Je ne demande point par quel heureux mystère, Chaque printemps vous voit plus belle que jamais, Tandis qu'au départ de Cérès
Vous nous offrez à peine une onde salutaire : Expliquez-moi plutôt les nouveaux sentiments Qui calment l'horreur de mes sens.
Quoi! ces tristes déserts, ces avides montagnes, L'aspect affreux de ces campagnes,
Devraient-ils inspirer de si doux mouvements? Ah! sans doute l'amour y fait briller encore Un rayon de ce feu que ressentit pour Laure Le plus fidèle des amants.
Pétrarque, auprès de vous, soupira son martyre, Pétrarque y chantait sur sa lyre
Sa flamme et ses tendres souhaits;
Et tandis que les cris d'une amante trahie, Ou la voix de la perfidie
Fatiguent nos coteaux, remplissent nos forêts, Du sein de vos grottes profondes,
L'écho ne répondit jamais
Qu'aux accents d'un amour aussi pur que vos ondes. Trop heureux les amants, l'un de l'autre enchantés, Qui, sur ces rochers écartés,
Feraient revivre encor cette tendresse extrême; Et, dans une douce langueur,
Oubliés des humains qu'ils oublieraient de même, Suffiraient seuls à leur bonheur !
Mais, hélas ! il n'est plus de chaînes aussi belles ; Pétrarque dans sa tombe enferma les amours. Nymphes qui répétez ses chansons immortelles, Vous voyez tous les ans la saison des beaux jours Vous porter des ondes nouvelles :
Les siècles ont fini leur cours,
Et n'ont point ramené des cœurs aussi fidèles. Ah! conservez du moins les sacrés monuments Qu'il a laissés sur vos rivages,
Ces chiffres, de ses feux respectables garants, Ces murs qu'il habita, ces murs sur qui le temps N'osa consommer ses outrages;
Surtout que vos déserts, témoins de ses transports, Ne recèlent jamais l'audace ou l'imposture;
Et si quelque infidèle ose souiller ces bords,
Que votre seul aspect confonde le parjure Et fasse naître ses remords 1!
O maison d'Aristippe, ô jardins d'Épicure! Vous qui me présentez dans vos enclos divers, Ce qui souvent manque à mes vers,
Le mérite de l'art soumis à la nature; Empire de Pomone et de Flore sa sœur, Recevez votre possesseur;
Qu'il soit, ainsi que vous, solitaire et tranquille! Je ne me vante point d'avoir en cet asile Rencontré le parfait bonheur :
Il n'est point retiré dans le fond d'un bocage, Il est encor moins chez les rois : Il n'est pas même chez le sage:
De cette courte vie il n'est point le partage; Il y faut renoncer; mais on peut quelquefois Embrasser au moins son image.
Que tout plaît en ces lieux à mes sens étonnés ! D'un tranquille océan l'eau pure et transparente Baigne les bords fleuris de ces champs fortunés; D'innombrables coteaux ces champs sont couronnés; Bacchus les embellit: leur insensible pente Vous conduit par degrés à ces monts sourcilleux Qui pressent les enfers et qui fendent les cieux. Le voilà ce théâtre et de neige et de gloire, Éternel boulevard qui n'a point garanti
Des Lombards le beau territoire.
Voilà ces monts affreux, célébrés dans l'histoire, Ces monts qu'ont traversés, par un vol si hardi, Les Charles, les Othon, Catinat et Conti,
Sur les ailes de la victoire.
1 Madame Deshoulières a fait aussi des vers sur la Fontaine de Vaucluse; c'est un rapprochement piquant que celui de ces deux morceaux.
Que le chantre flatteur du tyran des Romains, L'auteur harmonieux des douces Géorgiques, Ne vante plus ces lacs et leurs bords magnifiques, Ces lacs que la nature a creusés de ses mains Dans les campagnes italiques.
Mon lac est le premier : c'est sur ses bords heureux Qu'habite des humains la déesse éternelle,
L'âme des grands travaux, l'objet des nobles vœux, Que tout mortel embrasse, ou désire, ou rappelle, Qui vit dans tous les cœurs, et dont le nom sacré Dans les cours des tyrans est tout bas adoré, La liberté! J'ai vu cette déesse altière,
Avec égalité répandant tous les biens, Descendre de Morat en habit de guerrière, Les mains teintes du sang des fiers Autrichiens Et de Charles le Téméraire.
Devant elle on portait ces piques et ces dards, On traînait ces canons, ces échelles fatales Qu'elle-même brisa, quand ses mains triomphales De Genève en danger défendaient les remparts. Un peuple entier la suit: sa naïve allégresse Fait à tout l'Apennin répéter ses clameurs;
Leurs fronts sont couronnés de ces fleurs que la Grèce Aux champs de Marathon prodiguait aux vainqueurs. C'est là leur diadème; ils en font plus de compte Que d'un cercle à fleurons de marquis et de comte, Et des larges mortiers à grands bords abattus, Et de ces mitres d'or aux deux sommets pointus. On ne voit point ici la grandeur insultante Portant de l'épaule au côté
Un ruban que la Vanité
A tissu de sa main brillante; Ni la Fortune insolente
Repoussant avec fierté
La prière humble et tremblante
De la triste Pauvreté.
On n'y méprise point les travaux nécessaires; Les États sont égaux, et les hommes sont frères. Liberté, liberté, ton trône est en ces lieux. La Grèce où tu naquis l'a pour jamais perdue, Avec ses sages et ses dieux.
Rome depuis Brutus ne l'a jamais revue.
Chez vingt peuples polis à peine es-tu connue. Le Sarmate à cheval t'embrasse avec fureur; Mais le bourgeois à pied, rampant dans l'esclavage, Te regarde, soupire, et meurt dans la douleur. L'Anglais, pour te garder, signala son courage; Mais on prétend qu'à Londre on te vend quelquefois ; Non, je ne le crois point; ce peuple fier et sage Te paya de son sang, et soutiendra tes droits. Au marais du Batave on dit que tu chancelles; Tu peux te rassurer la race des Nassaux, Qui dressa sept autels à tes lois immortelles, Maintiendra de ses mains fidèles,
Et tes honneurs, et tes faisceaux.
Venise te conserve, et Gênes t'a reprise. Tout à côté du trône à Stockholm on t'a mise; Un si beau voisinage est souvent dangereux. Préside à tout État où la loi t'autorise,
Et restes-y, si tu le peux '.
Embellis ma retraite où l'Amitié t'appelle; Sur de simples gazons viens t'asseoir avec elle. Elle fuit comme toi les vanités des cours, Les cabales du monde, et son règne frivole. O deux divinités! vous êtes mon recours; L'une élève mon âme, et l'autre la console; Présidez à mes derniers jours!
Tel que le vieux pasteur des troupeaux de Neptune, Protée, à qui le ciel, père de la fortune,
1 Nous supprimons quelques vers, où l'auteur dispense la liberté de présider aux destinées du peuple français, « qui chérit la grandeur suprême; » il ajoute, s'adressant toujours à la Liberté :
« Qu'a-t-il besoin de tes faveurs,
« Quand son joug est si doux qu'on le prend pour toi-même ? » Sur la douceur de ce joug consulter l'histoire, Voltaire lui-même, et les célèbres Remontrances de Malesherbes. 2 Ambassadeur de France en Suisse. J. B. Rousseau, banni de France, avait trouvé un asile auprès de lui,
Sous diverse figure, arbre, flamme, fontaine, S'efforce d'échapper à la vue incertaine
Des mortels indiscrets';
Ou tel que d'Apollon le ministre terrible, Impatient du dieu dont le souffle invincible Agite tous ses sens,
Le regard furieux, la tête échevelée, Du temple fait mugir la demeure ébranlée Par ses cris impuissants 2 :
Tel, aux premiers accès d'une sainte manie, Mon esprit alarmé redoute du génie
Il s'étonne, il combat l'ardeur qui le possède, Et voudrait secouer du démon qui l'obsède Le joug impérieux.
Mais sitôt que, cédant à la fureur divine, Il reconnaît enfin du dieu qui le domine Les souveraines lois,
Alors, tout pénétré de sa vertu suprême, Ce n'est plus un mortel, c'est Apollon lui-même Qui parle par ma voix.
Je n'ai point l'heureux don de ces esprits faciles Pour qui les doctes sœurs, caressantes, dociles, Ouvrent tous leurs trésors;
Et qui, dans la douceur d'un tranquille délire, N'éprouvèrent jamais, en maniant la lyre, Ni fureurs ni transports 3.
Des veilles, des travaux un faible cœur s'étonne : Apprenons toutefois que le fils de Latone,
Dont nous suivons la cour,
Ne nous vend qu'à ce prix ces traits de vive flamme,
Et ces ailes de feu qui ravissent une âme
1 Virg. Géorg. IV. — 2 Virg. Ênéide, VI. — 3 « Ce début serait fort étrange, et ce ton serait d'une hauteur déplacée si le poète allait tout de suite à son but. Mais ici Rousseau est encore bien loin du comte du Luc, et le chemin qu'il va faire justifiera la pompe et la véhémence de son exorde. » La Harpe.
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