude littéraire. Du moins, qu'une littérature surveille l'autre; que notre étude surveille nos jouissances; soyons de notre temps par nos émotions

les plus vives; par notre esprit, soyons de tous les temps. A la vérité, le choix n'est pas arbitraire; ce n'est pas assez qu'une littérature appartienne au passé; tout mérite d'être étudié; tout instruit ; mais tout ne cultive pas : et il ne suffit pas qu'une littérature soit dégagée des passions de notre époque, pour être propre à notre dessein; c'est beaucoup, ce n'est pas tout encore. Et qui sait? peut-être des siècles plus anciens sont-ils plus parents, plus sympathiques au nôtre, plus contagieux pour nos âmes, et, par cela seul, moins littéraires, que des époques plus modernes. Peut-être aussi le littéraire d'une littérature n'est-il pas un caractère uniquement relatif, un fruit du temps, un effet de la perspective; peut-être certaines littératures ont-elles été actuelles en leur temps et humaines, sans être aussi profondément engagées et compromises dans les débats et dans les préoccupations de leur époque. Peut-être les temps de crise religieuse et politique, les jours du glorieux enfantement des saintes libertés et des grandes vérités, n'ont-ils pas été les plus littéraires. Peut-être le poëte lui-même, et non pas seulement son lecteur, a-t-il besoin de la distance, et peut-être le pur humain et le vrai beau se produisent-ils plutôt sous l'impression touchante mais calme du souvenir. L'humanité ne fait pas toutes choses à la fois; et pour l'ordinaire on ne la voit pas facere celebranda, celebrare facta.

Toutes les conditions, une seule exceptée, se trouvent réunies dans le trésor littéraire de l'antiquité. Elle sera longtemps encore la base de tout enseignement littéraire, et nous ne voyons, jusqu'à présent, rien qui la puisse rem placer. Parmi ses titres à notre étude assidue, elle en a deux, opposés l'un à l'autre sa distance (je ne reviens pas sur cette condition) et sa proximité. Elle fait valoir le second de ces titres contre toute littérature qui, produi sant le premier, chose bien facile, se prévaudrait, en

« PreviousContinue »