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Rome a trop cru de moi; mais mon âme ravie
Remplira son attente, ou quittera la vie.
Qui veut mourir ou vaincre est vaincu rarement;
Ce noble désespoir périt malaisément.

Rome, quoi qu'il en soit, ne sera point sujette,
Que mes derniers soupirs n'assurent ma défaite.

CURIACE.

Hélas! c'est bien ici que je dois être plaint!
Ce que veut mon pays, mon amitié le craint.
Dures extrémités, de voir Albe asservie,
Ou sa victoire au prix d'une si chère vie;
Et que l'unique bien où tendent ses désirs
S'achète seulement par vos derniers soupirs!
Quels vœux puis-je former, et quel bonheur attendre?
De tous les deux côtés j'ai des pleurs à répandre;
De tous les deux côtés mes désirs sont trahis.

HORACE.

Quoi! vous me pleureriez mourant pour mon pays!
Pour un cœur généreux ce trépas a des charmes,
La gloire qui le suit ne souffre point de larmes;
Et je le recevrais en bénissant mon sort,
Si Rome et tout l'État perdaient moins à ma mort.

CURIACE.

A vos amis pourtant permettez de le craindre;
Dans un si beau trépas ils sont les seuls à plaindre :
La gloire en est pour vous, et la perte pour eux;
Il vous fait immortel, et les rend malheureux :
On perd tout quand on perd un ami si fidèle.

Mais Flavian m'apporte ici quelque nouvelle.

(A Flavian.) Albe de trois guerriers a-t-elle fait le choix?

FLAVIAN.

Je viens pour vous l'apprendre.

CURIACE.

Eh bien! qui sont les trois

FLAVIAN.

Vos deux frères et vous.

CURIACE.

Qui?

FLAVIAN.

Vous et vos deux frères.

Mais pourquoi ce front triste et ces regards sévères?

Ce choix vous déplait-il?

CURIACE.

Non mais il me surprend;

Je m'estimais trop peu pour un honneur si grand.

FLAVIAN.

Dirai-je au dictateur, dont l'ordre ici m'envoie,
Que vous le recevez avec si peu de joie?

Ce morne et froid accueil me surprend à mon tour.

CURIACE.

Dis-lui que l'amitié, l'alliance et l'amour

Ne pourront empêcher que les trois Curiaces
Ne servent leur pays contre les trois Horaces.

FLAVIAN.

Contre eux! Ah! c'est beaucoup me dire en peu de mots.

CURIACE.

Porte-lui ma réponse, et nous laisse en repos.

(Flavian sort.)

Que désormais le ciel, les enfers et la terre
Unissent leurs fureurs à nous faire la guerre;
Que les hommes, les dieux, les démons et le sort
Préparent contre nous un général effort;

Je mets à faire pis, en l'état où nous sommes,

Le sort et les démons, et les dieux, et les hommes 1 :

Ce qu'ils ont de cruel, et d'horrible, et d'affreux *,
L'est bien moins que l'honneur qu'on nous fait à tous deux.

HORACE.

Le sort, qui de l'honneur nous ouvre la barrière,

Offre à notre constance une illustre matière :

Il épuise sa force à former un malheur *,
Pour mieux se mesurer avec notre valeur;

Et comme il voit en nous des âmes peu communes,
Hors de l'ordre commun il nous fait des fortunes.
Combattre un ennemi pour le salut de tous,
Et contre un inconnu s'exposer seul aux coups,
D'une simple vertu c'est l'effet ordinaire;
Mille déjà l'ont fait, mille pourraient le faire :
Mourir pour le pays est un si digne sort,
Qu'on briguerait en foule une si belle mort.
Mais vouloir au public immoler ce qu'on aime,

1 Ces vers sont ampoulés. former ma misère,» Racine. Voyez page 168, note 2.

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S'attacher au combat contre un autre soi-même,
Attaquer un parti qui prend pour défenseur
Le frère d'une femme, et l'amant d'une sœur,
Et, rompant tous ces nœuds, s'armer pour la patrie
Contre un sang qu'on voudrait racheter de sa vie :
Une telle vertu n'appartenait qu'à nous.

L'éclat de son grand nom lui fait peu de jaloux;
Et peu d'hommes au cœur l'ont assez imprimée,
Pour oser aspirer à tant de renommée.

CURIACE.

Il est vrai que nos noms ne sauraient plus périr;
L'occasion est belle, il nous la faut chérir :
Nous serons les miroirs d'une vertu bien rare.
Mais votre fermeté tient un peu du barbare;
Peu, même des grands cœurs, tireraient vanité
D'aller par ce chemin à l'immortalité.

A quelque prix qu'on mette une telle fumée,
L'obscurité vaut mieux que tant de renommée.
Pour moi, je l'ose dire, et vous l'avez pu voir,
Je n'ai point consulté pour suivre mon devoir;
Notre longue amitié, l'amour, ni l'alliance,
N'ont pu mettre un moment mon esprit en balance;
Et puisque, par ce choix, Albe montre en effet
Qu'elle m'estime autant que Rome vous a fait 1,
Je crois faire pour elle autant que vous pour Rome;
J'ai le cœur aussi bon; mais enfin je suis homme.
Je vois que votre honneur demande tout mon sang,
Que tout le mien consiste à vous percer le flanc;
Près d'épouser la sœur, qu'il faut tuer le frère;
Et que pour mon pays j'ai le sort si contraire :
Encor qu'à mon devoir je coure sans terreur,
Mon cœur s'en effarouche, et j'en frémis d'horreur;
J'ai pitié de moi-même, et jette un œil d'envie
Sur ceux dont notre guerre a consumé la vie;
Sans souhait toutefois de pouvoir reculer,

Ce triste et fier honneur m'émeut sans m'ébranler : J'aime ce qu'il me donne, et je plains 2 ce qu'il m'òte; Et si Rome demande une vertu plus haute,

Je rends grâces aux dieux de n'être pas Romain,

Pour conserver encor quelque chose d'humain.

1 Estime. Voyez page 242, 1. 12.

2 Je regrelle.

ПОРАСЕ.

Si vous n'êtes Romain, soyez digne de l'être;
Et si vous m'égalez, faites-le mieux paraître.
La solide vertu dont je fais vanité

N'admet point de faiblesse avec sa fermeté;

Et c'est mal de l'honneur entrer dans la carrière ',
Que dès le premier pas regarder en arrière.
Notre malheur est grand, il est au plus haut point,
Je l'envisage entier; mais je n'en frémis point.
Contre qui que ce soit que mon pays m'emploie,
J'accepte aveuglément cette gloire avec joie :
Celle de recevoir de tels commandements
Doit étouffer en nous tous autres sentiments.
Qui, près de le servir, considère autre chose,
A faire ce qu'il doit lâchement se dispose;
Ce droit saint et sacré rompt tout autre lien.
Rome a choisi mon bras, je n'examine rien.
Avec une allégresse aussi pleine et sincère
Que j'épousai la sœur, je combattrai le frère;
Et, pour trancher enfin ces discours superflus,
Albe vous a nommé, je ne vous connais plus.

CURIACE.

Je vous connais encore, et c'est ce qui me tue;
Mais cette âpre vertu ne m'était pas connue;
Comme notre malheur elle est au plus haut point :
Souffrez que je l'admire et ne l'imite point.

De Curiace à Horace, la distance est grande. Mais si l'on pense avoir atteint le dernier terme de la progression, qu'on se désabuse en écoutant le vieil Horace, lorsqu'il vient interrompre de tristes adieux.

LE VIEIL HORACE.

Qu'est-ce-ci, mes enfants? écoutez-vous vos flammes?

Et perdez-vous encor le temps avec des femmes ?
Prêts à verser du sang, regardez-vous des pleurs?

Fuyez, et laissez-les déplorer leurs malheurs.

Leurs plaintes ont pour vous trop d'art et de tendresse;
Elles vous feraient part enfin de leur faiblesse :

Et ce n'est qu'en fuyant qu'on pare de tels coups.

SABINE.

N'appréhendez rien d'eux, ils sont dignes de vous:

1 Inversion vicieuse; voyez tome II. Discours sur la modération.

Malgré tous nos efforts, vous en devez attendre
Ce que vous souhaitez et d'un fils et d'un gendre;
Et si notre faiblesse avait pu les changer,

Nous vous laissons ici pour les encourager.

Allons, ma sœur, allons, ne perdons plus de larmes;
Contre tant de vertus ce sont de faibles armes;

Ce n'est qu'au désespoir qu'il nous faut recourir :
Tigres, allez combattre; et nous, allons mourir.

HORACE.

Mon père, retenez des femmes qui s'emportent,
Et, de grâce, empêchez surtout qu'elles ne sortent;
Leur amour importun viendrait avec éclat
Par des cris et des pleurs troubler notre combat;
Et ce qu'elles nous sont ferait qu'avec justice
On nous imputerait ce mauvais artifice.
L'honneur d'un si beau choix serait trop acheté
Si l'on nous soupçonnait de quelque lâcheté.

LE VIEIL HORACE.

J'en aurai soin. Allez, vos frères vous attendent,
Ne pensez qu'aux devoirs que vos pays demandent.

CURIACE.

Quel adieu vous dirai-je? et par quels compliments...

LE VIEIL HORACE.

Ah! n'attendrissez point ici mes sentiments.

Pour vous encourager ma voix manque de termes;
Mon cœur ne forme point de pensers assez fermes;
Moi-inême en cet adieu j'ai les larmes aux yeux.
Faites votre devoir, et laissez faire aux dieux.

Mais c'est dans la scène 6e du 5e acte que le caractère du vieil Horace se déploie dans toute sa grandeur.

LE VIEIL HORACE.

Nous venez-vous, Julie, apprendre la victoire?

JULIE.

Mais plutôt du combat les funestes effets.

Rome est sujette d'Albe, et vos fils sont défaits;

Des trois les deux sont morts, son époux seul vous reste '.

LE VIEIL HORACE.

O d'un triste combat effet vraiment funeste!

Rome est sujette d'Albe! et, pour l'en garantir,

1 L'époux de Sabine.

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