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SCÈNES D'IPHIGÉNIE.

La réunion de la magnificence de l'épopée avec la rapidité animée du drame ne pouvait guère avoir lieu avec succès que dans un sujet mythologique. Tout ce qu'on peut demander à des personnages pris dans cette région, c'est d'être des hommes; mais à la faveur du merveilleux qui les environne, de cette mystérieuse antiquité, et de Fautorité plus qu'historique des fictions d'Homère, la poésie moderne pouvait, devait même adopter un style qui, dans d'autres sujets, eût semblé faux et emphatique. Maître des traditions qu'il a pour ainsi dire interceptées, Homère a obligé ses successeurs à accepter l'antiquité telle qu'il l'a faite; et c'est de lui qu'ils ont dû partir pour parler convenablement de l'époque qu'il a chantée. A la source des chroniques vulgaires, on puise des matériaux bruts auxquels il faut donner une forme et un sens en Homère s'absorbent et se transfigurent les traditions de sa patrie; l'œuvre que les chroniques nous eussent laissée à faire, d'avance il l'a faite; il faut consentir à l'idéal sous lequel il nous présente ses héros; sa fiction est pour nous la donnée historique; et quelque habile que soit l'analyse à retrouver sous cette magnifique poésie la réalité qu'elle a glorifiée, son Agamemnon, son Achille, son Hector, son Ilion, son antiquité ont acquis une existence irrévocable, contre laquelle il n'est guère plus possible de s'inscrire en faux que contre des monuments. Le langage de l'Iliade est devenu la vérité de ton et de couleur en ces matières, et l'épopée passe de plein droit dans le drame. Tel est le bonheur du sujet d'Iphigénie. Racine s'est emparé de cet avantage; et de même qu'il s'était enfermé dans les données tout historiques de Britannicus, regagnant en profondeur ce qu'il perdait en espace, ici, en revanche, il se met au large, et ne se prescrit d'autres limites que celles de la vérité humaine.

Je doute que, sans le chef-d'œuvre d'Iphigénie, Racine tout entier nous fût connu. Dans quel autre sujet eût-il déployé de même tout ce qu'il y avait d'épique dans son génie et de magnificence dans son imagination? Aucun de ses ouvrages n'est aussi brillant qu'Iphigénie. On se sent dans la lumière éclatante et dorée du ciel de la Grèce. On respire dans un air limpide, transparent et léger. On y reconnaît, sous quelques reflets de l'idée chrétienne, cette beauté purement humaine de sentiments et de vie, que la religion d'Homère, humaine comme tout le reste, n'élève pas au-dessus de l'humanité. Aucune trace, parmi toutes les passions et les douleurs qui nous sont décrites, de ces passions et de ces douleurs de la pensée, de cette vie intime et profonde où se puise le tragique chrétien, et où déjà Sophocle avait

trempé son génie. C'est la nature, c'est l'humanité homérique, grande et touchante, mais sans mystère et sans infini. Le seul personnage dont la peinture eût pu tenter un génie chrétien, Agamemnon, est moins vrai et moins intéressant dans Racine que dans Euripide. Tout, d'ailleurs, est pris dans une nature simple, grande, mais pauvre, sans contredit, au regard du christianisme. Peu d'individualité dans les figures; chacune représente ou personnifie admirablement une espèce c'est le héros, le politique, la mère, la fille, l'amant; ce n'est pas Achille, Agamemnon, Clytemnestre, Iphigénie; ces noms sont des noms de caractères, plutôt que des noms de personnes.

Ce genre convenait au siècle de Louis XIV, et si l'on y regarde bien, on verra que la tragédie de Corneille n'était qu'une espèce du genre. Britannicus fut une incursion hors de ces limites, mais du reste, la tragédie de ce temps s'attache à représenter des caractères généraux et quelques situations capitales de la vie humaine plutôt qu'elle ne s'applique à personnifier et à mettre en action des idées. Les grands troubles d'esprit étaient le partage de quelques grands penseurs; mais la société n'était pas troublée, et les conditions générales de la vie humaine étaient acceptées par tout le monde. Un génie shakspearien, sceptique et contemplatif, faisant éclore le tragique de la pensée encore plus que des faits, de l'âme plutôt que de la vic, eût pu naître plus tôt, pouvait naître plus tard, mais n'avait rien à faire dans la société française d'alors. Ces paroles tragiques qui semblent un profond gémissement de l'humanité se résumant à elle-même toute son infortune, un seul homme les avait dites: c'était Pascal. La tragédie proprement dite n'abordait immédiatement que les malheurs de l'individu; et tout ce qu'elle avait de philosophique, à son insu toutefois, c'était de prendre des rois pour victimes. Dès que ce n'était pas le malheur général de la condition humaine qui éveillait l'inspiration tragique, c'était des infortunes des heureux du monde qu'il fallait entretenir la multitude. La tragédie a peu à peu changé de nature et de tendance; mais Corneille et Racine ont manqué à cette ère nouvelle; et s'il faut dire toute notre pensée, le génie lui-même serait embarrassé de la tâche qui semble lui être proposée. Dès qu'elle a une conscience trop pleine et une vue trop distincte de ce qu'elle fait, la poésie se tait; ou si elle parle, c'est pour analyser et non pour peindre, c'est-à-dire pour n'être plus poésic.

Tout vrai poëte étant philosophie à son insu, Corneille et Racine l'ont été sans doute; ils n'ont pas pu expliquer l'individu sans expliquer l'homme; et à quelque point de vue qu'ils se soient placés, ils sont intéressants s'ils ont été vrais. Les grands coups de pinceau de l'auteur de Rodogune, les traits déliés et délicats de l'auteur d'Iphigénie,

composent la plus excellente psychologie; et la vérité humaine, dernier but, suprême objet de l'art, la vérité humaine dans son idéal, qu'il est accordé à si peu d'esprits de saisir et de fixer, donnera une valeur immortelle aux productions de ces deux grands hommes.

Nous donnerions une fausse idée du chef-d'œuvre de Racine si nous le représentions comme purement grec et purement païen. L'inspiration chrétienne s'y reconnaît partout; c'est comme une greffe qui adoucit les fruits d'un arbre vigoureux mais sauvage. On pourrait croire d'avance qu'il doit résulter quelque chose de faux de cette combinaison; mais Iphigénie présente un ensemble aussi harmonieux que le Télémaque, où l'idée chrétienne a pénétré encore plus avant, et où la couleur antique est bien plus prononcée. Cette fusion n'est si heureuse, d'ailleurs, que parce qu'elle était consommée dans l'esprit de ces deux écrivains, et par un effet de leur éducation même, avant de s'effectuer dans leurs ouvrages. C'est le même phénomène qui nous frappe dans les écrits de Rollin, si homérique à la fois et si chrétien, que chacun de ces deux éléments semble chez lui le complément de l'autre. On a remarqué, il y a longtemps, qu'Iphigénie est une fille chrétienne; mais on peut affirmer qu'il y a dans tous les rôles de cette tragédie des idées et des sentiments que les anciens n'auraient point compris.

SCÈNE I DE L'ACTE I 2.

AGAMEMNON, ARCAS.

AGAMEMNON.

Oui, c'est Agamemnon, c'est ton roi qui t'éveille.
Viens, reconnais la voix qui frappe ton oreille.

ARCAS.

C'est vous-même, seigneur! Quel important besoin
Vous a fait devancer l'aurore de si loin?

A peine un faible jour vous éclaire et me guide,

1 Le ton est pris dès les premiers vers. On ne prêterait pas ce langage à un personnage historique, encore qu'il fût peu connu; son époque est connue, et cela suffit. Mais l'Agamemnon d'Homère, le roi des rois, le chef d'une guerre sacrée, le prince allié aux dieux de l'Olympe, peut parler ainsi sans nous étonner. Là où les deux sphères, humaine et divine, communiquent incessamment et se confondent, le langage poétique devient celui des entretiens les plus familiers.

Vos yeux seuls et les miens sont ouverts dans l'Aulide.
Avez-vous dans les airs entendu quelque bruit?
Les vents nous auraient-ils exaucé cette nuit?
Mais tout dort, et l'armée, et les vents, et Neptunc.

AGAMEMNON.

Heureux qui, satisfait de son humble fortune,
Libre du joug superbe où je suis attaché,

Vit dans l'état obscur où les dieux l'ont caché!

ARCAS.

Et depuis quand, seigneur, tenez-vous ce langage?
Comblé de tant d'honneurs, par quel secret outrage
Les dieux, à vos désirs toujours si complaisants,
Vous font-ils méconnaître et haïr leurs présents?
Roi, père, époux heureux, fils du puissant Atrée,
Vous possédez des Grecs la plus riche contrée :
Du sang de Jupiter issu de tous côtés,
L'hymen vous lie encore aux dieux dont vous sortez;
Le jeune Achille enfin, vanté par tant d'oracles,
Achille, à qui le ciel promet tant de miracles,
Recherche votre fille, et d'un hymen si beau
Veut dans Troie embrasée allumer le flambeau.
Quelle gloire, seigneur, quels triomphes égalent
Le spectacle pompeux que ces bords vous étalent,
Tous ces mille vaisseaux, qui, chargés de vingt rois,
N'attendent que les vents pour partir sous vos lois?
Ce long calme, il est vrai, retarde vos conquêtes;
Ces vents, depuis trois mois enchaînés sur nos têtes,
D'Ilion trop longtemps vous ferment le chemin :
Mais, parmi tant d'honneurs, vous êtes homme enfin.
Tandis que vous vivrez, le sort, qui toujours change,
Ne vous a point promis un bonheur sans mélange.
Bientôt... Mais quels malheurs dans ce billet tracés
Vous arrachent, seigneur, les pleurs que vous verscz?
Votre Oreste au berceau va-t-il finir sa vie?
Pleurez-vous Clytemnestre, ou bien Iphigénie?
Qu'est-ce qu'on vous écrit? Daignez m'en avertir.

AGAMEMNON.

Non, tu ne mourras point, je n'y puis consentir.

Seigneur...

ARCAS.

AGAMEMNON.

Tu vois mon trouble, apprends ce qui le cause;

Et juge s'il est temps, ami, que je repose.

Tu te souviens du jour qu'en Aulide assemblés,
Nos vaisseaux par les vents semblaient être appelés.
Nous partions; et déjà, par mille cris de joie,
Nous menacions de loin les rivages de Troie.
Un prodige étonnant fit taire ce transport :
Le vent qui nous flattait nous laissa dans le port.
Il fallut s'arrêter; et la rame inutile

Fatigua vainement une mer immobile.
Ce miracle inouï me fit tourner les yeux
Vers la divinité qu'on adore en ces lieux :
Suivi de Ménélas, de Nestor et d'Ulysse,
J'offris sur ses autels un secret sacrifice.
Quelle fut sa réponse! et que devins-je, Arcas,
Quand j'entendis ces mots prononcés par Calchas!

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Surpris, comme tu peux penser,

Je sentis dans mon corps tout mon sang se glacer :
Je demeurai sans voix, et n'en repris l'usage
Que par mille sanglots qui se firent passage.
Je condamnai les dieux, et, sans plus rien ouïr,
Fis vou, sur leurs autels, de leur désobéir.
Que n'en croyais-je alors ma tendresse alarmée!
Je voulais sur-le-champ congédier l'armée.
Ulysse, en apparence approuvant mes discours,
De ce premier torrent laissa passer le cours;
Mais bientôt, rappelant sa cruelle industrie,
Il me représenta l'honneur et la patrie,
Tout ce peuple, ces rois, à mes ordres soumis,
Et l'empire d'Asie à la Grèce promis;

De quel front, immolant tout l'État à ma fille,

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