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« Nous partirons pour Paris les premiers jours du mois prochain, et j'emmènerai ma fille avec moi. J'ai le désir de la placer à la cour; c'est une faveur qu'on ne refusera pas à vos sollicitations, si vous y mettez un peu de suite et de bonne volonté.

<< Pensez au pauvre F*** : à la vérité il a marqué dans le temps de la révolution; mais je vous avoue que depuis un mois il en est bien revenu. Vous savez qu'il n'a rien, et qu'il est prêt à tout sacrifier pour nos maîtres : son dévouement le porte à les servir dans une place de préfet; il est très-capable de la remplir. Vous vous rappelez la jolie chanson qu'il a faite pour moi.

« M. de B***, fils de l'ancien intendant de la province, ira vous voir; faites en sorte de lui être utile: c'est un ami de la famille. Si l'on ne rétablit pas les intendances, il se contenterait d'une place de receveur général; c'est bien le moins que l'on puisse faire pour un homme dévoué à son prince, et qui a été enfermé six mois pendant la terreur.

«Je ne veux pas oublier de vous recommander B***. On lui reproche d'avoir servi tous les partis, parce qu'il a été employé par tous les gouvernements qui se sont succédé en France depuis vingt ans ; mais c'est un brave garçon, vous pouvez m'en croire; il est le premier ici qui ait arboré la cocarde blanche. D'ailleurs, il ne demande qu'à être conservé dans sa place de directeur des postes; ayez soin de m'écrire sous son

couvert.

« Je vous adresse ci-joint les papiers de mon beau-père : il lui était du par les états de Languedoc une somme de quarantecinq mille francs qui ne lui a jamais été payée ; j'espère qu'on ne vous en fera pas attendre le remboursement, et que vous ne refuserez pas de faire usage de ces fonds si vous éprouvez un moment de gêne; ce qui n'est guère probable dans la position où vous devez être.

« Adieu mon cher cousin, je vous embrasse pour toute la famille, en attendant le plaisir de vous venir voir bientôt à Paris.

« J. de V***. »

RÉPONSE.

<< Vous ne sauriez croire, ma chère cousine, avec quel intérêt j'ai lu la lettre que vous m'avez fait l'honneur de m'écrire, et combien j'ai mis de zèle à faire valoir les prétentions si justes, si légitimes, de toutes les personnes que vous me recommandez. Vous ne serez pas plus étonnée que je l'ai été moimême des obstacles que l'on m'oppose, et que vous jugeriez insurmontables si vous connaissiez aussi bien que moi les gens à qui nous avons affaire.

Quand j'ai parlé de votre fils ainé, qui a toujours eu l'intention de servir, pour une place de chef d'escadron dans le régiment où son père a servi autrefois, ne m'a-t-on pas donné comme une objection d'un certain poids, que la paix était faite, et qu'avant de songer à placer M. de S. F***, il fallait pourvoir au sort de vingt-cinq mille officiers, dont les uns, le croirezvous? se prévalent de leurs campagnes, de leurs blessures, et vont même jusqu'à se faire un titre des batailles où ils se sont trouvés, tandis que les autres, plus intimement liés aux malheurs de la famille royale, rentrent en France sans autre fortune que les bontés et les promesses du roi? J'ai demandé avec un peu d'humeur ce que l'on ferait pour votre fils, pour une foule de royalistes, qui ont tant gémi, en secret, sur les malheurs de l'Etat, et dont les vœux n'ont pas cessé de rappeler la famille des Bourbons au trône de leurs ancêtres : on m'a répondu qu'ils se réjouiraient de voir la fin de nos maux et l'accomplissement de leurs vœux.

« C'est un homme bien singulier que votre mari, et je conçois, ma chère cousine, tout ce que vous devez avoir à souffrir de son incroyable apathic. A soixante-cinq ans, tout au plus, réduit à une fortune de quarante mille livres de rente, il se confine au fond d'un château, et croit pouvoir renoncer à la carrière de l'ambition, comme si un père ne se devait pas à ses enfants, comme si un gentilhomme ne devait pas mourir debout.

« Je suis fâché que votre beau-frère ait repris la croix de

Saint-Louis avant de l'avoir cue; car il pourrait arriver que le roi ne se dessaisît pas du droit de conférer lui-même cette décoration, et qu'il n'approuvât pas la justice que certaines personnes se sont empressées de se rendre. Vous sentez qu'il y a moins d'inconvénients à ne pas avoir la croix de Saint-Louis qu'à se trouver dans l'obligation de la quitter.

« Je n'ai pas négligé de faire valoir les droits de votre fils le chevalier, et je ne désespère pas de le faire passer à l'examen des gardes de la marine royale. Nous ferons ensuite tous nos efforts pour le faire passer sur le corps de cent officiers beaucoup trop fiers de leur valeur, de leur vieille renommée et du dévouement dont ils prétendent avoir fait preuve à Quiberon.

<< Votre petit-fils G*** est inscrit pour les pages; je ne puis pas vous dire au juste, ma chère cousine, quand il sera admis à l'hôtel, attendu que votre demande vient à la fin de trois mille sept cent soixante et quinze autres formées par des fils de gentilshommes ou d'officiers morts sur le champ de bataille sans la moindre distinction des services rendus à l'État et au prince.

« Vous avez une très-bonne idée de placer mademoiselle votre fille à la cour, et la chose ne sera pas difficile lorsque vous aurez trouvé pour elle un mari que son rang et sa fortune pourront y appeler; jusque-là je ne vois pas trop ce qu'elle viendrait y faire, et quel rôle convenable elle pourrait y jouer, toute majeure qu'elle est.

« J'ai présenté une pétition en faveur de F***, à la fin de laquelle j'ai inséré la jolie chanson qu'il a faite pour vous; mais on devient si exigeant que de pareils titres ne suffisent plus pour obtenir une pauvre place de préfet. Je vous dirai même qu'on ne tient pas grand compte à votre protégé de sa conversion et des sacrifices qu'il est prêt à faire. Ses ennemis s'obstinent à dire que ce n'est pas un homme sûr; moi qui l'ai vu opérer dans le temps, je suis convaincu que s'il mettait seulement aujourd'hui la moitié du zèle à servir la bonne cause, qu'il a mis autrefois à faire triompher la mauvaise, on pourrait l'employer très-utilement : mais aura-t-on assez d'esprit pour faire cette épreuve?

« On ne dit pas si les intendances seront rétablies, mais on

paraît croire que les recettes générales seront diminuées, ne fùt-ce que du nombre de celles qui existaient dans les départements séparés de notre territoire cela me fait craindre que M. de B*** ne soit obligé de s'en tenir à la fortune énorme que son père a faite dans les anciennes fermes, et qu'il a trouvé le moyen de mettre à l'abri de l'orage révolutionnaire. Il faut avoir un peu de philosophie!

« Soyez bien tranquille sur le sort de B***; je le connais : il a du liant dans les principes et dans le caractère; depuis vingtcinq ans il s'est glissé entre tous les partis, sans avoir été froissé par aucun c'est un homme d'une merveilleuse adresse, et qu'on ne servira jamais aussi bien qu'il se sert lui-même. Il n'est plus directeur des postes, et vient d'obtenir une place plus lucrative dans une autre administration. Vous intéresserez-vous autant à lui?

« Je vous renvoie, chère cousine, les papiers relatifs à la créance de votre beau-père sur les états de Languedoc ; la liquidation ne m'en paraît pas très-prochaine : quelque juste que soit votre réclamation, on a décidé que la solde arriérée des troupes, la dette publique, les pensions militaires, et une foule d'autres objets de cette nature, seraient pris, avant tout, en considération. Cette mesure est évidemment le fruit de quelque intrigue; vous pourriez charger F*** de faire quelque bon pamphlet sur les besoins les plus urgents de l'État, et l'engager à placer cette créance en première ligne. Vous ne vous faites pas d'idée combien le gouvernement est influencé par cette foule de petites brochures que la mauvaise foi, la sottise et la faim produisent chaque jour avec une si louable émulation.

<< Du train que vont les choses, vous voyez, chère cousine, qu'il faut vous armer de patience; je vous dirai même qu'il est à craindre que le voyage que vous vous proposez de faire à Paris n'avance pas beaucoup vos affaires. De compte fait, sur les relevés de la police, il y a dans la capitale, au moment où je vous écris, cent vingt-trois mille provinciaux, de tout rang, de tout sexe et de tout âge, qui sont ici en réclamation, armés de titres presque aussi incontestables que les vôtres, et qui auront sur vous, pour obtenir un refus, l'avantage inappréciable de l'antériorité de

leurs démarches. Au reste, comme je vous connais de la philosophie et le goût des bonnes lettres, je vous prie de relire un chapitre du Spectateur sur les justes prétentions de ceux qui demandent des emplois; c'est le vingt-troisième du septième volume, dans l'édition en huit volumes in-12 : les mêmes événements retrouvent les mêmes hommes.

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Agréez, ma chère cousine, l'assurance de mon tendre et respectueux attachement.

« Le chevalier de***. »

(Tiré de l'Ermite de la Chaussée
d'Antin, par M. DE JOUY.)

IMPROVISATION DE CORINNE AU CAPITOLE.

Lord Nelvil, voyageur anglais, est arrivé à Rome la veille du jour où « l'on doit couronner, au Capitole, la femme la plus célèbre de l'Italie, « Corinne, poëte, écrivain, improvisatrice, et l'une des plus belles « personnes de Rome. » Il assiste à cette solennité, dont le plus beau moment est retracé dans les pages qui suivent.

Le prince Castel-Forte prit la parole, et ce qu'il dit sur Corinne attira l'attention de toute l'assemblée. Corinne se leva lorsque le prince Castel-Forte cut cessé de parler; elle le remercia par une inclination de tête si noble et si douce, qu'on y sentait tout à la fois et la modestie, et la joie bien naturelle d'avoir été louée selon son cœur. Il était d'usage que le poëte couronné au Capitole improvisat ou récitât une pièce de vers avant que l'on posât sur sa tête les lauriers qui lui étaient destinés. Corinne se fit apporter sa lyre, instrument de son choix, qui ressemblait beaucoup à la harpe, mais était cependant plus antique par la forme, et plus simple dans les sons. En l'accordant, elle éprouva d'abord un grand sentiment de timidité, et ce fut avec une voix tremblante qu'elle demanda le sujet qui lui était imposé. «La gloire et le bonheur de l'Italie! s'écria

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