Page images
PDF
EPUB

La philosophie de l'esprit humain fut méthodiquement cultivée par CONDILLAC (1715-1780). L'Essai sur l'origine des connaissances humaines (1746), son premier ouvrage, contient le germe de ceux qu'il publia depuis. Dans le Traité des Sensations (1754), l'image d'une statue successivement pourvue de tous les sens lui sert à montrer de quelle manière, selon lui, naissent les idées. Il s'efforça de bonne foi, mais en vain, de faire sortir de la sensation l'idée du devoir; et, tout expert logicien qu'il était, il ne put dissimuler aux yeux les moins exercés le vide que sa théorie laissait entre ces deux termes. Dans la plupart de ses ouvrages, même dans ceux d'application, l'amour de la simplicité, le besoin de l'unité, l'ont conduit à de graves erreurs ; mais quel philosophe n'aspire pas à l'unité absolue? et qu'est-ce que la philosophie, sinon la recherche de l'unité, c'est-à-dire du secret de Dieu? Condillac a peut-être mieux servi la science dans ceux de ses ouvrages qui ont un but pratique. Son Art de penser et sa Logique renferment beaucoup de directions utiles, et le style en est d'une admirable lucidité. HELVÉTIUS (1715 — 1771), plus brillant, mais moins solide, est connu surtout par son livre de l'Esprit (1759). Son objet est de prouver que la sensibilité physique est la source de toutes nos pensées; que l'intérêt est le principe de tous nos jugements et de toutes nos actions; que les forces intellectuelles sont les mêmes chez tous les hommes bien organisés ; que les passions sont l'unique moyen de tout développement d'où il suit, selon Helvétius, qu'élever un homme c'est cultiver ses passions 1.

[ocr errors]

1 Sur Helvétius, voir la notice insérée par M. Lémontey dans la Galerie française (et dans la Revue encyclopédique, tome XIX, page 290). Voy. aussi les OEuvres de l'abbé Arnaud. — Le livre de l'Esprit renferme des vues grandes, qui, pour être utiles et salutaires, n'auraient besoin que d'être séparées de la base que l'auteur leur a donnée. Le quatrième Discours présente une analyse méthodique et pleine de sagacité des différentes formes ou facultés de l'esprit. Le style d'Helvétius est ingénieux et brillant, mais ordinairement sans chaleur, excepté dans la peinture des sensations. Les ornements du langage sont presque toujours empruntés à cet ordre d'idées; il y a un rapport remarquable entre la doctrine d'Helvétius et son style. Peut-être le livre de l'Esprit dut une partie de son succès au grand nombre d'anecdotes piquantes, bien amenées et encore mieux racontées, dont l'autcur a semé son ouvrage.

Aucun des ouvrages très-divers de DIDEROT (1714-1784) ne se distingue par la méthode, à moins que l'enthousiasme ne passe pour une méthode. Cet enthousiasme, qui n'est pas un instrument philosophique, peut du moins être la source de grandes beautés de style, et il inspire à Diderot une foule d'expressions originales et audacieuses dignes d'orner la vérité. Après avoir, dans l'Essai sur le mérite et la vertu (1745), cherché ȧ prouver que «< la vertu est presque indivisiblement attachée à l'idée de Dieu,» il attaqua indirectement la révélation dans ses Pensées philosophiques (1746). Trois ans après, il soutenait dans sa Lettre sur les aveugles (1749) que nos idées morales ne sont qu'un produit de notre organisation. Dans le Supplément au voyage de Bougainville, il invite l'homme social à s'emparer de la liberté des brutes, affranchit de toute règle le commerce des deux sexes, et proscrit le mariage. Les Pensées sur l'interprétation de la nature (1754) présentent, à côté de passages extravagants, de beaux traits de style et des élans d'imagination admirables. On en peut dire autant de la plupart des écrits de cet auteur, et notamment de l'Essai sur les règnes de Claude et de Néron (1779-1782), le plus considérable et l'un des plus célèbres. A n'envisager Diderot que littérairement, on peut dire qu'il eut plus de génie que de talent, et qu'il fut assez mauvais économe d'une grande fortune intellectuelle.

D'ALEMBERT (1717-1783) est connu, comme philosophe, par plusieurs essais répandus dans la collection de ses œuvres et dans l'Encyclopédie, mais principalement par le Discours préliminaire de ce grand ouvrage (1751). Ce discours est mis au rang des chefs-d'œuvre de l'époque. L'auteur y trace l'ordre généalogique des connaissances humaines, indique les limites. de chacune et ses rapports avec les autres, les caractères qui les distinguent dans notre esprit, et il élève l'arbre encyclopédique des sciences, distinct de l'ordre historique de leur développement; après quoi il expose l'histoire de la culture. intellectuelle en Europe depuis la renaissance des lettres. Ce discours est écrit d'un style austère sans roideur et noble avec simplicité; et, sans jamais sortir du langage propre. que réclame la philosophie, l'auteur rend parfaitement claires,

et, l'on peut dire, palpables, les idées les plus abstraites 1.

VOLTAIRE a philosophé dans tous ses ouvrages et sous toutes les formes. Il se rapproche le plus des formes de la discussion proprement dite dans son Dictionnaire philosophique2, ouvrage plein d'esprit et de vues intéressantes, mais où règnent trop souvent, dans les idées, une prévention obstinée, et dans le ton, une gaieté maligne et cynique. Métaphysique, morale, histoire des religions, politique, littérature, tout se rencontre dans ce recueil, où l'on dirait que Voltaire exploite pour son seul amusement ce qui a fait le tourment des plus hautes intelligences de tous les temps. Et quel amusement ! Le mépris de l'homme est au fond de tout ce que Voltaire a écrit sur l'homme et sur les choses humaines. Notre dignité lui est cachée, nos misères le frappent et le divertissent; il se complait dans leur énumération; il en ajoute d'imaginaires; l'homme n'apparait à ses yeux que comme une bête manquée, comme le produit d'une « sotte plaisanterie » du Créateur; et il salue d'un rire éclatant et cruel cette honteuse parodie de sa propre nature 3. Ainsi disposé, comment eùt-il atteint aux dernières profondeurs des questions philosophiques? En tout sujet de cet ordre, sa légèreté spécifique le retient près de la surface. Il comprenait tout ce qui se comprend avec l'esprit, et quand il

1 Citons encore ses Éléments de philosophie, où chaque science est caracté risée dans son objet et dans son esprit, et où les règles qui doivent présider à leur étude sont tracées d'une main ferme et prudente. Ce livre, où chaque page révèle un très-grand esprit, et dont le style n'est orné que de sa clarté, mais d'une clarté si vive qu'elle en est brillante, mérite à d'Alembert, trop peu apprécié par les littérateurs, une place distinguée au milieu d'eux. L'Essai sur les gens de lettres, plein d'observation et de traits piquants, peut sembler écrit avec un peu de rudesse ; mais il constate chez l'auteur une indépendance de caractère dont l'exemple n'était point alors assez commun pour la rendre peu méritoire chez d'Alembert.- 2 Commencé en 1760, et fort augmenté depuis. Si l'on veut chercher, hors de ce recueil, un morceau où Voltaire philosophe déploie ses plus mauvaises et ses meilleures parties, avec tout son talent d'écrivain, qu'on lise l'écrit intitulé: Il faut prendre un parti, ou te principe d'action (1774). — ≈ Ce que tout philosophe doit avoir, et ce qui a manqué à Voltaire, c'est « ce respect pour les grandes fins de la destinée « humaine, qui se garde de faire de la vie une farce ignoble, et de la scène du << monde un jeu sans but, une énigme dépourvue de sens. » H. Stapfer, Biographie Universelle, article Lichtenberg.

rencontre le vrai, nul n'y tombe, il faut le dire, plus perpendiculairement ; mais ce qui se comprend avec l'âme, c'est-àdire en tout sujet ce qu'il y a de plus profond et de plus sublime, lui a presque toujours échappé. Les préjugés de la civilisation, les apparences du sens commun, tels sont ses arguments en des questions qui touchent à l'infini; c'en est assez pour convaincre et subjuguer des esprits légers, déjà vaincus par le matérialisme. Mais avec un don de plus, avec la philosophie de l'âme, Voltaire n'était plus Voltaire; il fut, ainsi que beaucoup d'autres, fort de ce qu'il possédait et fort de ce qui lui manqua.

Entre les ouvrages didactiques de l'abbé de MABLY (1709-1783), nous distinguerons les Principes de morale (1774) et les Entretiens de Phocion (1765). Dans le premier de ces ouvrages, l'auteur étudie la constitution morale de l'homme, cherche à remonter au vrai principe de la morale (qui n'est, selon lui, que le désir éclairé du bonheur), et donne des préceptes sur la manière d'affermir la règle morale dans le cœur de l'homme. Son objet dans les Entretiens de Phocion est de déterminer le but et de poser la base de la saine politique, qui lui paraît devoir être fondée sur la morale. Son style est austère comme sa pensée, quelquefois amer, jamais passionné; avec plus d'émotion, et quelque poésie dans l'esprit, il rappellerait de loin J. J. Rousseau 1.

DUCLOS (1704-1772), dans ses Considérations sur les mœurs

1 Autres ouvrages de Mably, sur la morale des sociétés ou la politique générale : Des droits et des devoirs du citoyen, 1789; De la Législation, ou Principes des lois, 1776; Principes des négociations, 1757. On verra, en lisant le premier de ces ouvrages, que Rousseau n'a pas été le plus radical des publicistes de son siècle. Son génie a rendu plus aigus tous les traits qu'il a lancés et plus graves tous les coups qu'il a portés; mais à tout prendre, il a, mieux que Mably, compté avec le présent, avec l'avenir et avec la nature humaine ; il fait des réserves, il a des appréhensions qu'on ne trouve pas chez ce dernier; et le manifeste de la révolution est bien moins dans le Contrat social que dans le livre sur les Droits et les Devoirs du citoyen. Du reste les deux auteurs pèchent par méconnaitre le grand dogme de la chute; méconnaitre la chute, c'est se condamner à l'erreur sur tous les faits humains et sociaux; reconnaitre ces faits, c'est admettre implicitement la chute première. Ce grand fait, bien conçu, ménage et favorisc plus que tout autre système le double intérêt de l'ordre et de la liberté.

de son siècle (1751), n'est pas peintre comme la Bruyère ; il dessine avec finesse. Étranger à la vive préoccupation des esprits contemporains, les questions fondamentales l'inquiètent peu il s'attache seulement à démêler le jeu secret des passions dans une société polie et corrompue. La concision piquante de l'expression fait l'agrément du style de son ouvrage, où chaquc phrase est une sentence, et, parmi tous les livres, celui peutêtre où il y a le plus d'esprit dans le moins d'espace.

VAUVENARGUES (1715-1747) fut, à plusieurs égards, le Pasca? du xviie siècle. Sérieux par caractère et par l'effet d'une vie de souffrances, il ne pouvait avoir ni l'emportement, ni la disposition moqueuse, ni l'esprit de coterie des philosophes de son temps. Il fut, dans ce vaste courant de l'opinion, aussi individuel et indépendant qu'il était possible à un homme de l'être. On a de lui une Introduction à la connaissance de l'Esprit humain, suivie de réflexions et de maximes (1746) 1. Il ne va point, comme les moralistes métaphysiciens ou religieux, prendre l'homme sur les bords de l'infini et le mesurer aux desseins de son Auteur. Il le mesure à cette vie et à la société. Mais, sincère et par conséquent vrai dans ce point de vue borné, il a une foule de tangentes à la vérité chrétienne, vers laquelle de secrètes convenances semblaient souvent l'attirer. Les éléments épars dans son livre se peuvent ramener aux maximes suivantes : « La vertu n'est pas tant l'adhésion à une loi qu'une inclination généreuse, une certaine bonté et vigueur de l'âme; la vertu est un amour. Les principes de la vertu sont dans la nature, non dans la coutume ni dans la raison. Considéréc dans son essence, la vertu est le sacrifice de l'intérêt particulier à l'intérêt général; jamais ce dernier intérêt ne saurait être servi par les vices; jamais non plus la vertu n'aboutit au mal de celui qui la pratique. La vertu consiste dans l'action, que rien ne supplée, dont rien ne dispense. L'action n'aurait point lieu sans les passions. La plus féconde de toutes, la plus analogue à la vertu, c'est l'amour de la gloire. C'est cet amour, et non la pensée de la mort, qu'il faut proposer à l'homme : la pensée de la mort fait oublier de vivre. » Si pourtant, comme il est pos

1 Une deuxième édition, préparée par l'auteur, parut après sa mort, en 1747.

« PreviousContinue »