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le monde moral comme dans le monde physique, en préparant des nécessités, leur a d'avance ménagé leur place dans l'ordre, ainsi qu'on prépare un gîte à l'hôte qu'on attend; car, de même qu'il ne saurait y avoir de droit contre le droit, il ne doit point y avoir de nécessité contre la nécessité. Ce qui est nécessaire est bon, et sera reconnu tel en définitive. Au lieu de déclamer contre une liberté que les méchants font mauvaise, faisons-la bonne; nous le pouvons. Les mêmes réflexions s'appliquent, je ne dirai pas à telle ou telle autre liberté, mais aux institutions les plus fondamentales de la société, mais à la propriété, au mariage, à la société elle-même le mal qu'on leur fait produire ne les accuse point il n'accuse que nous. P. L. Courier, qui eût pu donner à ces idées l'appui de son talent, ne les a pas rencontrées sur son chemin. Homme de parti, il parle la langue populaire des partis; et tenant pour convenue entre ses lecteurs et lui la légitimité de ses espérances, il n'a plus à s'occuper que de leur certitude. Sa conclusion est remarquable :

:

Toi donc, se fait-il dire par son correspondant imaginaire, toi donc, vigneron, Paul-Louis, qui seul en ton pays consens à être homme du peuple, ose encore être pamphlétaire et le déclarer hautement. Écris, fais pamphlet sur pamphlet, tant que la matière ne te manquera. Monte sur les toits, prêche l'Évangile aux nations, et tu en seras écouté si l'on te voit persécuté. Car il faut cette aide, et tu ne ferais rien sans M. de Broë. C'est à toi de parler, et à lui de montrer par son réquisitoire la vérité de tes paroles. Vous entendant ainsi et secondant l'un l'autre, comme Socrate et Anytus, vous pouvez convertir le monde. »

Voilà l'épitre que je reçois de mon tant bon ami sir John, qui, sur les pamphlets, pense et me conseille au contraire de M. Arthus B***. Celui-ci ne voit rien de si abominable, l'autre rien de si beau. Quelle différence! Et remarquez : le Français léger ne fait cas que des lourds volumes, le gros Anglais veut mettre tout en feuilles volantes : contraste singulier, bizarrerie de nature! Si je pouvais compter que delà l'Océan les choses sont ainsi qu'il me les représente, j'irais; mais j'entends dire que là, comme en Europe, il y a des Excellences, et bien pis, des héros. Ne partons pas, mes amis, n'y allons point encore. Peut-être, Dieu aidant, peut-être aurons-nous ici autant de liberté, à tout prendre, qu'ailleurs, quoi qu'en dise sir John.

Bon homme en vérité ! J'ai peur qu'il ne s'abuse, me croyant fait pour imiter Socrate jusqu'au bout. Non, détournez ce calice; la ciguë est amère, et le monde de soi se convertit assez sans que je m'en mêle, chétif. Je serais la mouche du coche, qui se passera bien de mon bourdonnement. Il va, mes chers amis, et ne cesse d'aller. Si sa marche nous paraît lente, c'est que nous vivons un instant. Mais que de chemin il a fait depuis cinq ou six siècles! A cette heure en plaine roulant, rien ne le peut plus arrêter.

JEAN-JACQUES ROUSSEAU A MALESHERBES.

Après vous avoir exposé, monsieur, les vrais motifs de ma conduite, je voudrais vous parler de mon état moral dans ma retraite; mais je sens qu'il est bien tard; mon àme aliénée d'elle-même est toute à mon corps. Le délabrement de ma pauvre machine l'y tient de jour en jour plus attachée et jusqu'à ce qu'elle s'en sépare enfin tout à coup. C'est de mon bonheur que je voudrais vous parler, et l'on parle mal du bonheur quand on souffre.

Mes maux sont l'ouvrage de la nature, mais mon bonheur est le mien. Quoi qu'on en puisse dire, j'ai été sage, puisque j'ai été heureux autant que ma nature m'a permis de l'être je n'ai point été chercher ma félicité au loin; je l'ai cherchée auprès de moi, et l'y ai trouvée. Spartien dit que Similis, courtisan de Trajan, ayant sans aucun mécontentement personnel quitté la cour et tous ses emplois, pour aller vivre paisiblement à la campagne, fit mettre ces mots sur sa tombe : J'ai demeuré soixante et seize ans sur la terre, et j'en ai vécu sept. Voilà ce que je puis dire, à quelque égard, quoique mon sacrifice ait été moindre ; je n'ai commencé à vivre que le 9 mai 1756.

Je ne saurais vous dire, monsieur, combien j'ai été touché de voir comme vous m'estimiez le plus malheureux des hommes. Le public sans doute en jugera comme vous, et c'est encore ce qui m'afflige. Oh! que le sort dont j'ai joui n'est-il connu

de tout l'univers! chacun voudrait s'en faire un semblable; la paix régnerait sur la terre : les hommes ne songeraient plus à se nuire; et il n'y aurait plus de méchants quand nul n'aurait d'intérêt à l'être. Mais de quoi jouissais-je enfin quand j'étais seul? De moi, de l'univers entier, de tout ce qui est, de tout ce qui peut être, de tout ce qu'a de beau le monde sensible, et d'imaginable le monde intellectuel; je rassemblais autour de moi tout ce qui pouvait flatter mon cœur ; mes désirs étaient la mesure de mes plaisirs. Non, jamais les plus voluptueux n'ont connu de pareilles délices, et j'ai cent fois plus joui des chimères qu'ils ne font des réalités.

Quand mes douleurs me font tristement mesurer la longueur des nuits, et que l'agitation de la fièvre m'empêche de goûter un seul instant de sommeil, souvent je me distrais de mon état présent en songeant aux divers événements de ma vie, et les repentirs, les doux souvenirs, les regrets, l'attendrissement, se partagent le soin de me faire oublier quelques moments mes souffrances. Quels temps croiriez-vous, monsieur, que je me rappelle le plus souvent et le plus volontiers dans mes rêves? Ce ne sont point les plaisirs de ma jeunesse, ils furent trop rares, trop mêlés d'amertume, et sont déjà trop loin de moi. Ce sont ceux de ma retraite, ce sont mes promenades solitaires, ce sont ces jours rapides, mais délicieux, que j'ai passés tout entiers avec moi seul, avec ma bonne et simple gouvernante, avec mon chien bien-aimé, ma vieille chatte, avec les oiseaux de la campagne et les biches de la forêt, avec la nature entière et son inconcevable auteur. En me levant avant le soleil, pour aller voir et contempler son lever dans mon jardin, quand je voyais commencer une belle journée, mon premier souhait était que ni lettres ni visites n'en vinssent troubler le charme. Après avoir donné la matinée à divers soins que je remplissais tous avec plaisir, parce que je pouvais les remettre à un autre temps, je me hâtais de diner pour échapper aux importuns, et me ménager un plus long après-midi. Avant une heure, mème les jours les plus ardents, je partais par le grand soleil avec le fidèle Achate, pressant le pas, dans la crainte que quelqu'un ne vint s'emparer de moi avant que j'eusse pu m'esquiver; mais

quand une fois j'avais pu doubler un certain coin, avec quel battement de cœur, avec quel petillement de joie je commençais à respirer en me sentant libre, en me disant : Me voilà maitre de moi pour le reste de ce jour! J'allais alors d'un pas plus tranquille chercher quelque lieu sauvage dans la forêt, quelque lieu désert où rien, ne montrant la main des hommes, n'annonçât la servitude et la domination, quelque asile où je pusse croire avoir pénétré le premier, et où nul tiers importun ne vint s'interposer entre la nature et moi. C'était là qu'elle semblait déployer à mes yeux une magnificence toujours nouvelle. L'or des genêts et la pourpre des bruyères frappaient mes yeux d'un luxe qui touchait mon cœur; la majesté des arbres qui me couvraient de leur ombre, la délicatesse des arbustes qui m'environnaient, l'étonnante variété des herbes et des fleurs que je foulais sous mes pieds, tenaient mon esprit dans une alternative continuelle d'observation et d'admiration : le concours de tant d'objets intéressants qui se disputaient mon attention, m'attirant sans cesse de l'un à l'autre, favorisait mon humeur rêveuse et paresseuse, et me faisait redire en moimême : Non, Salomon dans toute sa gloire ne fut jamais vėtu comme l'un d'eux.

Mon imagination ne laissait pas longtemps déserte cette terre ainsi parée. Je la peuplais bientôt d'ètres selon mon cœur, et chassant bien loin l'opinion, les préjugés, toutes les passions factices, je transportais dans les asiles de la nature des êtres dignes de les habiter. Je m'en formais une société charmante, dont je ne me sentais pas indigne; je me faisais un siècle d'or à ma fantaisie, et remplissant ces beaux jours de toutes les scènes de ma vie qui m'avaient laissé de doux souvenirs, et de toutes celles que mon cœur pouvait désirer encore, je m'attendrissais jusqu'aux larmes sur les vrais plaisirs de l'humanité; plaisirs si délicieux, si purs, et qui sont désormais si loin des hommes. Oh! si dans ces moments quelque idée de Paris, de mon siècle et de ma petite gloriole d'auteur, venait troubler mes rêveries, avec quel dédain je la chassais à l'instant, pour me livrer sans distraction aux sentiments exquis dont mon âme était pleine! Cependant au milieu de tout cela,

je l'avoue, le néant de mes chimères venait quelquefois la contrister tout à coup. Quand tous mes rêves se seraient tournés en réalités, ils ne m'auraient pas suffi; j'aurais imaginė, rêvė, désiré encore. Je trouvais en moi un vide inexplicable, que rien n'aurait pu remplir; un certain élancement de cœur vers unc autre sorte de jouissance dont je n'avais pas d'idée, et dont pourtant je sentais le besoin. Eh bien, monsieur, cela même était jouissance, puisque j'en étais pénétré d'un sentiment trèsvif et d'une tristesse attirante, que je n'aurais pas voulu ne pas avoir.

Bientôt, de la surface de la terre, j'élevais mes idées à tous les êtres de la nature, au système universel des choses, à l'être incompréhensible qui embrasse tout. Alors, l'esprit perdu dans cette immensité, je ne pensais pas, je ne raisonnais pas, je ne philosophais pas; je me sentais avec une sorte de volupté accablé du poids de cet univers; je me livrais avec ravissement à la confusion de ces grandes idées ; j'aimais à me perdre en imagination dans l'espace; mon cœur resserré dans les bornes des êtres s'y trouvait trop à l'étroit, j'étouffais dans l'univers, j'aurais voulu m'élancer dans l'infini. Je crois que si j'eusse dévoilé tous les mystères de la nature, je me serais senti dans une situation moins délicieuse que cette étourdissante extase à laquelle mon esprit se livrait sans retenue, et qui, dans l'agitation de mes transports, me faisait écrier quelquefois, O grand Être ! sans pouvoir dire ni penser rien de plus.

Ainsi s'écoulaient, dans un délire continuel, les journées les plus charmantes que jamais créature humaine ait passées : et quand le coucher du soleil me faisait songer à la retraite! étonné de la rapidité du temps, je croyais ne pas avoir assez mis à profit ma journée, je pensais pouvoir en jouir davantage encore ; et pour réparer le temps perdu, je me disais : Je reviendrai demain.

Je revenais à petits pas, la tête un peu fatiguée, mais le cœur content; je me reposais agréablement au retour, en me livrant à l'impression des objets, mais sans penser, sans imaginer, sans rien faire autre chose que sentir le calme et le bon heur de ma situation. Je trouvais mon couvert mis sur la ter

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