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la grande cause qu'il sert, chez nul écrivain le génie ne déploie une plus étonnante vigueur, chez aucun la pensée ne jouit plus d'elle-même; ému le premier de ses propres conceptions, nul ne se porte de cime en cime avec une plus vive allégresse; nul n'a des élans plus rapides et plus vastes; en trois pas, comme ceux du Jupiter d'Homère, il arrive aux limites de son sujet. La langue se courbe avec respect sous le poids de cette grande pensée, et lui paye, en innovations nécessaires. le tribut le plus légitime. Parmi les classiques du grand siècle, ces deux hommes ne l'ont été que par occasion et par nécessité; ils ont élevé la littérature jusqu'à eux plutôt qu'ils ne sont descendus jusqu'à elle.

Jamais le génie français n'avait été plus pur, n'avait travaillé sur des éléments plus choisis; mais il ne fut pas, pour cela, moins français. Il le fut surtout d'une manière plus prononcée que dans l'époque suivante. S'il y perdit quelque chose, ce dont on ne peut guère douter, il y gagna davantage. S'il comprit mal les idées et les mœurs étrangères, si ses préoccupations nationales firent l'antiquité moderne et l'Europe française, si une époque si riche en bons écrits de tout genre a produit si peu de bonnes traductions 1, ne nous en plaignons pas trop; le xviie siècle eût payé trop cher les avantages qui lui ont manqué; il y eût perdu ce beau caractère que le xvIIe siècle ne devait pas reproduire, qu'aucun siècle ne reproduira; il eût anticipé sur l'âge suivant; un degré, et l'un des plus indispensables, eût manqué à l'échelle des temps.

L'éloquence de la chaire fut telle que la pouvait produire une religion d'État pompeuse et révérée. Elle s'entoura de

1 Il faut distinguer la traduction des Lettres (1699) et du Panôgyrique (1709) de Pline, par L de SACY (1654-1727) et celle des Lettres de Cicéron à Atticus (1714) par MONGAULT. Le 15 livre du Télémaque et l'extrait de l'Odyssée, font juger avec quelle supériorité Fénelon eût pu transporter les anciens dans notre langue. Le Télémaque, pris dans son ensemble et dans son esprit, n'estil pas une admirable traduction de l'antiquité? -2 Maury, Essai sur l'éloquence de la chaire, 2e édition, 1810.-Sur les principaux prédicateurs français, voy. Lacretelle ainé, OEuvres diverses. Voy., sur les panégyristes français, Thomas, Essai sur les éloges, tome II; Villemain, Essai sur l'oraison funèbre (dans ses Mélanges); Dussault, Discours sur l'oraison funèbre.

plendeur et de majesté. Un génie plein de sublimité, d'ardeur et de mélancolie, ému de toute grandeur, également propre à louer les héros et à célébrer les saints, BossUET (1627–1704), éleva très-haut l'oraison funèbre. Loué par ce puissant orateur (1687), le grand Condé parut plus grand encore. La même voix fit entendre, dans l'oraison funèbre de la reine Henriette (1669), le chant de deuil d'une antique dynastie. Dans l'éloge de la duchesse d'Orléans (1670), l'inimitable vérité de sa douleur associe la postérité aux regrets d'un siècle expiré.-Interprète, comme Bossuet, des douleurs royales, FLECHIER (1652 — 1710) eut le privilége de prêter au deuil de la patrie une voix solennelle en célébrant les vertus de Turenne (1676). Toutefois, avec son harmonie savante, mais un peu vide, avec ses pensées moins solides qu'ingénieuses, avec le lustre un peu froid de ses images, l'élégant Fléchier n'est le plus souvent que le premier des rhéteurs 1, et Bossuet, alors encore qu'il devient inférieur à lui-même, est presque toujours orateur. La prédication *, où ce grand homme semble avoir dédaigné d'être le premier 2, prospéra entre les mains de BOURDALOUE (1652 — 1704), chez qui l'apprêt des formes scolastiques n'empêche pas d'admirer une rare fécondité, une grande richesse d'instruction morale et une dialectique puissante 3. MASSILLON (1663 — 1742) donna

1 On doit distinguer encore l'Éloge de Montausier, et celui de Marie-Thérèse, femme de Louis XIV. Voir Dussault, Notice sur Fléchier. Les destinées de l'éloquence furent analogues à celles de la poésie. La chaire avait eu son Malherbe dans la personne de Senault (de l'Oratoire). S'il n'inventa pas, il accrédita du moins, il imposa aux grands maitres qui allaient lui succéder et le faire oublier, ces formes artificielles qu'on a vu, dans tous les genres, des esprits de second ordre imposer au génie. La prédication, au XVIIe siècle, fut classique aussi bien que l'ode, la tragédie, comme l'histoire. Je ne sais si aucun genre, excepté la fable qui n'en était pas un, se développa selon les seules lois de sa nature. — Au reste, on serait singulièrement loin de comple si, sur la foi des mots et des titres, on cherchait toute l'éloquence française dans les solennités de l'art oratoire. Il se trouve plus d'éloquence hors de là, et même en dehors de toute littérature formelle, que dans les tribunes et dans les chaires. L'éloquence est partout où la parole est employée avec succès pour convaincre et pour remuer les esprits. - 2 Je ne sais si l'on a remarqué qu'entre tous les prédicateurs français Bossuet est celui qui a le plus de philosophie dans la pensée. Sermons choisis de Bossuet, 1 vol. in-12, 1803, précédés de Reflexions du cardinal Maury. -Les seimons de Bourdaloue ont

plus de charme à la parole sacrée. Peintre délicat du cœur humain, onctueux et tendre interprète de la vérité religieuse, aussi élégant que Fléchier, mais plus naturel, moins solide que Bourdaloue, mais plus persuasif, captivant l'esprit, le séduisant même quelquefois par le charme infini des détails, Massillon est le plus aimable et le plus attrayant des prédicateurs 1; et l'exquise perfection de son Petit-Carême (1717) le place, dans l'art d'écrire, au premier rang des modèles. La France, qui répudia le protestant SAURIN (1677 — 1750), n'a point répudié sa gloire : elle le nomme immédiatement après ces habiles oraleurs 3. On peut lui reprocher quelque mauvais goût, un style négligé, le peu de couleur et souvent le heurté de sa diction; mais l'originalité des conceptions, une éloquence måle, véhémente, touchante quelquefois, toujours forte d'idées et de preuves, feraient pardonner davantage encore.

Les parlements, réduits pendant tout le règne de Louis XIV à une honteuse nullité, cessèrent de retentir de cette mâle et sincère éloquence qu'avaient souvent éveillée dans leur sein

été publiés en 16 vol, de 1707 à 1734. Lire les sermons sur la Passion, sur la Résurrection, sur la conception de la Vierge, sur l'amour de Dieu, etc. 1 Voir son Eloge par d'Alembert, parmi ceux des membres de l'Académie française. Lire ses discours sur la divinité de Jésus-Christ, sur le mauvais riche, sur la Passion de Jésus-Christ, sur le respect humain, sur la mort du juste et du méchant, sur la vérité d'une vie à venir, sur le petit nombre des élus, etc. et les Conférences ecclésiastiques, qui sont les discours où il a été le plus simplement éloquent. * Prêché devant Louis XV enfant. — L'édition

de 1745-48 des sermons de Massillon a servi de modèle à toutes celles qui ont suivi. On peut voir, en la comparant aux précédentes (1705, 1706, 1714), combien Massillon retravaillait ses discours. 5 Sermons sur divers textes de l'Écriture sainte. La Haye, 1749, 12 vol. — Saurin n'avait donné au public que les cinq premiers, de beaucoup les meilleurs. Distinguer les sermons sur le délai de la conversion, sur l'aumône, sur le jeùne de 1709, sur la résurrection, sur le cantique de Siméon, sur saint Paul devant Félix. Une source abondante d'éloquence avait jailli du sein de la Réforme. Cette grande crise de la religion créa non-seulement une prédication nouvelle, mais aussi, dans les formes que le temps comportait, hors de la chaire et souvent dans la chaire, une espèce d'éloquence tribunitienne. Pour nous borner à la prédication, les noms de Calvin, de Farel, et de Bèze, au XVIe siècle, ceux de du Moulin, de la Faucheur, de Daillé et de Claude ne sauraient être omis dans une histoire de l'éloquence française, encore moins ceux de du Bose, qui a précédé Sau rin, et de Superville, qui l'a suivi de près.

l'amour de la patrie et le droit qu'une sorte de prescription leur avait acquis d'intervenir dans les affaires d'État et de parler au nom du peuple1.

Le barreau avait remplacé jusqu'alors l'éloquence par le bel esprit, et le raisonnement par l'érudition. Ce genre s'épura plus qu'il ne s'agrandit sous la plume de PATRU, recommandable par la correction de son langage, et de LEMAITRE, plein d'enflure et d'affectation, mais élevé, spirituel, quelquefois éloquent, et qui n'avait besoin que de venir un demi-siècle plus tard, pour prendre place au rang des modèles 2. PELLISSON (1621 — 1695) déploya un plus heureux génie dans la défense de Fouquet (1661). C'est un modèle de clarté, d'adresse, de tact; de grandes vérités de droit public y sont traitées avec franchise et prudence; un pathétique noble règne dans la péroraison, dont l'abondance, un peu diffuse parfois, rappelle la manière large et magnifique de Cicéron 3. Mais, à cette exception près, l'éloquence du barreau, privée de plusieurs influences fécondantes, resta en arrière des autres branches de la littérature 4.

On peut dire que, dans ce genre, les circonstances manquèrent au talent; car l'élément oratoire est un trait caractéristique du génie français. L'éloquence a coulé comme une séve dans toutes les branches de notre littérature. Sa manière agressive, pressante et passionnée, se combine avec la sublimité des idées et l'éclat des peintures dans le Discours de BossUET sur l'histoire universelle (1681), religieux mais hardi commentaire des desseins de Dieu sur l'humanité 3. Si l'on excepte la troi

1 Sur l'éloquence parlementaire, voy. Bouterwek, I. c., tome I, page 320, et M. Dupin aîné, Revue encyclopédique, tome XIV, page 273. Une des plus belles provinces de la langue et du génie français, comme un des plus nobles aspects des mœurs françaises, reste inconnue à ceux qui n'ont pas étudié la littérature parlementaire. — 2 Voy. sur Lemaitre le Port-Royal de M. SainteBeuve, tome 1, pages 384-387.- Pellisson a écrit aussi une Histoire de la conquête de la Franche-Comté, une Histoire de l'Académie française, etc. — L'usage des discours de réception à l'Académie française, introduit par Patru (1640), donna naissance à l'éloquence académique, qui s'accrut d'une nouvelle branche par les concours ouverts sur différents sujets. — 5 « Ce ma« gnifique Discours, dil M. Roget (Bibliothèque universelle, t. LIII, p. 122) n'a « eu, en histoire, d'autre conséquence que de donuer l'exemple de ranger la * suite des grands événements sous un seul point de vue général qui les

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sième partie, c'est moins une histoire peut-être qu'une éloquente prédication, ayant pour texte l'histoire du monde. L'Histoire de France de MEZERAY (1610 — 1685) est moins recommandable par la critique et l'érudition que par la sévère franchise des jugements. On peut croire cependant que Mézeray avait moins d'indépendance dans le caractère que dans l'esprit, et plus d'intelligence que de génie. Ce qu'il vaut en toute sorte doit être cherché dans les discours qu'il prête à ses héros ; il semble que cet artifice lui soit nécessaire pour mettre en dehors toutes ses ressources de style et de pensée. SAINT-REAL (1639 — 1692) rappelle l'ardeur sombre, mais non la concision de Salluste, dans sa Conjuration de Venise (1674), qui n'est du reste qu'un roman. Un style naturel et animé, un remarquable talent de narration recommandent les ouvrages de VERTOT (1655 — 1755), qui d'ailleurs ne paraît s'être piqué ni de fidélité ni de philosophie. L'intérêt de ces histoires, s'attachant plus aux personnes qu'aux principes, n'est pas sensiblement distinct de l'intérêt du roman 3. L'épithète de judicieux est devenue inséparable du nom de l'abbé FLEURY (1640 — 1723), celle de loyal ne devrait pas l'être moins. Sa grande Histoire ecclésiastique et les Discours dont il l'a éclairée, ont prouvé que la robe de prêtre peut couvrir un véritable historien et par conséquent un véritable philosophe 5.

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<< domine tous. » 1 Histoire de France, 3 vol. in-fol. 1643-46-51. — Abrégé, par le même, 3 vol. in-4", 1668.-2 Sur Saint-Réal voy, M. de Barante, Mélanges, tome III, page 291. — Révolution de Portugal (1689, de Suède (1696), RévoJutions romaines (1719), Histoire de l'ordre de Malte (1726). Voy. une notice sur Vertot dans les Mélanges de M. de Barante, tome I, page 96.4 Histoire ecclesiastique (jusqu'en 1514), 20 vol. in-4°, Paris, 1691 et années suivantes. — Mœurs des Israélites, 1681. Mœurs des premiers chrétiens, 1692. - Les Discours sur l'histoire ecclésiastique ont été imprimés à part dès 1708. « L'abbé Fleury, dans ses excellents écrits, intéresse par son insinuante candeur, étonne par l'universalité de ses connaissances, attache toujours en exaltant la religion, parce qu'on sent que l'auteur parle de ce qu'il aime, et déploie sans effort une bonne foi et un courage de raison qui ne sont en lui que le besoin d'être sincère, en professant toujours sa belle maxime, que les vérités ne sauraient jamais étre contraires à la vérité. Maury, Essai sur Eloquence, II, 234. -5 On cite encore, sous le rapport du style, les Révolutions d'Angleterre du P. d'Orléans; et sous le rapport de l'instruction, l'histoire du même pays, par le réfugié Rapin de Thoyras. Une simplicité tou

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